Monothéisme et Trinité. Le problème de Dieu et de l'Homme et ses implications sur la vie concrète de notre société

Monothéisme et Trinité

Le problème de Dieu et de l'Homme

et ses implications sur la vie concrète de notre société

par P. Samir Khalil Samir, S.J.

Je suis quelque peu embarrassé, ne sachant comment aborder le sujet. Mon embarras vient de ce que, en vérité, il y a deux sujets distincts qu'on voudrait relier entre eux: d'une part, la question de Dieu, en islam et en christianisme (et par voie de conséquence celle du monothéisme absolu et du monothéisme trinitaire); d'autre part, la question de l'homme, en islam et en christianisme.

C'est pourquoi, il serait préférable de traiter le sujet en deux étapes: tout d'abord, la vision que chaque religion se fait de Dieu; ensuite, qu'est-ce que cette vision entraîne aux niveaux familial, social, culturel et politique? Quelles sont les implications de cette vision de Dieu sur la vie concrète?

Si j'ai ainsi divisé mon sujet, c'est parce qu'il est immense, même si cela semble très simple. En effet, cela entraîne, au plan théologique, deux approches intégrales et distinctes.

La question que beaucoup de personnes fréquemment me posent est la suivante: "Est-ce que nous adorons le même Dieu, chrétiens et musulmans? Est-ce que musulmans et chrétiens ont le même Dieu"?

Je suis toujours embarrassé par la question. Car il est évident qu'il n'y a qu'un seul Dieu, que nous nommons tous Allâh. Par le fait même, quand nous parlons, musulmans et chrétiens, de Dieu, nous parlons du même Dieu. Mais d'un autre côté, il est certain que notre conception de Dieu, notre représentation de Dieu, n'est pas la même. On peut donc dire que nous adorons tous le même Dieu et que cependant nous le comprenons différemment.

A. INTRODUCTION: UN SEUL DIEU

Les trois monothéismes (juif, chrétien et musulman) sont liés entre eux culturellement. Ce n'est pas un hasard si la tradition de l'Église catholique regroupe ces trois religions sous un même nom, le monothéisme, et le contredistingue d'autres fois en Dieu. En effet, dans ces trois religions , retrouvons-nous un Dieu unique, créateur de tout ce qui existe (qu'il s'agisse du bien ou du mal) et personnel (c'est-à-dire qui a une relation personnelle à l'homme). Pour autant que je sache, on ne trouve ces trois éléments constitutifs du Dieu monothéiste (unique, créateur et personnel) en aucune autre religion. C'est ce qui justifie qu'on ne parle de monothéisme que pour ces trois religions, et l'on pourrait dire qu'on a affaire à un monothéisme en trois formes différentes.

De plus, les trois religions revendiquent une commune appartenance, ou une commune dépendance par rapport à un certain nombre de figures communes. En particulier, les trois religions reconnaissent Abraham comme étant leur père dans la foi. A côté de ce père commun (mais qu'ils ne reconnaissent pas nécessairement comme leur étant commun!), ils se disent liés à de nombreuses figures bibliques: Adam, Abel, Noé, Moise, etc. Les deux dernières religions (christianisme et islam) reconnaissent aussi en Jésus une figure éminente envoyée par Dieu.

La tradition commune aux trois religions est la tradition biblique. Pour les juifs, ce fonds commun est seulement l'Ancien Testament; pour chrétiens et musulmans, ce fonds commun inclut aussi le Nouveau Testament (du moins en théorie). Pour les musulmans, cela inclut en outre le Coran.

C'est ce qui explique, soit dit en passant que le musulman se considère toujours comme le prolongement et l'achèvement du monothéisme et de la tradition abrahamique, comme étant la religion parfaite, puisqu'elle englobe tout ce que Dieu a révélé dans l'Ancien et le Nouveau Testament (pensent-ils), mais y ajoute dans le Coran d'autres éléments qui rectifient et complètent les révélations précédentes.

C'est ce qui explique aussi la conviction qu'a tout musulman, non seulement d'être la religion la plus parfaite, mais aussi la religion la plus tolérante, puisqu'il accueille dans le Coran tous les prophètes du judaïsme et du christianisme, voire du paganisme. En réalité, quiconque étudie le texte coranique avec précision, se rend compte que, dernière ce langage ou ce vocabulaire commun, se dégage une énorme différence dans l'interprétation de ces textes; de même que, dernière ces figures communes, se révèle une très grande différence dans l'interprétation tant des figures et des personnages que du contenu de leur message.

Je n'aurai pas le temps de développer cela. Je vous signale seulement un exemple: les musulmans disent de Jésus qu'il est le "verbe de Dieu" (kalimat Allâh); ils ajoutent aussi (ce qui n'est pas dans le Nouveau Testament) qu'il est "l'esprit de Dieu" (rûh Allâh). Ils disent qu'il est né de Marie et de l'Esprit Saint (rûh al-Qudus) (ou littéralement Esprit du Saint, conformément à la tradition syriaque) et reconnaissent qu'il n'est pas né d'un homme, d'une père. Cependant, ils ne donnent absolument pas à ces termes essentiels du christianisme le sens qu'ils ont dans le christianisme; non pas par malveillance, ou par désir de déformer le christianisme, mais parce que c'est comme cela qu'ils ont compris ces termes.

Il y a donc, comme on peut le constater un fonds commun très important, mais aussi très ambiguë, du fait que, sous des termes communs, nous mettons des réalités différentes. En fait, il est plus trompeur d'utiliser des termes communs dans des sens différents, que d'utiliser des termes différents.

B. TROIS APPROCHES DE DIEU

Je reviens donc à ce que je disais, à savoir que, s'il est vrai que nous reconnaissons tous les trois (juifs, chrétiens et musulmans) un Dieu unique, un Dieu créateur, un Dieu personnel. Il est également vrai que, d'autre part, la représentation que chacun des trois se fait de ce Dieu est différente.

1. La conception juive de Dieu

a) Conception du judaïsme primitif

Pour les Juifs, c'est le Tout-puissant qui s'est choisi un peuple pour être son messager, son porte-parole pour l'humanité, un peuple qu'il libère de la servitude (fait historique, raconté dans le livre de l'Exode) et qu'il accompagne au long de ses pérégrinations jusqu'à la terre promise (les quarante ans au désert) et tout au long de l'Histoire. Il s'agit donc d'une relation personnelle historique entre Dieu et un peuple, son peuple. Ce Dieu se révèle à lui à travers ses prophètes, c'est-à-dire à travers ses messagers qui ont pour mission de faire connaître Dieu dans son vrai visage, mais aussi de préparer ce peuple à accueillir et à reconnaître le Messie promis, celui qui libérera le peuple (mais aussi toute l'humanité) définitivement.

Cette conception du Messie, essentielle pour le christianisme qui en dérive, évoluera au fur et à mesure. Dans un premier temps, le Messie est conçu comme un libérateur, au sens politique du mot. Petit à petit, à travers les vicissitudes de l'histoire, à travers les défaites et les déboires de ce peuple juif, à travers les exils et les déportations, la notion même du Messie va évoluer.

b) Spiritualisation de cette vision chez les prophètes postérieurs

D'un Messie politique, le roi messianique libérateur, on passera à un Messie ayant une mission morale et spirituelle, puisqu'en effet il n'y a plus de roi, que le royaume est détruit, la royauté abolie et le peuple déporté. Alors commence, à travers les derniers prophètes, une vision spirituelle du Messie.

Le christianisme vient s'embrancher sur cette dernière étape de la vision du judaïsme. Il n'est que le prolongement naturel de ce que les prophètes ont annoncé. On voit bien comment le salut, qui est conçu dans le judaïsme comme étant fruit du don de Dieu, mais aussi fruit de l'application de la Loi dans tous ses détails (dans cette vision, c'est l'application littérale de la Loi qui sauve l'homme) va petit à petit évoluer vers une intériorisation de la Loi (on connaît les beaux textes de Jérémie: "Je mettrai ma Loi dans leurs cœurs ... Je changerai leurs cœurs de pierre en cœurs de chairs" ): ce ne sont plus les tables de la Loi qui sauvent l'homme, mais la Loi intériorisée. Cette vision sera celle du Nouveau Testament.

Ainsi donc, les prophètes évoluent en réalité avec le peuple vers une spiritualisation du judaïsme, de la Loi et de la notion messianique, vers une spiritualisation de la notion de Dieu qui n'apparaît plus comme un chef militaire (le Dieu des armées, Yahvé Sabaoth), mais qui se présentera comme le Dieu personnel et personnalité, qui parle au cœur ("je l'emmènerai au désert et je lui parlerai cœur à cœur" ). Il garde néanmoins certaines caractéristiques du Dieu antique: le tout-puissant, vengeur, victorieux, qui écrase, fait ce qu'il veut ("je fais miséricorde à qui je fais miséricorde, et je punis qui je punis!"). Il se révèle à Israël comme père, voire comme mère, qui prend son peuple sur ses genoux (expression biblique).

On voit bien comment les prophètes, ces messagers de Dieu, évoluent et font évoluer le peuple vers une spiritualisation de toutes les notions fondamentales du judaïsme. Cette vision n'est pas opposée à la première, quoiqu'elle soit assez différente.

Ceci explique l'accueil assez large fait au Christ quand il apparaît et sa reconnaissance par beaucoup comme le Messie attendu. S'il n'y avait pas eu ce mouvement prophétique des derniers siècles du judaïsme, le Christ n'aurait pas pu être reconnu comme le Messie attendu. Mais d'autre part, ce cheminement spirituel étant une lecture personnelle que le juif fait de la Bible et la reconnaissance du Christ comme étant le Messie annoncé et attendu étant un acte personnel d'adhésion à cette personne, on comprend pourquoi la majorité des juifs va refuser de reconnaître en cet homme le Messie attendu, tandis qu'une minorité va le reconnaître. Telle est l'image que le judaïsme offre de Dieu.

c) Un Dieu inséré dans l'histoire d'un peuple et du monde

Mais ce Dieu est aussi inséré dans l'histoire d'un peuple et par là du monde. Je souligne ce point, parce qu'il me semble capital dans la vision judéo-chrétienne, alors qu'il est pratiquement absent de l'islam. Le fait que la révélation biblique s'étale sur des siècles, qu'Abraham se situe vers 1900 avant le Christ et qu'il y a donc une évolution continue à travers ce Livre qu'est la Bible, va donner aux juifs (et par conséquent aux chrétiens) une vision de la révélation qui est en perpétuelle évolution, et non pas une vision figée de la révélation.

Cela s'oppose absolument à la conception musulmane de la révélation, où le mot arabe utilisé est tanzil, qui signifie "descente". Pour les musulmans, le Coran est matériellement "descendu" sur Muhammad, qui n'a fait que le retransmettre oralement. Car l'original du Coran (umm al-Kitab), selon les musulmans, est écrit dans le ciel, d'où il est descendu sur Muhammad. Celui n'a rien fait d'autre que de le retransmettre à son peuple, par petites sections, au fur et à mesure des besoins. Le texte coranique se présente donc comme un bloc solide, qui n'admet pas d'évolution. Cette vision, on s'en doute, a des conséquences considérables sur la vie quotidienne des musulmans, les empêchant le plus souvent d'interpréter leur texte sacré en fonction des connaissances et des besoins de l'époque.

2. La conception chrétienne de Dieu

a) Le christianisme est une prolongation intériorisante de l'Ancien Testament

Pour les Chrétiens, tout ce qui a été dit du judaïsme reste, bien sûr, vrai. Il ne peut être question d'éliminer quelque élément que ce soit de la tradition biblique, de l'Ancien Testament. Je dis cela parce que nous trouvons sans cesse, dans l'histoire de l'Église, des sectes qui vont chercher à éliminer certains éléments de l'Ancien Testament, voire à le refuser en totalité. Ici même au Liban cette tendance est très nette chez tous ceux qui se trouvent dans la mouvance du PSS (Parti Social Syrien): ils vont simplement refuser l'Ancien Testament, le considérant souvent comme absolument barbare.

Étant donc entendu que rien de l'Ancien Testament ne peut être rejeté (et ceci est une vérité de foi indiscutable), le christianisme se présente comme une prolongation intériorisante de l'Ancien Testament. En d'autres termes, il est vrai que Dieu est le tout-puissant et même le Dieu vengeur, qui fait ce qu'il veut comme Il veut. Mais là n'est pas l'accent; l'accent va porter sur le Dieu père. Si bien que le seul mot araméen retenu dans le Nouveau Testament pour désigner Dieu sera le mot "Abba", que les apôtres et les disciples (et Paul mystiquement) ont entendu de la bouche même du Christ. Les apôtres ont enregistré tel quel ce mot, y ajoutant la traduction grecque, probablement parce que cela les avait étonnés; ils avaient entendu le Christ s'adresser à Dieu en l'appelant "abba", père! Certains linguistes disent même que ce terme serait l'équivalent de "papa", plutôt que de "père". C'est dire quelle intimité signifie cette appellation.

b) Le Dieu de Jésus-Christ se révèle donc comme le Dieu père, le Dieu amour

Le Dieu de Jésus-Christ se révèle donc comme le Dieu père, le Dieu amour: "Dieu a tant aimé le monde qu'il a livré son Fils unique ..." (Jean 3, 16). Saint Jean donnera même cette définition de Dieu: "Dieu est amour" (1 Jean ). Dieu se révèle donc à nous comme le Dieu qui fait tout par amour, qui crée le monde par amour, qui s'incarne par amour, qui se livre à nous sur la croix par amour. Et cet amour se poursuit tous les jours, en ce que nous appelons la Providence divine, qui nous accompagne au long des jours. La caractéristique essentielle est que ce Dieu a tout fait par amour, depuis la création du monde jusqu'à l'instant présent, parce qu'il est l'Amour. Ce point est pour moi capital.

c) Désormais, Dieu ne se révèle plus au monde par ses prophètes, mais par son propre Fils

Dieu ne se révèle plus désormais au monde par ses prophètes, puisque la mission des prophètes était de faire connaître le vrai visage de Dieu au monde, mais aussi de préparer le monde à reconnaître le Messie. Or le Messie est là, et le Royaume est déjà parmi nous.

Le seul prophète du Nouveau Testament, d'après le Christ lui-même, c'est Jean-Baptiste. Pour les chrétiens, c'est le dernier et le sceau (sigillum) des prophètes. Après lui, il ne peut plus y avoir de prophètes. En effet, Jean-Baptiste non seulement annonce le Christ comme tous les prophètes de l'Ancien Testament, mais il le montre du doigt: "Voici l'agneau de Dieu!", geste que la liturgie romaine rappellera à chaque eucharistie: "Ecce agnus Dei". Désormais, le temps des prophètes est achevé, et c'est ce que comprennent les deux disciples de Jean-Baptiste qui l'abandonnent pour suivre le Christ, selon le désir même de Jean.

Le dernier des prophètes étant Jean-Baptiste, Dieu ne se révèle plus au monde par ses prophètes, mais par son propre Fils, qui est sa Parole même, qui est ce Messie promis et attendu. Jean-Baptiste est le dernier des prophètes, qui désigne du doigt le Messie et annonce que le Royaume de Dieu est désormais présent.

d) Le Christ est la parole même de Dieu, sa bonne nouvelle

Le Christ ne se présente pas lui-même comme prophète; ce sont les juifs qui parfois l'appellent ainsi. Il se reconnaît au contraire comme le Messie. Il n'est pas le porte-parole de Dieu (comme le sont les prophètes), mais la parole même de Dieu. C'est ce qu'a bien compris Jean l'évangéliste, qui osera utiliser ce terme pour le désigner. C'est sans doute la première fois, dans l'histoire de l'humanité, que quelqu'un utilise le terme "parole de Dieu" pour personnaliser quelqu'un. La parole est devenue chair, personne, homme.

Le Christ est donc lui-même la révélation même de Dieu, et non pas le transmetteur de cette parole. Il est le message et le messager. C'est ce qui explique que les Evangiles, qui sont la "Bonne Nouvelle" de Dieu, la Bushra, sont centrés sur le Christ puisque c'est Lui cette Bonne Nouvelle.

Il y a là une différence fondamentale avec l'islam, qui ne comprend pas du tout l'Évangile. Bien plus, le musulman traditionnel, s'il lui arrive de lire l'Évangile, a une double réaction: d'une part, il en apprécie l'enseignement et notamment les sections didactiques où le Christ parle de Dieu et du Royaume; d'autre part et en même temps, il estime que ceci ne peut être la parole même de Dieu descendue sur Jésus.

En effet, nos Evangiles se présentent un peu comme une biographie du Christ; et cela correspond pour lui à la Sírah Nabawiyyah, a la biographie de Mahomet, dont il existe plusieurs rédactions à partir du deuxième au huitième siècle. Or ces biographies ne sont évidemment pas inspirées par Dieu. C'est pourquoi, les musulmans sont choqués quand nous leur disons que nos Evangiles sont la parole de Dieu révélée. C'est un des motifs qui leur fait dire que nous avons falsifié ou faussé nos Ecritures (tahrif al-Ingil), car une révélation devrait contenir seulement les paroles mêmes prononcées par Dieu.

Mais précisément, si l'Evangile se présente ainsi, comme une biographie du Christ intégrant ses faits et gestes et paroles, c'est parce que le contenu de la Révélation n'est autre que la personne du Christ. En parlant du Christ, je dis qui est Dieu, je le décris. Et le fait même que nos Evangiles soient une sorte de vie du Christ, confirme ce que les apôtres ont compris dès le départ, à savoir que cet homme Jésus n'est autre que Dieu révélé dans la chair.

Telle est la vision chrétienne de Dieu. Désormais, pour connaître Dieu, je dois regarder le Christ, connaître le Christ, "image du Dieu invisible" (Colossiens).

3. La conception musulmane de Dieu

a) Reprise de la conception juive de Dieu adaptée au contexte arabe

La vision musulmane de Dieu est en réalité assez proche de la conception juive de Dieu. Ceci s'explique, je crois, de deux manières. D'une part culturellement, par le fait que la situation du judaïsme naissant, avec ses patriarches bédouins et ses douze tribus, est assez proche du milieu culturel de l'Arabie. D'autre part historiquement, par le fait que l'influence juive a été sensiblement plus forte dans la vie de Mahomet que l'influence chrétienne. En effet, les juifs étaient fortement représentés à Médine, la ville du prophète, là où Muhammad a vécu les dix dernières années de sa vie, de 622 à 632. Certes, il a combattu les juifs à Médine en 624, les forçant à se convertir ou à quitter la ville, il n'en reste pas moins vrai que le message coranique et les pratiques musulmanes sont fortement marqués par l'influence du judaïsme.

L'islam reprend donc la conception de Dieu qui était celle des juifs, mais va la repenser d'après le contexte culturel de la péninsule arabique. Dieu y apparaît comme le monarque absolu, ou plutôt comme le chef de tribu ayant pleins pouvoirs, qui est tout-puissant et décide seul ce qu'il faut faire et dont la décision est indiscutée et irrévocable. Comme le chef de tribu défend sa tribu en attaquant les autres si nécessaire, ainsi Dieu est le Dieu vengeur et toujours victorieux.

Mais il est aussi celui qui pardonne à qui il veut, comme il veut; qui fait miséricorde à qui il veut faire miséricorde, car il n'a de compte à rendre à personne. C'est le tout-puissant qui se penche vers ses sujets (= littéralement "soumis"). Bref, il détient le privilège du prince, qui a le droit de condamner ou de sauver. C'est parce qu'il est tout-puissant (al-Qadìr, al-Gabbár), qu'il est aussi miséricordieux (al-Rahmán, al-Rahim).

b) Différence entre Miséricordieux et Père, faible influence du christianisme

Cependant, la notion de miséricordieux est très éloignée de celle de "père" et plus encore de "mère". Je constate cela aujourd'hui avec mes étudiants en théologie islamique, ceux qui se destinent a être imâms: quand je présente le christianisme et que je leur dis que Dieu y est normalement appelé "le Père" et que nous utilisons à tout moment ce vocable dans notre prière habituelle, celle enseignée par le Christ (le "Notre Père"), ils sont choqués. Cela les heurte.

On voit par là que le christianisme a exercé peu d'influence profonde sur Muhammad et sur l'islam naissant. Il est vrai qu'il y avait à la Mekke, la ville de Muhammad, des chrétiens: soit les Ahbás (Ethiopiens) qui étaient comme la garde militaire de la ville, soit des individus devenus chrétiens. Bien plus, la tradition musulmane nous dit qu'un cousin de Khadigah (l'épouse de Muhammad), qui s'appelait Waraqah Ibn Nawfal, était chrétien (les musulmans disent qu'il était évêque, mais cela n'est pas exact, car il n'y avait pas d'évêque a la Mekke). Selon cette tradition, c'est lui qui aurait officialisé le mariage de Muhammad et de Khadigah, mariage demeuré monogame et indissoluble jusqu'au décès de Khadigah (chose étonnante, Muhammad n'ayant pris aucune concubine pendant toute cette période ni épousé d'autre femme, et qui pourrait être une confirmation de ce que ce mariage avait été scellé par Waraqah le chrétien). Cependant, l'influence chrétienne se révèle plutôt faible sur le droit islamique et sur sa conception de Dieu.

c) Dieu révélé à Adam à qui il enseigne l'islam, seule vraie religion

C'est le Dieu qui s'est fait connaître, dès le départ, à Adam, lui enseignant la soumission totale à la volonté divine, l'islam (sens premier du mot). L'islam est la religion que Dieu a mise au coeur de l'homme, en Adam. Si bien qu'Adam (selon le Coran) était muslim, c'est-à-dire "soumis [à Dieu]" mais aussi musulman. De même, selon le Coran, Abraham et tous les prophètes étaient musulmans, comme aussi les Apôtres. Jésus aussi était muslim, et quand il reviendra, au jour du jugement, il déclarera publiquement son islam.

Je signale ici, entre parenthèses, une belle formule coranique: inna d-din 'inda Alláh al-lslam, que les musulmans traduisent généralement par: "la vraie religion est l'islam". Dans un article que j'ai publié en l'honneur du Père Maurice Borrmans, j'ai expliqué cette formule d'après son sens étymologique, à savoir que " l'attitude religieuse vraie consiste à se soumettre a Dieu". On voit l'énorme différence qu'il y a entre les deux interprétations: la première, qui n'est pas le sens coranique originel, entraîne une prise de position étroite par rapport à toutes les autres religions; tandis que la seconde, qui correspond au sens coranique originel, désigne l'attitude fondamentale du croyant, de tout croyant.

J'ai explique ensuite que, selon cette formule coranique, Jésus est le vrai muslim, bien plus, qu'il est le musulman par excellence, car il est le seul qui se soit totalement livré à Dieu, son père, qui se soit totalement et volontairement soumis à Dieu, jusqu'à donner sa vie, jusqu'à " rendre l'esprit" reçu de Dieu, sur la croix, selon l'expression de saint Jean.

Telle est la vision musulmane de Dieu, et cela indique en même temps le type de relation de l'homme à Dieu. L'islam c'est la soumission totale à Dieu, laquelle procure le salut. Cette soumission implique l'application de la Loi divine dans ses moindres détails, tout comme dans le judaïsme. Cette soumission est innée en l'homme, en Adam. C'est pourquoi, tout être humain normal est, par nature musulman. Un hadit célèbre (c'est-à-dire une parole attribuée à Muhammad) dit: "Tout être humain naît musulman, et ce sont ses parents qui le font juif, mazdéen ou chrétien".

Un autre hadit, non moins célèbre, dit: "al-íslám din al-fitrah". La traduction islamiste est: "l'Islam est la religion naturelle, c'est-à-dire la religion de l'être tel qu'il a été créé par Dieu, en son état naturel" La traduction étymologique est: "La soumission à Dieu est l'attitude naturelle". Ici encore on voit combien l'interprétation du mot Islam comme aussi du mot din modifie le sens de la phrase.

Bref, pour les Musulmans, Dieu est le Tout Puissant, le Vainqueur, celui qui s'impose à l'Homme et en reçoit adoration et soumission totale; mais il est aussi le miséricordieux, qui pardonne à qui il veut, comme il veut. Il s'est fait connaître à Adam lui révélant la soumission totale (l'islam) et après lui à une foule de prophètes connus et inconnus, notamment à Abraham, Moïse et Jésus. En dernier lieu, il s'est révélé à Muhammad, qui est le "sceau des prophètes" et apporte la perfection de la religion et de la révélation.

Dieu se présente donc comme ce roi tout-puissant, ce monarque absolu.

C. LA TRINITÉ

l. Introduction: la présentation coranique de la Trinité

"De Deo uno et trino", comme on disait autrefois. Le Coran (et les musulmans par la suite) nous reprochent de croire en la Trinité. A plusieurs reprises, le Coran répète cette admonition faite. aux chrétiens: "Ne dites pas trois, cessez, ce sera mieux pour vous". C'est une menace.

Dans un cas, le Coran précise les membres de cette Trinité. Il s'agit alors de Dieu, Marie et Jésus: "O Jésus, est-ce toi qui a dit à tes disciples: Adorez-moi, moi et ma mère, à côté de Dieu? Voici l'explication possible de cette erreur. Jésus étant pour les chrétiens le Fils de Dieu (ce que le Coran leur reproche dans un passage) et Marie étant la mère de Jésus, on peut en déduire que Dieu et Marie ont engendré Jésus.

Cela se comprend dans le contexte culturel de l'Arabie, où les dieux et les déesses s'unissaient entre eux pour engendrer des fils. La déesse est alors appelée compagne (sahibah) dans le Coran. Nous trouvons une allusion à cette même mythologie dans la Bible (en Genèse 6/1-4), où l'on voit les fils des dieux descendre sur la terre pour s'unir aux filles des hommes qui étaient si belles, pour engendrer des géants, les Amalékites (al-'Amáliqah). C'est contre ces conceptions païennes que le Coran réagit, assimilant la Trinité à ces mythes arabes du paganisme. La Trinité est perçue comme étant une forme, un peu sublime de ce polythéisme; elle est, par le fait même, rejetée par le Coran.

On peut se demander pourquoi l'Esprit Saint n'est pas mentionné dans cette Trinité coranique, alors que l'Esprit Saint (Ruh al-Qudus) est mentionné trois fois dans le Coran. C'est que l'Esprit dans le Coran signifie, en fait, l'ange ou l'ange Gabriel. Ainsi, dans le récit coranique de l'Annonciation (Coran 3 et 19), récit qui est d'une grande beauté stylistique, c'est l'Esprit de Dieu qui vient trouver Marie et qui dialogue avec elle. L'Esprit n'est pas un être incorporel, mais un ange, un homme de belle stature (insanan sawiyyan), comme c'est d'ailleurs le cas dans la Bible. C'est pour cela que, dans l'unique mention coranique de la Trinité, l'Esprit n'y apparaît pas.

2. Trinité présentée aux musulmans

Dans ces conditions, comment faire comprendre aux musulmans que la Trinité n'est pas opposée au monothéisme. mais qu'elle en est le couronnement?

a) Présenter la vision chrétienne de l'existence à partir de la conception de Dieu comme Père et comme Amour

Ma réflexion théologique personnelle, élaborée à partir du contexte musulman, m'a amené à trouver la clef du problème dans la parole de saint Jean: "Dieu est Amour" , parole qui rejoint le thème de Dieu est Père. L'effort qui nous est demandé est d'essayer de présenter toute la foi chrétienne et les sacrements, ainsi que la morale chrétienne, la pratique chrétienne et la vie chrétienne, en un mot toute la vision chrétienne de l'existence uniquement à partir de la conception de Dieu comme Père et comme Amour. Je voudrais expliquer ici le pourquoi de cette approche.

Ce que le musulman reproche aux chrétiens c'est d'avoir une religion très compliquée, dans ses dogmes comme dans la croyance en général. Alors que le musulman, quand on lui demande ce qu'est l'islam, peut répondre par la profession de foi (la sahádah), qui tient en une petite phrase.

Je me souviens d'une expérience faite au Caire vers 1977, dans le cadre du groupe islamo-chrétien de Al-lha' al-dini: nous nous rencontrions tous les mois, évêques prêtres et laïcs chrétiens d'une part, imâms et laïcs musulmans d'autre part, chacun exposant à tour de rôle à l'autre sa foi. Cette fois-ci, c'était le P. Sakis, un prêtre grec-catholique d'Héliopolis, qui présentait la foi chrétienne aux musulmans. C'était un bon théologien, qui résuma correctement les dogmes et la pratique chrétienne. Il présenta les principaux "mystères" de la foi (Trinité, incarnation, Rédemption), puis les sept "sacrements". Or, mystère et sacrement se disent en arabe sirr (pluriel asrár)et en grec mysterion (pluriel mysteria), qui signifie "secret, mystère".

Quand il eut achevé son exposé, un imâm assis à côté de moi se leva et dit: "Si je comprends bien, votre religion est faite entièrement de mystères (asrár) que l'on ne peut comprendre".

J'aurais voulu lui répondre qu'en réalité un mystère n'est pas quelque chose que l'on ne peut comprendre, mais que l'on ne finira jamais de comprendre, à cause de sa richesse et de sa profondeur. Plus je comprends quelque chose, plus je découvre qu'il y a encore beaucoup à comprendre. C'est comme Dieu: plus j'avance dans la connaissance de Dieu, plus je découvre que je n'ai rien compris à Dieu. Dieu se révèle ainsi comme étant un puits sans fond, ou mieux encore une source intarissable. En ce sens, notre religion est vraiment une religion à mystères, car c'est une source intarissable de vie et de connaissance.

b) Le christianisme est une religion compliquée, irrationnelle et idéaliste

Il n'en reste pas moins que le musulman nous reproche d'avoir une religion compliquée, irrationnelle et idéaliste.

Compliquée, parce que le Credo chrétien est beaucoup plus développé que le Credo musulman. Pour le musulman, il suffit de dire "Il n'y a de Dieu que Dieu et Muhammad est son prophète", pour être officiellement musulman. Le chrétien lui doit d'abord réciter le Credo de Nicée. Paul VI a même complété ce Credo par un texte propre plus développé. Les papes aiment bien ajouter de temps en temps quelque dogme nouveau.

Irrationnelle, parce que nous disons que Dieu est un et trine, que le Christ est Dieu et homme, etc. Alors que l'islam est une religion rationnelle (disent-ils) et simple. Le christianisme est plein de mystères et de vérités absconses et incompréhensibles.

Idéaliste, car le christianisme propose une morale très belle et très noble, mais totalement inaccessible, et chacun sait que personne ne vit cet idéal. "Ainsi, nous disent-ils, vous reprochez à l'islam d'être une religion de la facilité, vous nous reprochez la polygamie, etc. Allez donc voir ce que font les chrétiens en Occident et comment ils vivent: chacun a un amant ou une amante hors du mariage! Mieux vaut la polygamie officielle!". Telle est l'image que le christianisme donne souvent de lui-même aux musulmans.

3. Réflexion à partir de la théologie arabe chrétienne médiévale

Ainsi donc, la demande que chaque chrétien arabe est amené à se poser est la suivante: "Comment puis-je présenter ma foi chrétienne de manière simple (comme la sahádah musulmane), de manière claire et rationnelle, de manière réaliste.

Depuis une vingtaine d'années, j'essaie d'élaborer une telle théologie chrétienne en contexte musulman. La clef m'en a été fournie par les théologiens arabes du 9ème au 13ème siècles, notamment: Abu Ra'itah Habib Ibn Hudayfah al-Takriti (syriaque d'Irak, qui écrit vers 820), le grand philosophe Abu Zakariyya Yahyá lbn 'Adí (syriaque d'Irak, qui écrit vers 940), l'évêque Bulus al-Busi et le théologien Abu al-Fada'il Safiyy al-Dawlah lbn al-'Assál (tous deux coptes du Caire qui écrivent vers 1240). Ces quatre auteurs présentent les diverses données de la foi chrétienne à partir d'une seule notion: Dieu est amour (Allâh est le Gawwád, le Bon ou le Très Généreux, terme qui correspond chez les philosophes arabes au grec Agathos). Tous les dogmes chrétiens découlent de cette unique vérité.

Voici comment on pourrait présenter cela, en s'inspirant de ces divers auteurs.

a) Pourquoi Dieu a-t-il créé le monde? Par amour

Le point de départ, commun aux chrétiens et aux musulmans, c'est que Dieu est l'unique créateur de tout ce qui existe. Ceci étant acquis, la question qu'ils se posent est la suivante: Pourquoi Dieu a-t-il créé le monde? Est-ce parce qu'il avait besoin de l'homme, parce que quelque chose lui manquait? A Dieu ne plaise! Cela est impensable: Dieu se suffit à lui-même. Est-ce qu'il l'a créé sans but précis, comme par jeu (abatan, comme dit le Coran, expression que l'on retrouve chez les penseurs arabes chrétiens anciens)? A Dieu ne plaise! Il ne fait rien sans motif.

Alors, pourquoi Dieu a-t-il créé le monde, et l'Homme en particulier? Si cela ne peut être ni par besoin, ni par jeu, ni sans motif, ... cela ne peut être que par bonté, amour, affection, miséricorde, compassion, etc. On trouve plusieurs termes arabes pour exprimer le motif de la création: rahmah, rafah, hanán, tahannun, wudd, gud, etc.

Ce dernier terme, gud, sera le plus fréquent. Il correspond à la fois à l'agatheia des philosophes grecs et à l'amour des penseurs chrétiens. Les termes hubb et mahabbah, aujourd'hui habituellement utilisés par les chrétiens (surtout le dernier), ne se trouvent pratiquement pas chez les penseurs arabes chrétiens médiévaux. Le motif en est que ces termes ne sont pas utilisés par les musulmans pour parler de Dieu, même s'il est vrai qu'on trouve occasionnellement dans le Coran le verbe ahabba appliqué à Dieu (cf. Coran ??), et que le premier terme, hubb, a pris dans l'usage courant un sens trop humain, parfois sensuel (en revanche, le terme mahabbah correspond à l'amour de charité, à l'amour spirituel).

Ainsi donc, si Dieu a créé l'univers et l'homme en particulier, ce ne peut être que par bonté et amour pour l'Homme. Bien plus, l'univers entier étant créé pour l'homme, qui en est le maître, c'est là un autre signe de l'amour du Créateur pour nous: Dieu a tout fait en vue de l'Homme.

b) Dieu est par nature Bon, Généreux, Aimant

Arrivés à cette conclusion, une nouvelle question se pose: cet amour du Créateur pour l'homme se manifeste-t-il uniquement au moment de la création, dans l'acte créateur? Dieu est-il Aimant, Bon et Généreux (en arabe Gawwad) seulement quand il crée? Peut-on imaginer que Dieu n'avait pas ces attributs avant de créer et ne les a eus qu'au moment de la création? Cela est absurde. Ainsi, on est bien obligés de conclure que Dieu est par nature Aimant, Bon et Généreux (Gawwad), que sa nature même, son identité profonde, son dát, est d'aimer. Il est donc en lui-même l'Amour, indépendamment de l'Homme et de l'acte créateur.

Nous découvrons ainsi progressivement que Dieu est l'Amour, al-Gawwád, ce qui est précisément la perspective chrétienne sur Dieu. Mais alors, comment Dieu réalise-t-il sa nature même d'être l'Amour, avant de créer. L'amour est par définition partage et échange. Mais s'il n'y a personne, avec qui Dieu peut-il partager? S'il n'y a pas encore d'être humain, comment Dieu réalise-t-il ce partage d'amour? On en vient tout naturellement à la notion de Trinité: Dieu est Amour parce qu'il est partage, don interne. Il n'a pas besoin de quelque chose ou de quelqu'un extérieur à lui pour se donner et partager. Ce don est intérieur à lui-même, sans être pour autant égoïsme ou égocentrisme. C'est la circulation de l'amour à l'intérieur de Dieu, en Dieu même, que nous nommons la Trinité.

Pour que ce partage soit parfait, il faut qu'il y ait trois, ni plus ni moins. Ni moins, parce qu'un amour à deux seulement a quelque chose d'égoïste, comme un couple qui refuserait d'engendrer, de concrétiser son amour dans un troisième. Ni plus que trois, car ce n'est pas nécessaire et tout ce qui n'est pas nécessaire est à éliminer. La relation trinitaire est ainsi la plus parfaite.

Les philosophes arabes chrétiens, à la suite de Yahya Ibn 'Adì (vers 940), vont adopter la vision aristotélicienne de Dieu comme étant l'Intellect qui s'intellige soi-même et est objet d'intellection pour soi-même. Dieu est l'Intellect-intelligent et intelligé (Aql-'Aqil-Ma'qul). En effet, Dieu est l'Intellect par excellence; il est aussi le seul a pouvoir se comprendre (et par là, il est l'Intelligent, al-'Aqil; il est enfin seul objet de connaissance pour lui-même, il est l'Intelligé (al-Maqul. Cette formule, appliquée pour la première fois à la Trinité par Yahya Ibn 'Adi vers 940, sera reprise par beaucoup de penseurs chrétiens arabes postérieurs. Elle rappelle la présentation trinitaire de saint Augustin: Dieu est l'amour, qui s'aime lui-même et est objet d'amour pour lui-même. Telle est leur présentation de Dieu Trinité.

D. INCARNATION ET RÉDEMPTION

1. Incarnation présentée aux musulmans

L'incarnation est une nécessité interne à Dieu.

  • Car si Dieu est, en son Essence même, l'amour,

  • et si l'amour consiste à se communiquer, à se donner,

  • en d'autres termes, si Dieu est le Donateur par excellence (al-Gawwad),

  • il doit nécessairement (par une nécessité intérieure à lui-même et non pas extérieure à lui) se communiquer, se donner.

Nous avons vu que Dieu se donne et se communique précisément dans la Trinité. C'est ce que les théologiens scolastiques latins ont appelé la processio ad intra. Nous avons vu que Dieu prolonge ce mouvement de don en faisant exister tous les existants, c'est-à-dire en créant. C'est ce qu'on appelle la processio ad extra. Mais maintenant que le monde est créé, Dieu achève son mouvement de don en se communiquant lui-même (et non plus seulement en communiquant la vie et l'existence aux êtres).

Comment comprendre cela? L'explication (on pourrait dire "le raisonnement") est simple.

  • Si Dieu est le Donateur par excellence (al-Gawwad), il doit nécessairement donner ce qu'il y a de meilleur au monde. En arabe, cela s'exprime dans une très belle formule: Al-Gawwad yagúd bi-agwad al-mawgudat. Car s'il ne donnait pas ce qu'il y a de meilleur au monde, il ne serait plus le Donateur, le Généreux (al-Gawwad). Par le fait même, Dieu fait don au monde de ce qu'il y a de meilleur au monde, du meilleur des existants.

  • Or, qui y a-t-il de meilleur au monde, sinon Dieu lui-même.

  • Ainsi donc, si Dieu est Dieu, il doit se donner lui-même au monde. Ceci est une nécessité interne à Dieu, une conséquence logique, dérivant de son essence de Donateur par excellence (Agathos ou Gawwád, pour utiliser la terminologie philosophique), puisqu'il est l'Amour (pour utiliser la terminologie spirituelle).

De plus, non seulement Dieu se donne au monde, mais il se donne a la plus noble de ses créatures, à l'homme. Il se livre à l'Homme sa créature pour ne faire qu'un avec lui. Cette union de Dieu avec l'Homme qu'il a créé, c'est ce que nous appelons l'Incarnation (en arabe ta'annus, c'est-a-dire "devenir homme"; ou encore tagassud = "devenir chair"; ou encore ittihád ou íttisál = union). L'union de Dieu avec l'Homme qu'il a créé, l'Incarnation, est une conséquence logique de l'essence de Dieu manifestée dans la Trinité. C'est l'achèvement du mouvement de communication ad extra commencée dans la création.

Si l'on objecte qu'il n'est pas possible que Dieu se communique à l'homme, on répondra: "Pourquoi cela n'est-il pas possible?".

  • Est-ce parce que Dieu ne peut pas se communiquer? Mais alors, il n'est pas le Tout Puissant!

  • Est-ce parce qu'il peut se communiquer, mais ne veut pas le faire? Mais alors, il est égoïste et n'est pas le Dieu amour.

  • Est-ce parce que l'union entre Dieu et l'Homme (qui n'est autre que l'Incarnation) est impossible? Mais l'union n'est impossible qu'entre deux opposés (mutadádán). Or, il ne peut pas y avoir d'opposition entre Dieu et l'homme, puisque le fait de créer indique déjà un rapport entre Dieu et l'homme; surtout, puisque, selon la Bible, Dieu a créé l'homme à son image et ressemblance (Genèse 2, 18?), et l'image ne peut être que le reflet de l'original. Il n'y a donc pas d'opposition possible entre Dieu et l'homme.

Ainsi donc, de quelque manière que l'on considère les choses, si Dieu est amour, il doit s'incarner.

2. Rédemption et Eucharistie présentées aux musulmans

Il en va de même pour le mystère de la Rédemption. Pour nous chrétiens cela est trop évident car le texte de saint Jean affleure immédiatement à l'esprit: "Dieu a tant aimé le monde qu'il a livré son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse pas, mais ait la vie éternelle" (Jean 3, 16).

Dans la théologie de saint Jean, tout découle de ce que Dieu est amour. Au début du récit de la passion Jean rappelle de nouveau ce mystère de l'amour donné: "Jésus, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu'au bout" (Jean 13, 1). Alors commence le récit du lavement des pieds, signe concret d'amour, qui remplace chez saint Jean le récit de l'eucharistie.

L'eucharistie elle-même n'est autre que la prolongation de l'Incarnation. Cela est bien exposé par Bulus al-Busi, théologien copte consacré évêque du Caire en 1240. Il montre comment l'Incarnation de Dieu se prolonge dans l'eucharistie: dans un premier temps, Dieu se fait homme, pour relever l'homme de sa chute; dans un deuxième temps, ce même Dieu incarné se fait pain, pour être la nourriture quotidienne de l'homme, sa force et sa vie. Et ce, dans les deux cas, par amour de l'homme.

Ce mouvement de "descente" sera admirablement décrit par saint Paul dans sa lettre aux Philippiens: "Lui qui, de condition divine, n'a pas retenu jalousement (harpagei?) le rang qui l'égalait à Dieu. Mais il s'est anéanti lui-même (ou: vidé de lui-même), prenant la condition d'esclave et devenant en tout semblable aux hommes". Dans la ligne de mon exposé, on pourrait interpréter ainsi les paroles de Paul: Dieu devient encore moins qu'un homme, un objet; car l'esclave est dans le droit romain un objet. Et si Paul dit que Dieu a pris la condition d'esclave, ce n'est pas une métaphore. En effet, le fait de mourir sur la croix l'exprime clairement: la croix, dans le monde romain, est le châtiment spécifique des enclaves; un homme libre ne peut être crucifié!

De même, en s'offrant à l'humanité dans l'eucharistie, en devenant pain pour la vie du monde, le Christ devient "chose", à la portée de quiconque. il se livre à chacun pour être mangé. Désormais, chacun peut s'unir à Dieu, très simplement, en communiant au corps du Christ.

On pourrait continuer ainsi et passer en revue tous les sacrements et toute la foi et la pratique chrétiennes, pour voir comment tout découle de l'amour de Dieu: de cet amour trinitaire qu'il est en lui-même, de cet amour donné à l'humanité manifeste dans la vie du Christ et les sacrements.

E. CONCLUSION

l. Une vision simple, cohérente et profonde de Dieu

En réalité, comme on peut s'en rendre compte, la vision chrétienne de Dieu et de la vie est encore plus simple que celle de l'islam, tout en étant plus profonde et plus riche. La Trinité, loin d'être un mystère inexplicable rendant le christianisme abscons, est au contraire le mystère qui explique tout, et en particulier donne sens à notre vie.

L'islam, en effet, n'est pas si simple qu'on le prétend et surtout pas si rationnel. La profession de foi musulmane (la sahádah) affirme un double dogme: le dogme du Dieu unique et celui de la prophétie de Muhammad. Or, si l'on peut comprendre, même rationnellement, le premier, à savoir qu'il n'y a pas d'autre dieu que Dieu, on ne comprend pas pourquoi Muhammad serait son prophète, sinon parce que les musulmans l'affirment. Et rien dans la vie de Muhammad, et pas davantage dans les explications qu'en donnent les musulmans, ne permet d'affirmer rationnellement ce deuxième dogme, ou même ne suggère que Muhammad soit prophète.

En revanche, la profession de foi chrétienne (notre sahádah) est une et simple. Elle pourrait se résumer en ces quelques mots: "Je témoigne que Dieu est amour". Et l'on pourrait s'arrêter là. Tout le reste (et notre Credo) n'est qu'explicitation de cette profession de foi à partir de laquelle tout dérive: la Trinité, l'incarnation, la Rédemption et les sacrements, notamment l'eucharistie, comme nous l'avons vu; mais aussi le baptême, qui m'intègre à la famille divine en son Fils et en son Église; le sacrement de pénitence, qui me réintègre dans la communion divine trinitaire; etc. Si par impossible quelque mystère de la foi chrétienne ne pouvait être rattaché à l'amour de Dieu, à cet amour du Dieu trine, alors j'aurais des raisons de douter de ce point de la foi.

Ainsi donc, en partant de la Trinité, c'est-à-dire de Dieu-amour, la vision chrétienne dégage tout la foi chrétienne. En ce sens, je peux relever le défi que me lancent les musulmans, qui prétendent que le christianisme est compliqué, irrationnel et incompréhensible. Il faudra d'ailleurs relancer le défi, pour savoir si le christianisme est réaliste ou irréaliste, ... mais cela nous le verrons dans le deuxième exposé.

Bref, il n'y a qu'un seul Dieu, mais nos compréhensions et nos représentations de Dieu sont multiples, et sont très différentes. Ceci a été exprimé de manière admirable par Abu Rá'itah Habíb lbn Hudayfah al-Takrití, qui, après avoir exposé l'unicité de Dieu et montré que ce Dieu est commun à tous les croyants, s'adresse vers 820 aux musulmans en leur disant: "Mais quelle distance n'y a-t-il pas entre notre conception de Dieu et la vôtre!".

Cela explique à la fois que nous soyons frères en la foi en un Dieu unique (et là il faut redire avec force que le musulman croit avec conviction en cette unicité de Dieu absolu, c'est là l'essence même de l'islam, le tawhìd, et parfois il exprime cette conviction plus clairement que le chrétien), et en même temps assez éloignés si nous considérons le contenu que chacun donne à ce Dieu unique.

2. La vraie attitude dialogale

C'est cela le paradoxe et la difficulté du dialogue: il nous affirmer et l'un et l'autre. On rencontre de nos jours deux tendances opposées, par rapport à l'islam (et plus généralement aux religions non chrétiennes) qui consistent toutes deux à souligner seulement un aspect de la réalité.

La première insiste sur le fait que nous avons tous une foi commune en un Dieu unique, que nous sommes tous fils d'Abraham, que nous sommes tous d'accord sur l'essentiel, et que les désaccords ou les différences touchent des questions de détail. C'est une réaction d'ignorance (du moins peut-on l'espérer, car sinon ce serait plus grave: il y aurait une volonté arrêtée de fausser la réalité) et d'ingénuité ou de naïveté. Elle témoigne de bons sentiments et part d'un bon coeur. Elle témoigne aussi hélas d'un esprit mal formé.

La seconde tendance à l'inverse affirme qu'il n'y a rien de commun entre nous et les musulmans (ou de membres d'autres religions). "Regardez leur conception de Dieu", disent-ils. Souvent ils compareront l'idéal chrétien si noble avec la pratique musulmane si peu élevée! Cette attitude témoigne de la même ignorance que la première, avec en plus le fanatisme.

On me dit parfois qu'entre deux maux il faut choisir le moindre, et que le moindre mal c'est la première attitude. Je réponds tout d'abord, qu'il y a une troisième voie, évitant ces deux maux. Ensuite, qu'il n'est pas sûr que la première voie soit toujours la moins mauvaise. Certes, au plan personnel, elle témoigne d'une générosité intérieure absente de l'autre; mais elle pourrait tout aussi bien témoigner de complexes psychologiques non résolus et non guéris, ou d'une faiblesse de caractère, etc. De plus, au plan communautaire, il n'est pas sûr que cette tendance soit toujours bénéfique.

La troisième voie que je suggère consiste à tenir simultanément les deux affirmations: nous croyons en un même Dieu, mais nous comprenons ce même Dieu de manière profondément différente. De là dérivent de profondes divergences dans la vision de la vie humaine, de la relation entre les êtres humains, de la relation entre l'homme et Dieu, etc. C'est ce que nous allons essayer d'aborder dans notre second exposé.

- 1 -