Amitié et évangélisations dans la tradition vincentienne

Amitié et évangélisation

dans la tradition vincentienne

Patrick Collins, C.M.

de la Province d'Irlande

Mon expérience au fil des années tend à confirmer l'idée que le lien entre l'amitié et l'évangélisation n'est pas seulement biblique, c'est une clef pour comprendre le charisme et la mission vincentiens. Dans cet article j'utiliserai la "Petite Méthode" pour examiner la nature du rapport, ainsi que les raisons et les moyens que nous avons de le confirmer.

I. Amitié et évangélisation

dans l'Eglise du Nouveau Testament

La communauté du Nouveau Testament estimait qu'il y avait un rapport très étroit entre l'amitié dans la communauté et l'évangélisation. saint Luc décrit ce lien en ces termes dans les Actes 4,32: "La multitude des croyants n'avait qu'un seul coeur et qu'une âme. Nul ne disait sien ce qui lui appartenait, mais entre eux tout était commun. Avec beaucoup de puissance les apôtres rendaient témoignage à la résurrection du Seigneur Jésus, et ils jouissaient tous d'une grande faveur. Aussi parmi eux nul n'était dans le besoin; car tous ceux qui possédaient des terres ou des maisons les vendaient, apportaient le prix de la vente et le déposaient aux pieds des apôtres. On distribuait alors à chacun suivant ses besoins."

Plusieurs commentaires peuvent être faits sur ces versets. Tout d'abord le premier fait écho à l'enseignement des Grecs, des Juifs et des Romains sur la nature de l'amitié. Par exemple, au 5ème siècle avant J-C, Pythagore fonda une communauté d'amis. Elle avait quatre traits principaux.

*Les Amis vivent dans la parfaite communion d'un seul esprit. Plus tard Aristote devait dire que "l'amitié est une seule âme habitant dans deux corps."

* Les Amis mettent tout en commun.

* Les Amis sont égaux, et l'amitié est une preuve d'égalité.

* Un Ami est un second soi-même.(1)

Le passage le plus remarquable de l'Ancien Testament sur l'amitié, dans Sir 6:14-18, a peut-être été influencé par la pensée grecque après la conquête de la Palestine par Alexandre.(2) L'amitié entre David et Jonathan dans 1 Sam 18,1-5 résume cet idéal "Jonathan conclut un pacte avec David car l'aimait comme lui-même.... il lui jura une éternelle amitié. Jonathan se dépouilla du manteau qu'il avait sur lui et il le donna à David, ainsi que sa tenue, son épée, son arc et son ceinturon."

A l'époque romaine, Cicéron se fit l'écho de l'idéal gréco-juif dans une certaine mesure lorsqu'il écrivit:"Tout ce que je peux faire moi-même est de vous exhorter à placer l'amitié au-dessus de toute autre considération humaine que l'on puisse imaginer! Rien d'autre au monde n'est en si complète harmonie avec notre nature... Une vraie amitié est plus puissante que la parenté; car cette dernière peut exister sans la bienveillance, tandis qu'au contraire l'amitié ne peut être sans cet élément... Elle peut être définie comme une identité absolue de sentiments envers toutes choses du ciel et de la terre, une identité qui est fortifiée par une bienveillance et une affection mutuelles. A part l'unique exception de la sagesse, je suis enclin à la considérer comme le plus grand de tous les présents que les dieux ont accordés à l'humanité... De plus c'est de la bonté morale que l'amitié tire entièrement son origine et son caractère. Sans la bonté, elle ne peut pas même exister."(3)

Il est probablement exact de dire que Luc sciemment et délibérément disait que, grâce à la puissance transformatrice de la grâce, les premiers Chrétiens vivaient cet ancien idéal de l'amitié, c'est-à-dire l'unité d'esprit et de coeur exprimée dans une communauté de biens. Bien que certains membres de l'Eglise primitive puissent avoir été des amis intimes, je ne pense pas que Luc voulait dire que tous les membres partageaient nécessairement leurs pensées et leurs sentiments les plus profonds les uns des autres. Ils étaient un seul esprit et un seul coeur dans la mesure où ils se modelaient sur l'esprit et le coeur du Christ. Saint Paul semble soutenir cette interprétation lorsqu'il dit dans Phil 2,2-5: "Mettez le comble à ma joie par l'accord de vos sentiments. Ayez le même amour, une seule âme, un seul sentiment. N'accordez rien à l'esprit de parti, rien à la vaine gloire, mais que chacun, par l'humilité, estime les autres supérieurs à lui. Ne recherchez pas chacun vos propres intérêts mais plutôt que chacun songe à ceux des autres. Ayez entre vous les mêmes sentiments qui sont dans le Christ Jésus." Cet idéal est repris dans de nombreuses autres épîtres, par ex. Rm 15,5-6; 1 Cor 1,10; 1 Pt 3,8.

Ce qui est réellement significatif, c'est le fait que Luc ait introduit un verset sur l'évangélisation au milieu d'un texte sur les relations de communauté: "Avec beaucoup de puissance, les apôtres rendaient témoignage à la résurrection du Seigneur Jésus et ils jouissaient tous d'une grande faveur." Ce qu'il semble vouloir dire est ceci: les relations d'amitié pleines d'affection dans la communauté et l'évangélisation effective dans le monde sont indissociablement liées. Ceci est vrai pour plusieurs raisons.

*Comme le montre le récit des deux disciples sur la route d'Emmaüs, il est fait l'expérience de Jésus ressuscité dans la communauté liturgique où les membres partagent leur vie dans le contexte de la parole de Dieu et de la fraction du pain (cf. Lc 24,13-36; Ac 2,42).

* En tant que membres de cette communauté, les apôtres - comme les disciples sur la route d'Emmaüs - ont le désir et le pouvoir de témoigner de la résurrection du Seigneur d'une manière effective. Leur prédication du kérygme était stimulée par la miséricorde pleine d'amour dont ils faisaient eux-mêmes quotidiennement l'expérience dans la fraternité chrétienne.

*De plus, la communauté chrétienne de charité - le corps du Christ sur terre - était une incarnation vivante de la prédication inspirée de la Bonne Nouvelle par les apôtres, de sorte que le coeur de ceux qui l'entendaient était tout brûlant (Cf. Luc 24:32), et les rendait capable de s'exclamer: "Dieu est vraiment parmi vous" (1 Cor 14,25). Il en résultait que de plus en plus de gens rejoignaient la communauté chrétienne.

II. Pensée de saint Vincent de Paul sur

l'amitié dans la communauté et l'évangélisation

L'amitié a été estimée tout au long de l'histoire du Christianisme. C'était une clef de voûte théologique des écrits de saint Thomas d'Aquin. Il s'en servait pour comprendre de nombreux sujets tels que la Trinité, la grâce, la contemplation, etc. A peu près au même moment, saint Aelred de Rievaulx précisait l'idéal monastique. Dans son oeuvre classique, “L'amitié spirituelle”, il dit: "Dieu est amitié, cela semble étrange n'est-ce pas? Et il n'y a pas de fondement pour cela dans l'Ecriture, mais je n'hésiterais pas à attribuer à l'amitié tout ce qui a rapport à la charité, comme par exemple: 'celui qui demeure dans l'amitié demeure en Dieu et Dieu demeure en lui'."(4)

Au 17ème siècle, un certain nombre de Français, réformateurs post tridentin, entretinrent des amitiés de longue durée avec des personnes de l'autre sexe. Par exemple Jean Eudes fut l'ami de deux femmes, Madame de Camilly et Marie des Vallées. François de Sales fut un ami intime de Jeanne de Chantal, fondatrice de l'ordre de la Visitation.(5) Son amitié affectueuse avec celle-ci eut une influence sur certaines parties de l'Introduction à la Vie Dévote et sur le Traité de l'Amour de Dieu qui sont consacrés à l'amour d'amitié. (6) L'amitié partagée entre l'Evêque et la veuve s'exprime en de nombreuses formes fécondes d'évangélisation. Saint Vincent était conscient de tout ceci. Il est significatif que son unique vision qui nous soit connue démontre sa connaissance du lien qui unissait simultanément François et Jeanne l'un à l'autre et à Dieu. "Il lui parut un petit globe, comme de feu, qui s'élevait de terre et s'alla joindre en la supérieure région de l'air à une autre globe plus grand et plus lumineux, et les deux réduits en un s'élevèrent plus haut, entrèrent et se répandirent dans un autre globe infiniment plus grand et plus lumineux que les autres."(7)

Considéré à la lumière de cette expérience, il n'est pas surprenant que saint Vincent ait entretenu une amitié étroite sinon intime avec Louise de Marillac. Wendy Wright dit que sa relation avec Mademoiselle Le Gras, "était teintée d'une certaine austère réserve reflet de sa personnalité."(8) Ceci dit, leur collaboration porta du fruits de façon extraordinaire. Ensemble, eux-mêmes et leurs disciples servirent et évangélisèrent des dizaines de milliers de pauvres, aussi bien en France qu'à l'extérieur.

La communauté comme lieu d'amitié selon saint Vincent

L'amitié spirituelle de saint Vincent avec Louise lui enseigna beaucoup de choses qu'il n'aurait peut-être pas apprises autrement. Il y a de bonnes raisons de croire qu'elle mit en lumière, sur la base de l'expérience, le lien important qu'il y a entre l'amitié authentique en communauté et une évangélisation dans le monde vraiment inspirée et inspirante. En 1655, il déclare dans une version expérimentale des Règles Communes: "l'amitié fraternelle doit toujours régner parmi nous, au même titre que l'engagement à la sainteté, et ils doivent être sauvegardés de toutes les manières possibles. Pour cette raison nous devons avoir un grand respect mutuel, et nous devons nous accorder 'comme de vrais amis', vivant toujours en communauté. Nous devons particulièrement éviter les amitiés particulières ainsi que toute sorte d'ostracisme, puisque comme l'expérience l'a montré, elles suscitent des factions et détruisent les Congrégations."(9)

Cet idéal trouva son expression définitive dans les 'Règles Communes' de 1658 dans le Chapitre 8, # 2. Bien que saint Vincent eut conscience que les confrères pouvaient former des amitiés profonde de nature non-exclusive, il ne pensait pas que cela devait être la norme. Ce qu'il avait en tête était une union basée sur la conformité à l'esprit et au coeur du Christ. Par exemple il disait à huit confrères qui devaient partir pour l'Irlande: "Soyez unis entre vous et Dieu vous bénira; mais que ce soit par la charité de Jésus-Christ, car tout autre union qui n'est point cimentée par le sang de ce Divin Sauveur ne peut subsister. C'est donc en Jésus-Christ, par Jésus-Christ et pour Jésus-Christ que vous devez être unis les uns aves autres. L'esprit de Jésus-Christ est un esprit d'union et de paix." (10)

Saint Vincent disait que l'amitié dans la communauté devait avoir un certain nombre de caractéristiques spécifiques.

*La gentillesse ou la cordialité. Les deux semblent pratiquement synonymes dans les écrits de saint Vincent. Par cordialité il entend la chaleur des sentiments. En 1658, il dit aux Filles de Charité, que la gentillesse/cordialité était le milieu entre deux extrêmes: froideur sèche d'une part, et exubérance démonstrative d'autre part. “La cordialité, à proprement parler, est l'effet de la charité qu'on a dans le coeur... c'est-à-dire une saillie de coeur par laquelle on fait voir qu'on est fort aise d'être avec une soeur... Il y a des personnes qui ont cette sainte coutume qu'elles n'abordent jamais personne qu'avec une face gaie et riante, et qu'elles ne témoignent, par quelque parole de cordialité, la joie qu'elles ont de la voir.“ (11) Parlant de la dimension affective de la charité, Saint Vincent disait en 1659: "Nous devons nous faire connaître les uns les autres qu'en effet nous nous aimons cordialement... Prévenons ainsi notre prochain des témoignages, de notre affection, non importunément, ni indiscrètement, mais à propos, avec modération et bienséance.”(12) Il n'y a rien de froid ni de contraint chez Saint Vincent dans sa conception de relations cordiales. Au contraire, il estimait qu'il devait exister une vraie chaleur des sentiments dans la vie communautaire.

* La douceur et la compassion. Il est clair que saint Vincent désirait que les rapports entre les membres de la communauté soient empreints de douceur et de bienveillance. Il soutenait que la douceur et la longanimité étaient nécessaires dans et au dehors de la communauté. "La douceur",disait-il, "ne nous fait pas seulement excuser les affronts et les injustices que nous recevons, mais elle veut même qu'on traite doucement ceux qui nous les font par des paroles aimables."(13) Parlant de la nécessité de la compassion, saint Vincent disait dans une conférence sur la charité en 1659: "C'est un acte de l'amour qui fait entrer les coeurs les uns dans les autres et sentir ce qu'ils sentent, bien éloignés de ceux qui n'ont aucun sentiment de la douleur des affligés, ni de la souffrance des pauvres. C'est cette tendresse qui l'a fait venir du ciel; il croyait les hommes privés de sa gloire; il fut touché de leur malheur. Nous devons de même nous attendrir sur notre prochain affligé et prendre part à sa peine.(14)

* Le respect mutuel. Quelqu'un a du respect lorsqu'il va au-delà des apparences pour estimer et considérer une autre personne, parce qu'il sait et croit qu'il ou elle est fait à l'image de Dieu et à sa ressemblance et a été racheté par le sang de Jésus. Parlant des rapports entre la bienveillance et le respect, saint Vincent disait "le respect sans la cordialité n'est pas un véritable respect la cordialité sans le respect ne serait pas solide, mais engendrerait quelquefois des familiarités peu séantes et rendrait cette cordialité mince et sujette au changement; ce qui n'arrivera pas si la cordialité est jointe au respect, et le respect à la cordialité.” (15)

* L'amour exprimé en actes. Saint Vincent dit que l'amour affectif a besoin de s'exprimer par en actes effectifs. En d'autres termes nos sentiments envers les confrères doivent se manifester en actes de charité. Par exemple il déclare dans sa conférence sur la charité: "Ce n'est pas tout d'avoir la charité dans le coeur et dans les paroles; elle doit passer dans les oeuvres et alors elle est parfaite et devient féconde en ce qu'elle engendre l'amour dans les coeurs vers lesquels elle s'exerce; elle gagne tout le monde.” (16)

Comparaison entre la gentillesse et l'amitié

Dans les ouvrages de psychologie moderne une distinction est faite entre proximité et intimité.(17) La proximité est l'affection éprouvée dans des sentiments de chaleur, d'affection, de tendresse, d'estime etc. L'intimité va au-delà de la proximité en s'engageant dans une communication profonde et vraie de toutes ses pensées et tous ses sentiments. Etant donné cela, saint Vincent préconisait la proximité plutôt que l'intimité, la cordialité plutôt que l'amitié en communauté.

Des études ont indiqué qu'en pratique, la plupart des hommes préfèrent la proximité à l'intimité. Par exemple, le rapport Mc Gill sur l'Intimité Masculine observe: "Dire que les hommes n'ont pas d'amis intimes semble, à première vue, trop abrupt et rapidement des objections surgissent de la plupart des hommes... Cependant, seulement un homme sur dix a un ami avec lequel il discute de travail, argent, mariage; seulement un sur plus de vingt vit une amitié où il révèle ses sentiments personnels."(18)

Des études montrent encore que lorsqu'un homme vit une relation intime, c'est en général avec une femme. Malheureusement, l'intimité entre hommes est rare.(19) Ainsi, pour autant qu'elles puissent être souhaitables, les amitiés profondes, non-exclusives entre confrères sont l'exception plutôt que la règle. Cependant certains d'entre nous ont formé des amitiés de cette qualité avec des personnes, homme ou femme, en dehors de la communauté.

En dépit des dangers et difficultés que cela comporte, ces amitiés peuvent avoir de nombreux effets bénéfiques.(20) Elles peuvent dissiper la solitude, stimuler les esprits, protéger le célibat, guérir les souvenirs douloureux, approfondir la connaissance de soi-même, développer les capacités d'empahtie et servir de médiation à la présence de Dieu. Saint Aelred de Rievaulx célébrait les fruits de ces sortes d'amitié dans le Miroir de la Charité lorsqu'il écrivait: "C'est une si grande joie d'avoir la consolation de l'affection de quelqu'un - quelqu'un auquel on est profondément uni par les liens de l'amitié, quelqu'un en qui notre esprit fatigué peut trouver le repos et en qui nous pouvons épancher nos âmes.... Quelqu'un dont la conversation est aussi douce qu'un chant dans la monotonie de notre vie de tous les jours. Il doit y avoir quelqu'un dont l'âme sera pour nous un refuge où nous glisser quand le monde nous accable trop, quelqu'un à qui nous pouvons confier toutes nos pensées. Son esprit nous donnera le baiser réconfortant qui guérit tous les maux de notre coeur endolori. Il pleurera avec nous lorsque nous serons dans la peine et se réjouira avec nous quand nous serons heureux et il sera toujours là pour être consulté lorsque nous serons dans le doute. Et nous serons si profondément liés dans nos coeurs que, même s'il est loin, nous nous retrouverons toujours unis par l'esprit... lorsque la grâce du Saint-Esprit se répand sur tous les deux. Dans cette vie sur la terre nous ne pouvons aimer que peu de gens de cette manière, à la fois avec le coeur et l'esprit car ils nous sont plus proches par les liens de l'amour que tous les autres."(21) D'amitiés comme celles-ci, il résulte qu'un amour affectif et effectif se répand à la fois sur les membres de la communauté et aussi sur les pauvres, de telle manière qu'il s'établit une harmonie plutôt qu'un conflit entre les différentes formes d'affection dans notre vie.

Le lien entre amitié et évangélisation selon saint Vincent

Il y a des indications claires qui montrent que saint Vincent établit un rapport entre l'amitié en communauté et l'évangélisation effective dans le monde, comme le fit saint Luc. Il y a au moins deux manières de vérifier cela.

* Premièrement, son Dieu était un Dieu de compassion. C'est en raison de son amour pour l'humanité souffrante que le Père envoya son Fils Bien-aimé. C'est l'amour compatissant de Jésus pour les pauvres, qui motiva sa prédication, ses oeuvres de charité et ses oeuvres de puissance (Cf. Mt 9,36). Les membres de la Congrégation de la Mission seront motivés par la même compassion s'ils ont d'abord expérimenté cette forme d'amour chrétien en communauté.

* Deuxièmement, saint Vincent pensait qu'à moins qu'il n'y ait cette unité d'esprit et de coeur dans la communauté, le témoignage d'union au Christ serait impossible. Parlant aux missionnaires qui se préparaient à partir pour l'Irlande, il disait: "Comment pourriez-vous attirer les âmes à Jésus Christ, si vous n'étiez pas unis entre vous et avec lui-même? cela ne se pourrait pas; N'ayez donc qu'un même sentiment et une même volonté; autrement ce serait faire comme les chevaux qui, étant attelés à une même charrue, tireraient les uns d'un côté, les autres de l'autre, et ainsi ils gâteraient et briseraient tout. Dieu vous appelle pour travailler en sa vigne; allez-y comme n'ayant en lui qu'un même coeur et qu'une même intention; et par ce moyen vous en rapporterez du fruit." (22)

III. Le lien entre amitié et évangélisation

pour les Missionnaires d'aujourd'hui

De nos jours, on est d'accord dans la Congrégation pour penser que la communauté existe pour évangéliser. Par exemple, la version des Constitutions de 1980 déclare: "Cette vie fraternelle en commun, continuellement nourrie par la mission, forme une communauté qui contribue à la fois au bien des personnes et à celui de la communauté et rend le travail d'évangélisation plus effectif."(23) Dans le récent ouvrage sur les voeux, nous lisons ces paroles frappantes: "Suivre Jésus ne peut être envisagé et vécu que dans l'amitié et les relations fraternelles. La véritable communion fraternelle soutient le missionnaire dans sa réponse au don du célibat qu'il a reçu. La vie communautaire doit être un lieu privilégié pour exprimer l'affectivité qui fait partie de la vie de chacun.”(24)

La même interrelation était reconnue dans les déclarations sur le charisme produites par les trois régions de la Province d'Irlande en 1985. Par exemple, la version de Dublin disait: "Nous, membres de la Congrégation de la Mission, sommes appelés à faire l'expérience de l'amour doux et compatissant du Christ en communauté et à partager cet amour avec ceux vers qui nous sommes envoyés." La compassion empreinte de respect est certainement la qualité, par excellence, qui doit imprégner notre vie communautaire, nos amitiés et par voie de conséquence notre travail d'évangélisation. Dans Luc 6,36-39, il est clair que trois attitudes sont contraires à une telle bienveillance d'amour: le jugement, la condamnation et la rancoeur. Elles affaiblissent la confiance, étouffent l'affection et contristent l'Esprit Saint. Pour que la cordialité s'épanouisse, les communautés doivent décider de s'abstenir en pensée et en parole de ces attitudes négatives. Quand elles prennent un tel engagement - il peut être inscrit dans le projet communautaire - elles créent un climat de sécurité au plan psychologique dans lequel la confiance mutuelle s'épanouit dans un esprit de liberté, de joie et de paix.

Les Lignes d'Action de 1986, # 13, attirent l'attention sur d'autres obstacles à la cordialité en communauté.

° A l'occasion, un individualisme ou une autonomie excessive dans la prise de décision:

° Une façon superficielle de vivre ensemble qui entrave notre disponibilité à écouter et à respecter les personnes.

° De plus, il y a des confrères qui vivent ensemble sans se connaître suffisamment bien les uns les autres, sans prendre le temps de s'écouter, et qui cherchent en dehors de la communauté le dialogue et le soutien qu'ils ne trouvent pas à l'intérieur, ou auquel ils ne veulent pas eux-mêmes contribuer.

° Par moments, l'accent est mis sur la vie en commun et la régularité sans chercher à approfondir la communion; cela entrave la recherche de la dimension prophétique de la communauté.(25)

La cordialité en communauté est ordinairement le résultat d'un échange spontané et informel dans lequel les confrères s'engagent. Mais ainsi que le P. Robert Maloney l'a observé, (26) un bon projet communautaire peut être un instrument puissant pour créer des structures qui alimentent les idéaux vincentiens, en l'occurrence l'amitié dans la communauté. Il pourrait être bon de réfléchir sur les suggestions suivantes qui furent proposées à la Rencontre de la Région d'Irlande en 1996. Chacune pourrait être incorporée dans un projet qui chercherait à développer l'unité d'esprit et de coeur.

° Journées de réflexion, par exemple pendant l'Avent ou le Carême, au cours desquelles les confrères eux-mêmes donnent les conférences et/ou l'homélie.

° Partages de la foi. Ceci fait partie de notre patrimoine. Saint Vincent invitait les confrères à pratiquer la `répétition d'oraison'. De nos jours, nous avons besoin d'inventer des manières nouvelles et créatives pour le faire. Par exemple, une communauté pourrait pratiquer la Lectio divina bénédictine pour méditer dans la prière sur un passage de l'Ecriture. Ensuite, les confrères pourraient partager leurs réflexions et expériences. Cela pourrait être intégrés dans des journées de réflexion et des retraites en commun, par exemple après la lecture de l'Evangile au cours de la messe.

° Réflexion théologique. Elle peut être définie ainsi: "C'est ce moment où notre expérience ministérielle et notre théologie, notre foi personnelle et la Tradition dialoguent les unes avec les autres".

Cela implique quatre étapes:

- On commence par une expérience venant du ministère, par exemple l'attitude envers des parents dont le fils s'est suicidé.

- On enchaîne sur une analyse de l'expérience, par exemple son milieu socioculturel.

- Puis on procède à une réflexion théologique. Quels points de théologie sont en relation avec cette expérience? Qu'est-ce que la Tradition peut répondre sur ces sujets? Qu'est-ce que ces sujets ont à dire à la Tradition?

- Enfin, on conclut en essayant de voir quelles implications pratiques on peut en tirer, quelles nouvelles perspectives, convictions, attitudes peuvent être prises en fonction de l'expérience, en conclusion de ce processus de réflexion. (27)

Certaines communautés s'arrangent pour avoir une ou deux sessions de ce genre chaque année. Cela demande du temps et des efforts pour bien comprendre le but et la méthodologie propres à cette sorte de réflexion théologique.

° Préparation des homélies. Certaines communautés lisent les textes de l'Ecriture pour le dimanche suivant, assez tôt dans la semaine. Elles y réfléchissent dans la prière, par exemple le lundi pendant les laudes et passent de dix à quinze minutes vers la fin, à partager leurs réflexions.

° Conférences communautaires. Elles peuvent aborder des questions communautaires comme la manière de traiter les conflits et la colère d'une manière constructive, vaincre les obstacles à la confiance, gérer le stress, etc.

° Rencontres avec un `faciliteur'. Certaines communautés s'arrangent pour se rencontrer, une ou deux fois par an, sur le thème des relations en communauté. Un faciliteur compétent et sûr est invité avec le consentement de la communauté, pour passer une heure ou deux avec les confrères. Chacun est libre d'exprimer ses sentiments à propos de sa vie dans la maison. Il donne à chacun l'occasion de parler de toute émotion négative qu'il ressentirait, par exemple le sentiment d'être blessé, contrarié, mal compris etc. De telles réunions peuvent être pénibles, mais elles ont le grand mérite de clarifier les incompréhensions et d'approfondir les liens d'union.

° Prière/liturgie. Des initiatives créatrices peuvent stimuler la vie spirituelle des confrères, par exemple le modèle de prière vincentienne hebdomadaire, recommandé par le Supérieur Général.

° Détente. Les confrères peuvent imaginer des moyens de participer en communauté ou entre communautés à certaines activités tels que le golf, les dîners à l'extérieur pour célébrer des anniversaires, des jubilés, etc.

Conclusion

Ce fut une chance pour moi de passer huit ans comme membre de l'Equipe Missionnaire d'Irlande. Ce moment sur ma route m'a prouvé, s'il en était besoin, que l'efficacité de nos efforts pour évangéliser, était proportionnée à la qualité de notre cordialité et de notre unité. C'est dans la mesure où nous vivons comme des amis très chers que nous expérimentons de la joie et de l'enthousiasme pour notre vocation. Il en résulte que la cordialité de nos relations tend à dissiper l'isolement, les tribulations et le découragement. Que de fois les gens nous ont dit pendant les missions que l'unité et l'affection évidentes des confrères, non seulement les édifiaient, mais apportaient une crédibilité réelle à ce que nous avions à dire. Il semble que dans notre culture individualiste, un nombre croissant de gens aspire au réconfort et à la consolation que seules des communautés qui s'aiment peuvent leur apporter. Saint Vincent parla ainsi de la joie qui résulte de tels rapports, dans une conférence aux Filles de la Charité en 1658: "Saint Paul avait dit en un autre endroit que quiconque est en charité l'a accomplie (la loi)... Notre-Seigneur vous apprend donc le support... c'est un moyen d'avoir une sainte amitié entre vous et de vivre en une parfaite union, et ainsi de pouvoir faire un paradis dès ce monde; de sorte que, si Dieu vous fait la grâce de vous supporter l'une l'autre, ce sera un paradis commencé.”(28) Il dit à peu près la même chose à ses confrères en 1659: "Si Dieu fait cette grâce aux missionnaires, que vous semble d'une telle Compagnie? Leur vie est une vie d'amour; c'est la vie des anges, la vie des bienheureux; c'est le paradis du ciel et de la terre."(29)

Si nous vivons dans l'unité d'esprit et de coeur, nous ferons l'expérience de la bonté et de la compassion de Dieu. Nous aurons, en conséquence, le désir et le pouvoir de proclamer ce même amour divin, en de nombreuses manières effectives, en démontrant sa réalité et son attirance, par la manière dont nous vivons ensemble. Comme le dit le Ps 133, 1&3: "Qu'il est bon, qu'il est doux d'habiter en frères tous ensemble... Là, Yahvé a voulu la bénédiction."

(Traduction: Mme Monique Amyot d'Inville)

1 Rosemary Radar, Breaking Boundaries: Male/female Friendships in Early Christian Communauties, New York, Paulist Press, 1983, p. 24.

2 James Mc Evoy, "Friendship and Love" Irish Theological Quarterly, No. I, Vol. 50, 1983/1984, pp. 38-39.

3 Laelius De Amicitia, 4. 15-5. 19. Au 12ème siècle, saint Aelred de Rievaulx a été très fortement influencé par ce traité.

4 (Kalamazoo, Michigan: Cistercian Publications Inc., 1977), 66; Aelred Squire, "God is Friendship," Aelred of Rielvaux: A Study, Kalamazoo, Michigan, Cistercian Publications Inc, 1981, pp. 98-111.

5 Voir: Elizabeth Stopp, Trans., & Ed., St Francis de Sales: A Testimony by Jane de Chantal, London, Faber & Faber, 1967.

6 Wendy Wright, Bond of Perfection: Francis de Sales and Jane de Chantal, New York, Paulist Press, 1985.

7 Abelly, La vie du vénérable serviteur de Dieu Vincent de Paul, édité par Pémartin, t. II, p. 334.

8 Bond of Perfection, 26.

9 John Rybolt C.M. Ed. "Codex Sarzana," Vincentiana n° 33, 1991, pp. 307-406.

10 SV Ab II, 145.

11 SV X, 486.

12 SV XII, 274.

13 SV XII, 192.

14 SV XII, 270-271.

15 SV IX, 143

16 SV XII, 274

17 Thomas et Patrick Malone, "Balancing Closeness and Intimacy, "The Art of Intimacy, London, Simon & Schuster Ltd., 1987, pp. 25-29.

18 Cité par Donna Tiernam Mahoney, Touching the Face of God: Intimacy and Celibacy in Priestly Life, Boca Raton, Florida, Jeremiah Press, 1991, p. 104.

19 Cf. Daniel Levinson, The Seasons of a Man's Life, New york, Ballentine, 1978, p. 335; Lillian Rubin, Intimate Strangers, London, Fontana, 1985, pp. 129-131.

20 Voir: Pat Collins C.M., Maturing as a Priest The Furrow, Nov. 1990, pp. 605-615.

21 Cité par Aelred Squire, Aelred of Rielvaulx: A Study, Kalamazoo, Mich., Cistercian Publications, 1981, pp. 49-50.

22 Abelly II, 166

23 Cité par John Rybolt C.M., As Good Friends. Reflections on the development of the Concept of Fraternal Life in the Congregation of the Mission, Vincentiana 1994), pp. 475-478.

24 Instruction sur la Stabilité, la Chasteté, la Pauvreté et l'Obéissance dans la Congrégation de la Mission, Vincentiana 1996/1, p. 24.

25 Lignes d'action, 1986-1992 et d'autres documents, 37ème General Assembly, Rome, Publications Vincentiennes, 1996, p. 40.

26 Vie communautaire et projet de communauté, Un chemin vers les pauvres. Spiritualité de Vincent de Paul Desclée de Brouwer, Paris, 1994, pp. 168-169.

27 Voir: Guideliness for Theological Reflection, Guideliness for Pastoral Formation, Dublin, Irish Association for Pastoral Formation, 1991, p. 27

28 SV X, 478

29 SV XII, 275