Avent 2002

Avent 2002

Aux membres de la Congrégation de la Mission

Mes très chers frères,

La grâce de Notre Seigneur soit toujours avec vous !

Chaque année, pendant l'Avent, à la messe du 17 décembre nous écoutons la généalogie de Jésus dans le récit de Matthieu : « Livre de la genèse de Jésus-Christ, fils de David, fils d'Abraham : Abraham engendra Isaac, Isaac engendra Jacob, Jacob engendra Juda et ses frères. Juda engendra Pharès…. (Mt 1,1-17). Peu de lectures paraissent plus ennuyeuses que d'entendre le lecteur débiter les 14 générations d'Abraham à David, plus 14 de David à la déportation de Babylone et encore 14 de plus de la déportation au Christ.

Mais un œil attentif notera que la construction symétrique du récit de la généalogie de Jésus dans Matthieu est beaucoup plus subtile, à bien des égards, qu'un observateur superficiel pourrait le penser. Contrairement à la mentalité patriarcale de l'époque Matthieu, par exemple, a inséré quatre femmes dans la longue liste d'hommes - une innovation étrange mais fascinante. Qui sont ces femmes ? Pourquoi sont-elles là ? Que nous disent-elles sur l'Avent ?

Les lecteurs de Matthieu ont dû, certainement, être ébranlés en trouvant Thamar, Rahab, Ruth et Bethsabée sur la liste. Ils ont même dû rougir quand ils ont vu le nom de Thamar. Rappelez-vous que le Livre de la Genèse (38,15ss) raconte qu'elle a fait semblant d'être une prostituée et qu'elle a séduit son beau-père Juda. Les jumeaux nés de leur union illégitime, Pèrèç et Zérah sont précisément les noms qui apparaissent parmi les ancêtres de Jésus.

Les chrétiens du premier siècle avaient probablement des réactions mitigées, mais beaucoup plus favorables, à l'inclusion de Rahab sur la liste. Elle était une prostituée, comme l'atteste le Livre de Josué (cf. Jos 2,1ss), mais le Nouveau Testament la loue pour sa foi et ses bonnes œuvres (cf. He 11,31 et Jc 2,25). Elle cacha les espions israélites qui s'étaient infiltrés dans Jéricho leur facilitant ainsi la prise de la ville. Quand les murs s'effondrèrent sur place (Jos 6,20) seules Rahab et sa famille furent épargnées. Nous ne savons rien de Salmon qui est listé comme le père de son enfant, mais on se demande s'il n'était pas un client de son travail de prostituée.

Dans les Écritures, des quatre femmes, Ruth se détache de loin comme la meilleure. Tous nous avons en mémoire la merveilleuse fidélité de cette étrangère pour sa belle-mère juive. Plutôt que d'abandonner Noémie, Ruth déclare : « Où tu iras, j'irai, où tu demeureras, je demeurerai, ton peuple sera mon peuple et ton Dieu sera mon Dieu. Là où tu mourras, je mourrai et là je serai ensevelie ! » (Rt 1, 16-17). Ainsi Ruth accompagna Noémie des Champs de Moab jusqu'à Bethléem où sa belle-mère la présente à un parent nommé Booz dont elle devint l'épouse. L'enfant de ce mariage mixte, Obed, est le grand-père du Roi David.

Le plus choquant, aussi bien pour les contemporains de Matthieu que pour nous aujourd'hui, est la quatrième femme de la généalogie. Matthieu discrètement ne mentionne pas son nom la décrivant simplement comme la femme d'Urie. La tristement célèbre Bethsabée, comme nous nous le rappelons, commit l'adultère avec David qui ensuite, dans la tentative de cacher la grossesse, rappela Urie de la bataille et essaya de le persuader d'avoir des relations sexuelles avec elle. Quand le courageux Urie s'abstint (pour des raisons religieuses !) David le fit assassiner (cf. 2 Sam 11,11 ss). Après avoir pleuré la mort de son mari, peu de temps, Bethsabée rapidement alla vivre avec David et donna naissance à leur enfant qui mourut presque immédiatement. Leur second enfant était Salomon réputé pour sa sagesse. Mais Salomon, insouciant de l'avertissement du Seigneur (1R 11,1 ss), courait après d'innombrables femmes étrangères (il avait 700 femmes et 300 concubines nous dit le Livre des Rois !) qui ont détourné son cœur du Dieu d'Israël. C'est son nom, parmi les enfants de David, qui apparaît sur la liste des ancêtres de Jésus.

Aucun de ces noms de femmes ne se retrouve dans la généalogie de Jésus dans Luc. Pourquoi Matthieu les a-t-il incluses ? Pour nous, en ce temps d'Avent, que veut dire leur présence sur la liste?

Fondamentalement, Matthieu veut nous dire que l'Esprit de Dieu guide l'histoire des hommes. Dieu utilise l'inattendu pour accomplir ses desseins. L'histoire humaine n'est pas une chaîne linéaire d'évènements qui mènent à une conclusion prévisible. Elle comprend péché et conversion, succès et échecs, héros et voyous. Mais, la Providence de Dieu est à l'œuvre dans l'histoire. Elle rend droit les chemins tortueux, et nivelle les chemins raboteux. Et en définitive, l'amour de Dieu triomphe tel qu'il est révélé dans la personne de Jésus.

Il est aussi évident que Matthieu a un deuxième motif d'insérer ces quatre femmes dans la généalogie qui, sans elles, serait entièrement masculine. Elles sont toutes du monde des Gentils. Thamar et Rahab étaient Cananéennes, Ruth une Moabite, et Bethsabée était probablement une Hittite. Leur présence sur la liste présage le rôle du Messie qui ouvre le plan du salut de Dieu aux Gentils. Matthieu affirme que les Gentils font partie de la lignée de Jésus et ont aussi part à son avenir.

Pour ce temps d'Avent permettez-moi de vous proposer deux réflexions vincentiennes à partir de cette lecture très insolite :

  1. Plus il avançait en âge, plus saint Vincent méditait sur le mystère de la Providence de Dieu. La confiance en la Providence est devenue une des clés de voûte de sa spiritualité. Il écrit à Jean Barreau en 1648 : « Nous ne pouvons mieux assurer notre bonheur éternel qu'en vivant au service des pauvres, entre les bras de la Providence et dans un actuel renoncement de nous-mêmes, pour suivre Jésus-Christ » (SV III, 392). Vincent était absolument convaincu que pour ceux qui aiment Dieu et cherchent à faire sa volonté : « Tout concourt au bien» (Rm 8,28). Il dit à Louise de Marillac : « Au nom de Dieu, ne nous étonnons de rien. Dieu fera tout pour le mieux » (SV III, 213). Vincent croit que Dieu conduit le cours de l'histoire et que rien n'échappe à sa puissance, qu'il a un plan directeur qui, au-delà de notre compréhension, donne sens aux évènements de la vie. Pour Vincent ceux qui ont confiance en la Providence trouvent le sens aux contradictions de l'existence : lumière et obscurité, grâce et péché, paix et violence, planification et désordre, santé et maladie, vie et mort.

Comme Matthieu, Vincent se tenait avec une confiance révérencieuse devant le mystère de Dieu révélé en Christ, en qui la vie, la mort et la résurrection sont récapitulées. Matthieu était capable de voir l'œuvre de Dieu dans la séduction par Thamar de son beau-père, dans la complicité de Rahab la prostituée avec les espions d'Israël, dans l'union inattendue de Ruth la Moabite avec Booz le Juif, dans l'adultère de David avec Bethsabée. Vincent faisait aussi profondément confiance au « plan caché » de Dieu (Cf. Col 2,2-3), même quand il était éprouvé par la mort de ses missionnaires envoyés à Madagascar, par les guerres de religion en Lorraine, les complots du Cardinal Mazarin et l'agitation de la masse des pauvres abandonnés de Paris.

Pendant ce temps d'Avent, je vous encourage à méditer le mystère de la Providence, dans votre vie et dans l'histoire plus large de l'humanité d'aujourd'hui. Sommes-nous convaincus, comme saint Vincent, qu'un Dieu personnel, aimant, guide chacun de nous dans tous les évènements de l'histoire contemporaine et même dans les plus tragiques ? C'est certainement un énorme défi quand nous voyons les guerres et les menaces de guerres, les attaques terroristes répétées, et les formes de pauvreté et de maladie que les ressources humaines d'aujourd'hui pourraient réellement vaincre mais que la volonté du monde refuse de combattre.

  1. En ce temps d'Avent, je vous demande aussi de lever vos yeux vers les extrémités du monde. Embrassez l'universalisme que Matthieu introduit subtilement dans la généalogie de Jésus en insérant deux Cananéennes, une Moabite et une Hittite dans la lignée des ancêtres de Jésus. Matthieu poursuit sur ce thème avec l'histoire des Mages, des Gentils qui sont venus de l'Orient pour adorer le Seigneur nouveau-né. Et il conclut son Évangile avec le vibrant envoi missionnaire universel : « Tout pouvoir m'a été donné au ciel et sur la terre. Allez donc et de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, et leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit. Et moi je suis avec vous pour toujours, jusqu'à la fin du monde ! » (Mt 28,18-20). De façon intéressante ce commandement d'adieu combine à la fois l'universalisme (« toutes les nations ») et la Providence (« Je suis avec vous »).

Au cours de ces dernières années notre Famille Vincentienne s'est développée rapidement, s'étendant dans de nombreux pays de tous les continents. En ce XXIe siècle, nos Rencontres internationales présenteront un nombre croissant d'Asiatiques, d'insulaires du Pacifique, d'Africains et des Latino-Américains qui seront aux côtés des Européens et des Américains du Nord comme les membres d'une famille vraiment universelle. Ceux dont la peau est noire, brune, jaune, rouge et blanche travailleront les uns à côté des autres dans les projets de service des pauvres. Ils seront assis aux côtés des autres pour rechercher les causes de la pauvreté. Ils serviront ensemble dans les missions laïques parrainées par MISEVI. Ils prieront ensemble et chanteront ensemble dans les célébrations eucharistiques. Je souhaite que le caractère multiracial de notre Famille Vincentienne en ce XXIe siècle puisse être un témoignage visible de l'unité de la race humaine et qu'il soit une source continuelle de richesse pour nous tous plutôt qu'une source de préjugés.

Comme notre Ratio Missionum récemment publiée le souligne, le missionnaire doit être à l'affût des « germes du Verbe » enfouis dans plusieurs cultures partout dans le monde et doit avec patience et persévérance, entrer dans le dialogue inter-culturel et inter-religieux. Seul le dialogue confiant pourra guérir les blessures de la Chrétienté divisée et étouffer la violence qui a si souvent jailli entre Chrétiens, Musulmans et Juifs.

La généalogie de Matthieu apparemment ennuyeuse nous présente, aujourd'hui, un véritable défi à relever : restons-nous isolés comme Matthieu craignait que ce soit le cas parmi beaucoup de ses lecteurs ? Sommes-nous si accaparés par notre propre travail ou par notre province que nous levons rarement les yeux vers l'immensité des pauvres des autres continents et vers nos frères et sœurs qui les servent ? Nous sentons-nous membres d'une Famille universelle et vivons-nous en solidarité concrète avec ceux qui sont même plus pauvres que nous, partageant avec eux notre amour affectif et effectif, une partie de nos biens matériels, et nos prières ?

Ce sont mes pensées pour ce temps d'Avent. Avec vous, dans l'esprit de l'Évangile de Matthieu, je prie que ce Noël puisse être, pour nous tous, un temps de confiance paisible en la Providence de Dieu, comme serviteurs des pauvres, que nous puissions, pour les autres, être des signes de cette même Providence aimante, et comme famille missionnaire, que nous puissions nous donner généreusement pour la mission universelle du Seigneur nouveau-né.

Votre frère en saint Vincent,

Robert P. Maloney, C.M.

Supérieur Général.

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