Le chemin sacerdotal de Saint Vincent de Paul: les débuts (1600-1612)

Le chemin sacerdotal de Saint Vincent de Paul

Les débuts (1600-1612)

par José María Román, C.M.

Province de Madrid

“Le 23 septembre 1600 (Mr Vincent) fut promu au saint ordre de prêtrise, de sorte qu'ayant depuis vécu jusqu'au 27 septembre 1660, il se trouve qu'il a été prêtre dans l'Eglise de Jésus-Christ l'espace de soixante ans. Dieu sait quelles furent les dispositions et les sentiments de son cœur lorsqu'il reçut ce caractère sacré; mais si l'on juge des arbres par leurs fruits et des causes par leurs effets, voyant la perfection et la sainteté avec laquelle ce très digne prêtre a exercé les fonctions de son sacerdoce, l'on peut croire avec grande raison qu'en ce moment où il fut consacré prêtre, Notre Seigneur Jésus-Christ, qui est le prêtre éternel et le prince des prêtres, versa très abondamment sur lui la plénitude de son esprit sacerdotal; et cet esprit lui donna de si hauts sentiments de ce caractère sacré, qu'il en parlait toujours avec admiration comme d'une chose qu'il ne pouvait assez estimer.”

Peu de lecteurs souscriraient aujourd'hui à cette version idyllique d'Abelly sur l'accès au sacerdoce de Vincent de Paul. Et, cependant, il faut reconnaître au bon évêque de Rodez que, à défaut peut-être de rigueur critique, sa vision possède une qualité dont sont souvent dépourvus d'autres écrits sur ce sujet: elle a du sens. Au fond, ce qu'il fait dès les premières pages de sa biographie c'est tracer à sa façon le profil du chemin sacerdotal de Vincent de Paul.

Depuis 1664, les connaissances sur le saint ont beaucoup avancé. Aussi, pour savoir en quelle mesure la description que donne Abelly des sentiments de Vincent, au moment de son ordination sacerdotale, correspond ou s'éloigne de la réalité, il faut examiner au préalable quelques problèmes.

Une ordination suspecte

Curieusement, le premier de ces problèmes surgit du récit même d'Abelly. Nous savons par lui que l'idée d'acheminer le petit Vincent vers le sacerdoce est venue de son propre père et qu'il le fit pour lui procurer à lui et, indirectement à ses autres fils, une situation sociale qui grossirait le petit pécule familial. Nous avons ici une première donnée certaine pour signaler le point de départ du cheminement sacerdotal de Saint Vincent: il n'a pas commencé par un élan mystique ni même, en allant à l'extrême, par un élan strictement religieux. Le mobile de ceux qui acheminaient le jeune paysan landais vers le sacerdoce était une considération humaine - trop humaine - des avantages de la condition sacerdotale. Le phénomène n'a rien d'étrange ni à cette époque ni dans les temps suivants: jusqu'à l'entrée du 20ème siècle, dans toute l'Europe catholique, entrer dans l'état ecclésiastique c'était pour beaucoup d'adolescents pauvres et pour leurs familles presque l'unique moyen de sortir de l'indigence. Repousser comme indignes toutes les vocations amorcées par la suggestion intéressée de la famille, serait condamner des générations entières de prêtres. Ce qu'il faut nous demander c'est si les mêmes motifs guidaient aussi Vincent, et de façon exclusive. Evidemment, nous ne pouvons savoir avec certitude si à l'âge précoce de 12 ou 15 ans le jeune Vincent pouvait avoir à ce sujet une opinion personnelle. Mais nous n'avons pas non plus d'idée sur l'évolution que le jeune aspirant a dû connaître au long des années de préparation et d'études à Dax, à Toulouse, et à Saragosse. Le plus probable est que, quelques années plus tard son père étant mort, quand Vincent arrive au seuil des ordres sacrés, il est conscient des responsabilités qu'il assume et maître de ses motivations. Et rien ne s'oppose à ce que ses sentiments se soient épurés dans un sens toujours plus spirituel, sans que soient exclues pour autant des aspirations et des attentes temporelles. Comme l'a écrit Pierre Defrennes, “sans souci de subtilités, on peut dire en toute vraisemblance qu'il obéissait autant aux invitations de la fortune qu'à celles du Saint-Esprit”.

Le problème se pose ensuite de l'irrégularité de l'ordination de Vincent à dix-neuf ou vingt ans. En 1922 le P. Pierre Coste démontrait que Saint Vincent n'était pas né en 1576 mais, à son avis, en 1581 et qu'il avait donc été ordonné à 19 ans, un âge irrégulier selon les canons du Concile de Trente. Cette donnée changeait forcément la perspective que l'on avait de l'ordination sacerdotale de Saint Vincent. La nouvelle se répandit vite que le jeune Vincent de Paul était bien loin d'être, au début, le prêtre idéal que décrit avec piété son premier biographe.

Le problème de l'irrégularité doit être jugé à la lumière des coutumes de l'époque et de la réalité juridico-ecclésiastique. Nous savons, d'une part, que dans la France des débuts du 17ème siècle les ordinations anticipées abondaient et, d'autre part, que les canons du Concile de Trente n'avaient pas encore été promulgués en France et ne le seraient qu'en 1615. Dans ces circonstances, être ordonné avant les vingt-quatre ans pouvait parfaitement être compris comme un acte autorisé par la coutume et non pas comme une transgression ou un péché. Plus encore, on n'a pas trouvé d'explication satisfaisante au fait que les lettres dimissoriales, autant celles pour le sous-diaconat et le diaconat que celles pour la prêtrise, fassent remarquer expressément que le candidat avait l'âge légitime. Tromperie consciente de l'intéressé devant les responsables? Falsification délibérée de ceux qui ont signé les documents? Mais ne peut-on pas penser aussi en une hypothétique dispense d'âge obtenue de Rome? En réalité, il n'existe aucun indice qui nous permette de pencher dans un sens ou dans un autre. Toutes les hypothèses émises pour nous renseigner sur ce point - y compris la plus favorable, que nous venons de formuler - restent de simples conjontures sans appui de documents. Du point de vue personnel de Vincent, ne suffisait-il pas à la tranquillité de sa conscience d'avoir été autorisé par l'autorité légitime?

Le troisième problème à résoudre vient du lieu de l'ordination. Il est sûr, en effet, que le jeune diacre fut promu au sacerdoce à Château-l'Evêque par Mgr François de Bourdeille, évêque de Périgueux, qui avait là sa résidence. On a beaucoup spéculé autour de ce fait. Pourquoi Vincent de Paul est-il allé se faire ordonner prêtre en un lieu relativement éloigné de son diocèse natal, celui de Dax, ou de sa résidence d'alors, Toulouse? Un biographe du genre romancier, Antoine Redier, en est venu à affirmer qu'il l'avait fait pour mieux cacher sa situation irrégulière et précisément devant un évêque “aveugle et moribond”. Ce qui concerne sa cécité n'est qu'une exagération; quant à son état moribond, ce n'est qu'une façon de parler. Mgr de Bourdeille mourra, en effet, un mois après avoir ordonné Vincent, le 24 octobre de la même année. Mais rien ne laisse supposer qu'il se considérait mourant un mois avant. Les faits sont: 1° que les lettres dimissoriales de Vincent sont délivrées un an avant, le 13 septembre 1599, et qu'elles l'autorisent à se faire ordonner par l'évêque qu'il préfère; il n'y a pas de trace d'une ordination précipitée; 2° que l'ordination ne s'est pas réalisée dans l'oratoire privé de l'évêque mais dans l'église de Saint Julien, qui faisait fonction de cathédrale, ce qui discrédite tout à fait l'idée d'une ordination en cachette; 3° que ce ne fut pas une cérémonie privée, mais une ordination générale et pontificale, en présence d'assistants de l'évêque, des chanoines, etc. Il semble difficile d'arriver à tromper tant de témoins à la fois. Une autre hypothèse plus bienveillante suggère une relation plus ou moins étroite entre l'ordinand et l'évêque, par l'intermédiaire des élèves du premier apparentés avec le second.

Plus récemment on a établi la thèse diamétralement opposée à celle de Redier, selon laquelle Vincent recourt à François de Bourdeille en tant qu'évêque modèle, “de la cohorte des prélats irréprochables et combatifs”, le meilleur des patronages pour un jeune qui a besoin d'obtenir la réputation de prêtre exemplaire. Nous continuerons à ne pas savoir avec certitude les raisons pour lesquelles Vincent est allé se faire ordonner en Périgord jusqu'à ce que de nouvelles données apparaissent. Mais ce qu'assurément on peut écarter c'est qu'il y soit allé pour se cacher ou pour surprendre la bonne foi d'un vieillard.

Une autre circonstance dont il faut tenir compte, pour estimer les dispositions de Vincent en recevant l'ordination, c'est celle de sa première messe. Autant Abelly que Collet nous apprennent qu'avant de la célébrer, Vincent s'imposa un délai; il se pliait ainsi aux dispositions que préconisaient les évêques les plus ancrés dans la volonté de réforme. Ils nous apprennent aussi qu'il chercha pour cet événement un lieu vénérable et recueilli: la chapelle de la Vierge à Buzet-sur-Tarn, sur une colline au milieu des bois. Il la célébra sans d'autres témoins qu'un servant et le prêtre qui l'accompagnait: le prêtre assistant. Tout pousse à croire que ce fut avec ferveur, comme en témoigne la tradition et que tend à l'admettre la plus sérieuse recherche contemporaine. Tout cela s'accorde mal avec une ordination reçue seulement pour des soucis humains d'ambition et de gain.

Pour formuler un jugement définitif sur les dispositions de Vincent en recevant le sacerdoce, il nous reste à examiner un dernier élément, mais non le moindre en importance: les déclarations de Vincent lui-même concernant, au moins indirectement, sa propre ordination. Lisons les paragraphes essentiels: «Pour moi, si j'avais su ce que c'était, quand j'eus la témérité d'y entrer, comme je l'ai su depuis, j'aurais mieux aimé labourer la terre que de m'engager à un état si redoutable». «Je suis si fort dans ce sentiment que, si je n'étais prêtre, je ne le serais jamais. C'est ce que je dis souvent à tels prétendants (au sacerdoce)».

On a considéré que ces deux textes démontraient sans le moindre doute que Vincent pensait qu'il avait été ordonné sans vocation. Le contexte de ces deux citations nous permet d'en déterminer la portée avec une certaine assurance. Dans les deux cas, le saint essaie de dissuader d'autres personnes (son cousin, l'avocat Fournier) de se faire prêtre. Il recourt pour cela à un argument d'expérience personnelle qui peut impressionner les destinataires: si Mr Vincent, que tout le monde considère déjà comme un saint, pense ainsi de lui-même, comment vais-je oser entrer dans cet état?

D'autre part, ce que le saint souligne surtout, plus que l'indignité, c'est la témérité que suppose l'acte de se faire ordonner face à la redoutable charge de la condition sacerdotale.

Par contre, à un jeune diacre de la Congrégation, Jean Duhamel, qui craignait de faire le pas décisif de l'ordination sacerdotale, Saint Vincent lui avait écrit en 1639: “Je vous prie par ces lignes de ne point céder à la tentation qui veut vous détourner de prendre le saint ordre de prêtrise, pour auquel parvenir vous avez fait tout ce que vous avez fait depuis que vous êtes au monde. Disposez-vous y donc, je vous en prie, pour le recevoir à cette ordination... De dire que vous n'êtes pas capable et ne le serez jamais, je vous l'avoue, Monsieur, qu'il en est ainsi eu égard à l'infini sainteté de l'œuvre; mais eu égard à notre misère, espérez, Monsieur, que Notre-Seigneur sera votre capacité, comme il sera aussi le sacrificateur avec vous”. Ces lignes aussi ont un arrière-goût de confession personnelle.

La lecture d'ensemble de ces textes et de quelques autres que l'on pourrait alléguer nous amène, par convergence, à cette conclusion: que même à l'âge de vingt ans, le jeune Vincent de Paul s'approcha du sacerdoce avec une conscience suffisante de son excellence et des dispositions nécessaires pour le recevoir, bien qu'il ait eu plus tard l'impression d'une témérité, le pas étant évalué depuis la cime de sa vieillesse - et de sa sainteté -. La vision utilitariste de l'état clérical plus que du sacerdoce n'est pas incompatible avec l'honnêteté naturelle ni avec le sens du devoir et la volonté de remplir les obligations contractées ni, évidemment, avec une ferveur authentique, superficielle peut-être, mais absolument sincère. Démêler ces deux facteurs va être, à mon avis, la besogne des douze premières années de sacerdoce de Vincent de Paul.

2. Douze années de recherche

L'ordination sacerdotale de Vincent marque le début d'une nouvelle étape de sa vie, de sa jeunesse, de ses années de pérégrination et d'apprentissage. C'est aussi, naturellement, une nouvelle étape de son chemin sacerdotal.

Et ici une question préalable nous est posée: s'agit-il d'un chemin ou d'une carrière? Il convient de tenir compte de cette distinction. Le chemin c'est la marche dans l'expérience d'une vocation. La carrière - faire carrière - c'est la conception du sacerdoce comme occasion d'avancement personnel, de progrès et de succès. Pour répondre à la question posée, nous devons examiner les renseignements que nous possédons sur la conduite de Vincent dans les douze premières années qui se sont écoulées entre son ordination et son installation comme curé de Clichy.

La première chose que nous savons de Saint Vincent prêtre, c'est qu'il fut nommé par le Vicaire Général de Dax curé de Tilh, un village du diocèse assez proche de Pouy, son bourg natal. Nous rappelons que ce premier bénéfice obtenu par Vincent s'est soldé par un échec. A Rome, la cure avait été accordée à un autre prétendant, un certain Monsieur Saint-Soubé, et de gré ou de force Vincent dut y renoncer. Abelly pense que ce fut de bon gré, pour ne pas plaider, vu sa répugnance aux procès. C'est projeter sur le jeune Vincent une attitude de son âge mûr, dont rien ne nous indique qu'il la possédât en ses premières années. On le verra bientôt, en effet, plaider pour une affaire relativement beaucoup moins importante. Le plus probable est que Vincent, voyant sa cause perdue, cessa de s'y intéresser. S'affronter à Rome et peut-être aussi à son propre évêque, déjà installé au siège et qui n'avait aucun intérêt à soutenir une décision prise par d'autres, était de toute évidence un effort inutile. De cet épisode il faut retenir surtout l'idée que le premier essai de Vincent pour s'affirmer dans sa nouvelle condition de prêtre est d'être curé, c'est-à-dire d'arriver à l'unique situation qui lui garantissait le plein exercice de ses fonctions sacerdotales. Cela peut paraître naturel de nos jours. Cela ne l'était pas autant à une époque où la multitude des ecclésiastiques utilisaient leur sacerdoce comme un pur tremplin pour aspirer à des prébendes qui n'avaient rien à voir avec le sacerdoce. Il est clair que, en même temps, une cure constituait une source sûre de revenus. Nous n'avons aucun motif de supposer que Vincent n'aspirât pas à la fois à l'un et à l'autre. C'est dire que le chemin sacerdotal devait être en même temps pour lui une carrière.

Le second épisode que nous connaissons est d'un caractère différent. L'année même de son sacerdoce ou la suivante, c'est-à-dire en 1600 ou 1601, Vincent fit un voyage à Rome. On ne peut douter du fait bien que les premiers biographes n'en sachent rien. Nous autres, nous le savons parce que Vincent lui-même dit plusieurs fois qu'il avait “eu l'honneur de voir” le Pape Clément VIII. Or Clément VIII mourut en 1605. Une autre référence nous aide à mieux préciser la date: dans la lettre du 20 juillet 1631 au P. Du Coudray, alors détaché à Rome, Vincent écrit que lui-même y avait été “il y a trente ans”. Ce dut donc être autour de 1601. Par contre, nous manquons totalement d'information sur les motifs du voyage. On a avancé diverses hypothèses: qu'il y est allé pour obtenir la dispense de son ordination irrégulière, ou pour défendre sa cause dans la dispute pour la cure de Tilh ou, simplement, pour gagner le grand jubilé de 1600. Toutes ces hypothèses manquent d'appuis documentaires. Ce que, bien sûr, nous connaissons assez bien, ce sont les dispositions intérieures de Vincent durant son séjour dans la Ville éternelle. Une telle connaissance est précieuse au moment de reconstituer son cheminement sacerdotal. Quelles étaient alors ses dispositions?

Ecoutons ce qu'en dit Saint Vincent lui-même: “Vous voilà donc enfin arrivé à Rome, où est le chef visible de l'Eglise militante, où sont les corps de Saint Pierre et de Saint Paul et de tant d'autres martyrs qui ont autrefois donné leur sang et employé leur vie pour Jésus. O Monsieur, que vous êtes heureux de marcher par dessus la terre où ont marché tant de grands et saints personnages ! Cette considération m'émut tellement lorsque je fus à Rome il y a trente ans, que, quoique je fusse chargé de péchés, je ne laissai point de m'attendrir, même jusqu'aux larmes, ce me semble”.

Ces paroles sont bien loin de dépeindre un garçon étourdi. Elles parlent, au contraire, d'un jeune homme pieux, capable même de pleurer d'émotion au vif souvenir des saints. Voilà l'image que le Saint Vincent de l'âge mûr donne du Vincent juvénile.

Revenu à Toulouse, Vincent reprend ses études jusqu'à l'achèvement de ses sept années de théologie, en 1604, et l'obtention du titre de bachelier qui lui donne droit d'expliquer le second livre des Sentences de Pierre Lombard; il se remet à diriger son petit pensionnat et reste à l'affût d'un placement définitif.

Il semble même disposé à hâter l'obtention de ce placement autant qu'elle dépend de lui. Tel est le sens d'une autre démarche de Vincent que nous connaissons seulement par une allusion qu'il a faite: son voyage à Bordeaux pour mener à bien une affaire dont la témérité ne lui permet pas de la nommer et pour laquelle il avait besoin de beaucoup d'argent. On a toujours supposé que cette affaire était la nomination de Vincent pour un siège épiscopal. L'hypothèse, formulée par Collet, a pour elle l'expression de Vincent: l'affaire était une “témérité”. La même témérité, semble-t-il, qu'il fallait avoir pour se faire ordonner prêtre. En supposant que l'hypothèse est juste, l'anecdote nous découvre à nouveau un Vincent qui cherche son chemin en même temps qu'il essaie de faire carrière.

Quelles que fussent les aspirations de Vincent, elles allaient être tronquées soudain par un événement fortuit. En juillet 1605, au retour de son voyage à Marseille en quête d'un héritage, - le procès auquel nous faisions allusion plus haut - Vincent est fait prisonnier d'un brigantin turc qui l'amène à Tunis, où on le vend comme esclave: il restera deux ans dans cette situation.

Nous n'allons pas entrer en polémique autour de l'historicité de sa captivité. Ce qui nous intéresse ici c'est que le récit de la captivité peut nous renseigner sur le chemin sacerdotal de Vincent. Que nous a appris Saint Vincent sur le sacerdoce durant ses deux années de captivité? Pour répondre à cette question, nous disposons d'une dizaine de textes de Vincent qui n'ont pas été trop examinés par les biographes: ses allusions au comportement des prêtres esclaves en Barbarie. Saint Vincent en a des idées très précises, qui ne proviennent pas de ses missionnaires envoyés en Alger ou à Tunis et qui sont, dans l'ensemble, peu favorables. Des dissensions scandaleuses surgissent souvent parmi les prêtres esclaves; de graves désordres d'ordre moral se produisent qui devraient être corrigés avec douceur plus qu'avec rigueur; le libertinage règne; ils ne se soucient pas d'affermir dans la foi les autres esclaves, il y a plus: ils sont eux-mêmes si déréglés que l'on peut douter de la validité des sacrements administrés par plusieurs d'entre eux; ils ont besoin que l'autorité des Vicaires Généraux fasse en sorte qu'on les conserve dans l'honneur qui leur est dû. Certainement, son expérience tunisienne fournit à Vincent un important bagages d'idées sur la grandeur et la misère du sacerdoce.

Est-ce que, durant sa captivité, Vincent est tombé dans les désordres que plus tard il reprochera aux prêtres esclaves? Rien ne nous autorise à le supposer. Par contre, nous savons par la lettre même de sa captivité que jusqu'au moment d'entreprendre le voyage à Marseille, il avait la réputation d'un homme irréprochable. Seule la vente d'un cheval de louage - avouée par Vincent lui-même - et les allusions répétées à ses dettes jettent sur sa conduite une ombre de doute raisonnable. Mais la première affaire était un artifice fréquent des voyageurs dépourvus d'argent, et la seconde est un souci constant de Vincent auquel justement sa lettre à Mr de Comet prétendait remédier.

A partir du retour de la captivité, tout ce que nous savons des préoccupations sacerdotales de Vincent tourne autour de sa recherche d'un placement. Ainsi s'expliquent sa présence dans la suite de Mgr Montorio à Rome, son installation à Paris, son entrée au service de Marguerite de Valois. De tout cela Vincent lui-même rendra compte dans la lettre à sa mère, de février 1610. Il s'y montre assuré d'obtenir bientôt un emploi digne, et désireux de ce que l'un de ses neveux étudie, comme lui, pour sortir de la pauvreté. Tous les biographes modernes taxent d'ambitieuse cette attitude de Vincent. Peut-être qu'elle le fut, mais en tout cas, il s'agit d'ambitions modestes et, donc, légitimes. Au fond, il n'aspire qu'à ce qu'il s'est proposé depuis le début: un petit bénéfice ecclésiastique pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille.

En un certain sens, il allait obtenir tout cela cette même année 1610. C'est l'année de sa nomination comme abbé de Saint-Léonard-de-Chaume, qui pouvait être envisagée comme “l'honnête retirade” à laquelle il aspirait. Mais en dehors du fait que l'acquisition de l'heureuse abbaye se solda par un fiasco, ce qui est certain c'est que dans le cœur de Vincent un changement commençait à s'opérer. A la recherche d'un placement va s'ajouter avec toujours plus d'intensité la recherche d'un genre de vie conforme à sa condition de prêtre: “la résolution - dit Abelly - de se donner parfaitement à Dieu et de lui rendre tous les services qu'il pourrait dans l'état ecclésiastique”. Le sacerdoce comme chemin commence à s'imposer au sacerdoce comme carrière. C'est le début de la conversion de Saint Vincent, qui consiste précisément en cela, dans le passage d'une vie assortie de très médiocres aspirations spirituelles à une vie chrétienne et sacerdotale authentique, plus que dans la réforme d'une conduite dépravée et pécheresse que personne n'a jamais pu démontrer qu'elle ait existé.

Sans doute, l'accusation de vol joue un rôle important dans sa conversion, bien qu'elle ne soit pas le seul élément. Il semble que c'est cette accusation, finalement, qui décide Vincent à changer de logement et à s'installer durant quelque temps à la résidence des Pères de l'Oratoire. Dieu lui avait inspiré - explique Abelly - le désir de se mettre dans un chemin vraiment ecclésiastique: le chemin précisément qu'indiquait à ses disciples le fondateur de l'Oratoire, Pierre de Bérulle. C'est que, à côté des événements extérieurs plus ou moins décisifs, il faut accorder, dans le processus de maturation sacerdotale de Vincent, une place primordiale à son évolution intérieure que, malheureusement, nous connaissons très partiellement. Dans cette évolution, la rencontre de Vincent avec son premier grand maître spirituel exerce une influence déterminante.

Ce n'est pas le lieu de présenter la figure du fondateur de l'Oratoire. Ce qui nous intéresse surtout c'est de rappeler que Bérulle est, dans une large mesure, le restaurateur de la spiritualité sacerdotale et que la préoccupation pour les prêtres constitue un point majeur de son activité pastorale, de sa doctrine et de sa vie. A son école, Vincent trouve le Nord que la boussole de son âme cherchait plus ou moins consciemment, depuis son ordination. Il démêle enfin l'écheveau embrouillé des nobles aspirations et des intérêts bâtards dans lesquels il se débattait depuis qu'il était prêtre. Avec Bérulle, Vincent entre définitivement dans son chemin sacerdotal.

Le fait spirituel a presque aussitôt un reflet temporel. Une paire d'années après sa rencontre avec Bérulle, Vincent obtient enfin, et grâce à lui, un emploi spécifiquement sacerdotal: le 2 mai 1612 il prend possession de la charge de curé à Clichy.

A Clichy, où il sera curé durant quatorze ans, Vincent vit pour la première fois une expérience sacerdotale pleinement satisfaisante. Il se sent en communion avec les fidèles, qu'il admire pour leur docilité, leur dévotion et même leur sens artistique. Il essaie une série de projets pastoraux qui auront leur plein essor dans des réalisations de son âge mûr. En un mot, il se sent prêtre, il vit et il agit comme tel. Et en conséquence, il pense que ni l'archevêque de Paris ni même le Pape ne sont aussi heureux que lui.

Mais sur le chemin sacerdotal, malgré ce que lui-même pouvait penser en ces temps-là, Clichy n'était pas, loin de là, une station terminus. En réalité, elle allait être un point de départ. A mesure qu'il découvre d'autres éléments de sa vocation intégrale, et spécialement l'appel des pauvres, qui alors le guettait déjà dans ses visites à l'hôpital de la Charité et en d'autres rencontres occasionnelles, il fera de nouveaux pas sur le chemin qu'il s'est tracé. C'est pourquoi il est significatif que Vincent ne renoncera à la cure de Clichy qu'au moment où, la Congrégation de la Mission étant fondée et la Communauté formée, il éprouve le besoin de rompre les liens avec le passé.

(Traduction: JULES VILBAS, C.M.)

L. ABELLY, La vie du vénérable serviteur de Dieu Vincent de Paul, Instituteur et premier Supérieur Général de la Congrégation de la Mission, divisée en trois Livres. Paris 1664, L. I, c. 3 p. 25.

L. ABELLY, o.c., L. I, c. 2, p. 32.

La thèse du séjour et des études de Saint Vincent à Saragosse, que nous avons toujours défendue, s'est frayée un chemin parmi des auteurs récents, mêmes français, tels que BERNARD PUJO: Vincent de Paul, le précurseur, Paris 1998, p. 30-31 et 314, notes 6 et 7. Voir aussi BERNARD KOCH, La bibliothèque de Saint Vincent vers 1611-1616, p. 3.

PIERRE DEFRENNES, La vocation de Saint Vincent de Paul: Etude de psychologie surnaturelle, Paris: Revue d'Ascétique et de Mystique XIII (1932), p. 391.

PIERRE COSTE, La vraie date de la naissance de Saint Vincent de Paul, Dax, 1922. Pour cette affaire d'irrégularité, cela revient au même que Saint Vincent soit né, non pas en 1581 mais, comme je le pense, en 1580. Autant les dix-neuf ans que les vingt ans étaient irréguliers. Cf JOSÉ MARÍA ROMÁN, El nacimiento de San Vicente de Paúl: Preguntas en torno a una fecha. Dans la Semana Vicenciana de Salamanca (10ª), Salamanque 1981, p. 147-174.

ANTOINE REDIER, La vraie vie de Saint Vincent de Paul, Paris 1927. Il en existe une traduction espagnole: Vicente de Paúl, todo un carácter; trad. de la 2ème éd. française par Luis Huerga, Santa Marta de Tormes, Salamanque 1977.

SAINT VINCENT DE PAUL, Correspondance, Entretiens, Documents. Ed. Publiée et annotée par Pierre Coste, Prêtre de la Mission, Paris, 1920-1925, (14 v.), cité par la suite comme COSTE; XIII, 3, 5 et 6.

COSTE XIII, p. 7. L'ordination à Château-l'Evêque a été étudiée tour à tour, sous divers points de vue par plusieurs auteurs auxquels nous renvoyons globalement pour les lignes qui suivent: ABBE GRANGER, Ordi- nation de Saint Vincent de Paul dans l'église de Château-l'Evêque. - Nouvelle édition. - Périgueux, 1884. La 1ère édition est de 1872. F.CONTASSOT, Saint Vincent de Paul et le Périgord:Annales (1949-1950)p. 161-203. JOSEPH DEFOS DU RAU: Le jeune Vincent de Paul s'est-il fait ordonner prêtre par surprise ? Dax: Bulletin de la Société Borda, 3ème trimestre 1959.

PIERRE MIQUEL, Vincent de Paul, Paris 1996, p. 80.

L. ABELLY, o. c., L. I c. 3, p.11; P. COLLET, La vie de St Vincent de Paul, instituteur de la Congrégation de la Mission et des Filles de la Charité, Nancy 1748, -2 v., t. I p. 14.

E. DIEBOLD, La première messe de Saint Vincent (1600): Annales (1957) p. 488-492.

COSTE V, 568. Lettre au Chanoine Saint-Martin, mars 1656.

COSTE VII, 463, à l'avocat Dupont-Fournier, père du P. Fournier, C.M., qui prétendait se faire prêtre à un âge avancé, 1659.

COSTE XV, 22.

L. ABELLY (o.c., L. I c. 3, p. 11) dit que ce furent “ les grands vicaires de Dax, le siège vacant”, qui pourvurent Vincent de la cure de Tilh. COSTE (Monsieur Vincent, t. I p. 40), qui avait détecté l'erreur d'Abelly sur la situation du siège, se croit autorisé à interpréter que la nomination fut faite par l'évêque. Ce n'est pas sûr du tout. Récemment on a émis l'hypothèse que peut-être la nomination pour la cure de Tilh serait antérieure à l'ordination sacerdotale de Vincent (BERNARD PUJO, o.c., p. 32); dans ce cas, il n'y aurait pas d'erreur dans les dires d'Abelly, puisque le diocèse était effectivement sans titulaire.

COSTE IX p. 316-317, 468; X p. 365, 593; XII, p. 347.

COSTE I p. 114.

L. ABELLY, o.c., L.I c.3 p. 12; P. COLLET, o.c., t. I p.11.

COSTE I, 3.

P. COLLET, o.c., I p. 15.

Pour un exposé systématique du problème, je renvoie aux chap. IV et V de ma biographie de Saint Vincent. L'historiographie la plus récente penche décidément en faveur de la véracité substantielle du récit de Vincent. Cf. PIERRE MIQUEL, Vincent de Paul, Paris 1996, p. 90-91; BERNARD PUJO, Vincent de Paul, le précurseur, Paris 1998, p. 39-48 et, surtout, la très récente étude du P. BERNARD KOCH, C.M., Un regard neuf sur Saint Vincent. L'expert en droit et procédure. Nouvelle lecture des lettres de la captivité, dans le Bulletin des Lazaristes de France, n° 168 (avril 1999), p. 93-104. Cet article remet sur des bases totalement neuves l'étude de l'historicité de la captivité et pose un jalon décisif pour la solution du problème.

COSTE IV, 22-23. Demande à la Propaganda Fide de facultés pour Mr Le Vacher, Mai 1650.

COSTE, IV, 120-121. Lettre à Philippe Le Vacher, prêtre de la Mission en Alger, 1652.

COSTE V, 82. Lettre à Monsieur de La Haye-Vantelay, 25 février 1654.

COSTE VIII, 117. Lettre à Firmin Get, supérieur à Marseille, avril ou mai 1658.

COSTE XIII, 307. Conseils de Saint Vincent au Père Nouelly et au Frère Barreau avant leur départ pour Alger (vers le mois de mai 1646).

“Il m'est extrêmement nécessaire une copie de mes lettres d'ordres, signée et scellée de Monseigneur de Dax, avec un témoignage de mon dit Seigneur, qu'il pourrait retirer par une enquête sommaire de quelques uns de nos amis, comme l'on m'a toujours reconnu vivant en homme de bien”. COSTE I, 15.

Cf BERNARD KOCH, art. cité: p. 96.

COSTE I, 18-19.

ABELLY, o. c., L. I ch. 6, p. 24.

L. ABELLY (o. c., L. I ch. 6, p. 24) assure que Vincent résida deux ans dans la maison de Bérulle. COSTE tient pour impossible un séjour aussi long en se basant sur les domiciles de Vincent connus par les documents et sur le fait que l'Oratoire fut fondé le 11 novembre 1611, alors que Vincent prit possession de la cure de Clichy le 2 mai 1612.

YVES KRUMENACKER, L'école française de spiritualité: Des mystiques, des fondateurs, des courants et leurs interprètes, Paris, 1998. Cf. spécialement p. 199-210 et 350-369.

COSTE IX, p. 646.

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