Pour une inculturation de la Vie Consacrée dans le contexte malgache

Pour une inculturation de la Vie Consacrée

dans le contexte malgache

Benjamin Ramaroson, C.M.

Province de Madagascar

Inculturation, voilà un mot en vogue, à la mode dans le "jargon ecclésiastique", un mot couronné d'une aura et fort d'une large audience. Et tout le monde croit le connaître et croit faire de l'inculturation... Or s'il y a un domaine où on doit être très prudent, c'est celui de l'inculturation. Cet article ne sera qu'une humble contribution. Les pages qui suivent ne prétendent donc pas développer une doctrine sur l'inculturation de la vie consacrée, d'autant plus que les analyses faites concernent surtout le contexte malagasy. Toutefois elles peuvent nous aider à avoir une idée de la difficulté de l'inculturation en même temps que de sa richesse.

Je subdiviserai ainsi mon exposé : En premieu lieu, en guise d'introduction, j'essayerai de situer le problème de l'inculturation (une urgence, un défi et un devoir; question de vocabulaire à propos de l'inculturation). Et en deuxième lieu, j'aborderai un aspect particulier de la Vie consacrée pour illustrer notre propos, la vie communautaire, en ralation avec les catégories malagasy de fihavànana et de fianakàviana

A. Introduction au thème de l'inculturation

1. Inculturation : urgence, défi, devoir

Comment demeurer chrétien, surtout religieux, dans le contexte actuel sans "s'aliéner" ni se renier soi-même, et trouver sa véritable place, pour qu'on ne soit pas un "contre-témoignage" pour les autres? Bref, comment être pleinement religieux et pleinement malagasy ? Pour moi, en cette fin de siècle où partout des congrégations célèbrent le centenaire de leur arrivée à Madagascar et surtout où le recrutement se fait partout en grand nombre, je ne peux m'empêcher d'avoir une certaine inquiétude en pensant à l'avenir: comment seront ces congrégations ? Le seul problème grave qui se pose est celui de l'inculturation: ces congrégations bien qu'internationales seront malagasy ou ne seront jamais. C'est l'avenir de ces communautés à Madagascar qui est en jeu d'autant plus que les membres sont de plus en plus malagasy. Il faut aider ces membres à avoir une vie pleinement consacrée au Seigneur et pleinement malagasy, car si on n'y arrive pas on risque d'avoir des membres dont une partie de leur être et de leur vie reste encore en marge de la consécration, d'où une duplicité dans la manière de vivre la donation au Seigneur. Il n'est pas surprenant de voir des religieux qui font des choses qui perturbent la vie de la communauté (relation très ambiguë avec la famille...) et tout cela bien sûr en cachette .... Cela crée des conflits intérieurs pour l'intéressé et des problèmes pour la communauté. Donc la tâche d'exprimer la vie consacrée dans la culture et par la culture dans laquelle on vit aujourd'hui est un des grands défis de l'avenir de la vie consacrée, face à la diversité des milieux... C'est pour cela que l'inculturation est un devoir urgent pour toutes les congrégations. Elle n'est pas facultative, elle est une exigence de notre foi elle-même. Sans l'inculturation, la foi restera superficielle sans profondeur ni engagement personnel et risque même de devenir un contre-témoignage. L'exemple du deuxième voeu l'illustre et les gens le comprennent difficilement... Sans l'inculturation, il n'y aura pas de véritable implantation. Paul VI déclarait dans ce sens aux Evêques d'Afrique:

"C'est à vous qu'il revient de rendre vivante et efficace la rencontre du christianisme avec l'antique tradition africaine. C'est alors qu'on pourra parler de véritable implantation, de l'Eglise. Il s'agit de susciter ou d'approfondir une nouvelle civilisation, à la fois africaine et chrétienne. Et nous affirmons avec vous que ce projet est réalisable, avec la grâce de Dieu... "

L'Instrumentum laboris de l'assemblée spéciale pour l'Afrique du Synode des Evêques s'exprime ainsi au sujet de l'inculturation :

"L'inculturation ne constitue pas une nouvelle méthode d'évangélisation, elle est plutôt un concept autour duquel s'articule tout projet d'évangélisation. L'inculturation semble être aujourd'hui comme un devoir urgent de l'Eglise d'Afrique."

Monseigneur Jean Guy, regretté Président de la Conférence Episcopale Malagasy, dans son intervention lors du Synode Africain à Rome a donné quelques précisions à propos de l'inculturation: « on n'est plus au stade de la revendication, il s'agit maintenant de concrétiser les orientations théoriques... la voie est largement ouverte...Mais puisque c'est `une nouvelle intelligence de la foi', le discernement est nécessaire».

Que signifie alors l'inculturation, et plus particulièrement l'inculturation de la vie consacrée ?

2. Question de vocabulaire :

a) Ce que ne doit pas être l'inculturation.

L'inculturation ne doit pas être une espèce de folklorisme. Ce n'est pas en s'habillant par exemple comme les autochtones ou en logeant dans des cabanes qu'on fait de l'inculturation. Mais il faut savoir le pourquoi de tout cela. Un autre exemple: ce n'est pas en élisant un malagasy comme supérieur qu'on fait la malgachisation de la vie communautaire, en croyant que lui au moins doit connaît l'âme malagasy. Il faut plus que cela... Toutes ces attitudes et d'autres encore sont ce j'appelle du « folklorisme », c'est-à-dire qu'on reste seulement au plan du pittoresque. Dans cette même ligne, on peut aussi appeler folklorisme l'inculturation de certains rites lors des professions religieuses, car assez souvent on en reste à ce qui est superficiel et à ce qui est beau sans aller jusqu'à l'essentiel... Le rite n'est qu'un épiphénomène de l'inculturation profonde. Même si les rites sont intimement liés à la culture, ils n'en constituent pas l'essentiel. Un rite culturel ne se christianisme pas par simple transfert dans une célébration chrétienne. Le plus important est de se mettre à la recherche des vraies valeurs qui peuvent être intégrées dans la foi. Les rites ne sont en général que porteur d'une inspiration, d'une mystique... Il faut aller en profondeur pour sortir du folklorisme.

L'inculturation n'est pas non plus simple adaptation, essayant «de mettre à la couleur locale”, à partir des fomba (coutumes), le message évangélique surtout dans le domaine liturgique. Avec l'`adaptation', on risque de mélanger beaucoup de choses et même de faire du syncrétisme.

Enfin l'inculturation n'est pas un retour au passé. Ce n'est pas favoriser une attitude passéiste en mettant le fomba en exergue. Définir l'inculturation comme un retour aveugle à des pratiques anciennes, c'est pervertir son sens.

De ce fait, il faut reconnaître que le processus de l'inculturation ne se fait pas du jour au lendemain. Il faut beaucoup de temps car il ne s'agit pas d'une simple adaptation extérieure mais une ultime transformation des valeurs authentiques par leur intégration dans ce qu'est la foi et l'enracinement de cette dernière dans la culture. Ce n'est pas seulement et uniquement une transformation des mentalités, mais surtout une incarnation totale de la foi et, donc, ici, de la vie consacrée.

b) ce qu'est l'inculturation

Avant de définir ce qu'est l'inculturation essayons de voir ce qu'est la culture, lieu de l'inculturation. Gaudium et Spes au n° 53 la définit ainsi :

Au sens large, le mot « culture » désigne tout ce par quoi l'homme affine et développe les multiples capacités de son esprit et de son corps ; s'efforce de soumettre l'univers par la connaissance et le travail ; humanise la vie sociale, aussi bien la vie familiale que l'ensemble de la vie civile, grâce au progrès des moeurs et des institutions ; traduit, communique et conserve enfin ses oeuvres, au cours des temps, les grandes expériences spirituelles et les aspirations majeures de l'homme, afin qu'elles servent au progrès d'un grand nombre et même de tout le genre humain »(§2)

En d'autres termes, la culture est l'univers humanisé que se crée, consciemment ou inconsciemment, une collectivité. C'est la présentation par la collectivité de son passé et de son projet d'avenir, de ses institutions et de ses créations typiques, de ses habitudes et des ses croyances et de ses comportements caractéristiques, de sa manière originale de communiquer, de travailler... En un mot, la culture désigne la manière de se comporter d'une collectivité et de chacun de ses membres, de penser, de juger, de se percevoir et de percevoir.

Le message évangélique

Arrivé à ce point, il est bon aussi d'affirmer d'emblée la distinction radicale du message évangélique d'avec toute culture. En effet, la foi au Christ n'est pas le produit d'aucune culture, elle tire son origine d'une révélation de Dieu (Jn 1, 13). La foi ne peut jamais s'identifier exclusivement à aucune culture. Saint Paul déjà prêchait la radicale distinction de cette vérité de foi d'avec les cultures de son temps (I Co 1, 22-23). Donc l'Eglise ne s'identifie à aucune culture même pas à la culture occidentale à laquelle elle est liée par son histoire.

Cependant, une fois affirmé ce principe de distinction, il ne faut pas croire qu'entre l'Evangile et les cultures, il y a purement et simplement séparation et dissociation. Si c'est le cas ce n'est plus la peine de parler d'inculturation. Le Christ Lui-même a vécu dans une culture particulière et tout au long de l'histoire l'Eglise s'est incarnée dans des milieux socioculturels déterminés. En quoi consiste alors l'inculturation ?

c. Processus de l'inculturation.

Je n'hésite pas à souligner, d'emblée, que c'est un processus très complexe. Ce n'est pas la réception mimétique du christianisme.

«Le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous» (Jn 1, 14). Dans ces paroles de St Jean se trouve ennoncé ce que l'on appelle aujourd'hui l'inculturation. Dieu s'est fait homme pour que les hommes parviennent à devenir ses fils. Par l'Incarnation Jésus est sady Andriamanitra no olombelona, ou tena Andriamanitra no tena olombelona (Jésus est pleinement Dieu et pleinement homme). C'est ainsi que le catéchisme traditionnel définit la seconde personne de la Trinité. Je crois que cette formule est intéressante quand on veut définir ce que doit être une inculturation. Ici comme dans la formule concernant la deuxième personne de la Trinité, il ne faut pas renverser l'ordre des deux membres de la phrase. Dans la conjonction de coordination sady...no, c'est le premier membre qui établit la donnée principale et ouvre un mouvement descriptif dans lequel le deuxième membre, entraîné par enchaînement naturel vient ajouter une spécification supplémentaire et en quelque sorte nouvelle.(c'est le processus illustré par la parabole du pain et celle de la pâte: la parabole du grain qui pousse tout seul tandis que le semeur dort (Mc 4, 26-29) et celle du levain sur la pâte (Mt 13, 33). Ce n'est jamais une absorption. C'est pour cela que l'inculturation ne doit pas être une adaptation surtout extérieure, mais une véritable transformation des valeurs culturelles authentiques par leur intégration dans le christianisme et l'enracinement de ce dernier dans les diverses cultures. Elle consiste donc à féconder de l'intérieur de la foi les valeurs culturelles. Cette fécondation nécessitera bien sûr un effort de purification pour que ces valeurs soient conformes aux exigences de l'Evangile. Jésus n'est pas venu abolir mais accomplir, perfectionner. Mais il faut aussi dire dans cet accomplissement «c'est ce qui est de Dieu qu'on doit garder» (Mc 7). Sur ce point l'éclaircissement du document post-synodal Ecclesia in Africa est intéressant. Il faut avoir une théologie complète de l'Incarnation pour qu'il y ait une véritable inculturation, c'est-à-dire prendre l'Incarnation dans ses trois dimensions : historique, pascale et enfin pneumatique (n° 60-61). Assez souvent, on oublie ces deux dernières dimensions. C'est pour cela qu'on tombe assez souvent dans le folklorisme ou dans l'adaptationnisme ou dans une attitude passéiste.

Ensuite dans le domaine de l'inculturation, il faut savoir distinguer unité et uniformité.

Cela nous amène à l'exigence d'un bon discernement : comment doit-on concevoir l'inculturation de la vie consacrée ?

3. Inculturation de la vie consacrée

Nous devons tout d'abord reconnaître que la vie religieuse n'est pas arrivée à Madagascar à l'état pur mais sous un vêtement -qui est d'ailleurs plus qu'un vêtement extérieur, mais une culture- européen surtout. Cela a beaucoup d'influence sur le processus d'inculturation.

Ensuite, il est bon de signaler que l'inculturation de la vie religieuse doit être le fruit de l'inculturation de la foi. Elle progresse avec elle, elle ne peut se passer d'elle sous peine d'être artificielle et fragile, sans enracinement. On voit donc mal comment, dans une Eglise particulière, des religieux pourraient y travailler si l'ensemble de cette Eglise n'y est pas sensibilisée. Bien sûr, les instituts peuvent être des moteurs mais le moteur ne suffit pas, il faut la voiture tout entière pour faire un véhicule. Il ne convient pas donc qu'une communauté religieuse se transforme en laboratoire d'inculturation qui échappe à l'autorité ecclésiale.

Pour qu'il n'y ait, donc, pas de déviations, il est bon de rappeler les critères fondamentaux qui ont été relevés par le Concile pour la rénovation de la vie religieuse (P.C., 2),à savoir les cinq fidélités: au Christ et à l'Evangile, à l'esprit du Fondateur (trice), à la vie de l'Eglise, au monde avec ses besoins et aspirations, et une meilleure adaptation aux exigences des temps et des lieux. En dehors de ces critères, on risque de ne pas avoir une inculturation authentique et ecclésiale.

Comme vous le voyez pour bien faire de l'inculturation, il faut bien connaître les deux identités, identité de la vie consacrée et identité malagasy; « sady relijiosy no malagasy » (pleinement religieux et pleinement malagasy); une vie religieuse fondée sur un patrimoine identique, essentiel, constitutionnel, mais exprimée dans la culture authentiquement malagasy.

B. Vie communautaire. Fihavànana-fianakàviana

C'est à partir des deux catégories fihavànana et fianakàviana que j'essaierai d'entrevoir ce que peut être une inculturation de la vie communautaire. Pourquoi fihavànana-fianakàviana? Tous les rapports entre les membres de la société, l'organisation de la vie en général, se fondent sur le Fihavànana et sur le Fianakàviana. On ne peut donc pas en faire fi si on veut réfléchir sur le type de rapports à établir dans la vie communautaire.

Vu cette perspective, c'est l'approche anthropologique, entrevue surtout sous un angle plutôt social que psychologique ou philosophique, qui servira de guide de recherche. Mais il est bon déjà de souligner que c'est dans une vision d'ensemble que j'entreprends mon analyse car chaque tribu et chaque clan a ses spécificités que je ne peux pas toutes relever dans cette étude très brève.

De ce fait, le problème sera traité de façon la plus concrète possible sans pour cela rester uniquement sur le plan de l'observation. Pour mettre en exergue le but de l'analyse, faire resurgir le thème sady relijiosy no Malagasy (l'inculturation de la vie consacrée : être pleinement consacré et pleinement malagasy), je vais tâcher de montrer qu'il peut exister une certaine analogie entre les trois termes fihavànana - fianakàviana - vie communautaire. Pour y parvenir, je vais subdiviser ainsi mon exposé: origine, fondement, structure, finalité et valeurs, moyens. Mais il faut dire d'emblée que tous les points sont solidaires et complémentaires. J'ai choisi ce procédé uniquement par pure commodité.

1. Vocabulaire - Origine

La plupart des auteurs qui ont fait des études sur le fihavànana et le fianakàviana reconnaissent que ces mots sont difficilement traduisibles en français.

« Le fihavànana revêt tant d'aspects et s'exprime sous tant de formes qu'il est impossible de l'exprimer dans une définition unique, claire et limpide.»

C'est pour cela qu'il est mieux de partir de la pensée suggérée par ces mots fihavànana et fianakàviana pour les comprendre.

Entre Malagasy, on pense assez souvent que le «fihavànana» va de soi. Tout Malagasy est sensé le «comprendre» et le vivre sans avoir à l'expliquer car son existence toute entière ne s'explique qu'à l'intérieur de cet «univers». Il n'y a rien dans la vie d'un Malagasy qui ne soit pas imprégné du fihavànana. Le fihavànana est donc le lien qui unit l'homme malagasy à son univers:

« Le fihavànana est une réalité propre à l'humanisme Malagasy: le dire, l'agir et l'être malagasy vibrent de la profondeur de cette réalité, source de relations multiples où dominent l'affection et l'amour, conscience d'un savoir-vivre et d'une valeur propre qui serait, dans la vie rivée du Malagasy, l'expression typique de sa manière d'être-au-monde»

Il est intéressant alors de saisir l'origine de cette réalité profonde chez les Malagasy. Quelques proverbes peuvent nous y aider. « Ny olombelona ohatra ny ladim-boatavo ka raha fotorana iray ihany» (les hommes sont comme les ramifications de la tige des courges, à y regarder de près, au fond, il n'y a qu'une seule tige), Pour un Malagasy, ce qui fait la personne c'est la « relation» vécue au sein du fihavànana. Le Malagasy est avant tout membre d'une communauté. Il se définit tout d'abord comme membre de la société où il vit, sans pour autant y être absorbé, et cela grâce au fihàvanana. C'est ce qu'on peut appeler la personnalité corporative. Ce tissu de relations s'étend jusqu'aux ancêtres, source du flux vital, en tant qu'ils sont responsables de sa transmission.

« Face donc à autrui, dans une relation normale, le Malagasy croit à une sorte de sympathie universelle qui lui permet de considérer l'autre comme un père, un frère aîné ou un frère cadet...»

Comme nous pouvons déjà le constater, le fihavànana peut être appliqué à plusieurs niveaux de relations. La nature du fihavànana, sa vraie identité, dépendra donc de la nature et de la qualité de cette relation. D'après l'étude faite par Mgr Randriambololona, cette relation qu'est le fihavànana est constituée par trois éléments : parenté, amour et lien.

Voyons maintenant ce qu'on entend par le fianakàviana. Le fianakàviana est ce qu'on peut appeler le fihavànana ara-pianàhana (littéralement fihavànana par naissance; la parenté, le lien est ici fondé sur la consanguinité). De là, on peut être tenté de penser que le fianakàviana est proche de la famille européenne. On peut se tromper, car ce fianakàviana peut être très élargi. Par exemple, il arrive qu'on considère du même fianakàviana les gens de même tribu... Donc, la notion est très élastique. Toutefois elle est plus restreinte que le fihavànana tout court, qu'on peut surtout considérer comme la "relation" à l'intérieur d'une société au sens large. Les origines de cette "relation" peuvent être diverses. C'est pour cela qu'assez souvent les Malagasy, même s'ils se disent du même fianakàviana, se demandent entre eux: mifanìnona, c'est-à-dire dans quel rameau de la lignée te situes-tu ? C'est ce lien qui détermine le rapport et, donc, en même temps aussi son identité à l'intérieur de fianakàviana, comme quelqu'un qui a une «origine sûre» (tsara fototra). D'où l'importance de la généalogie (tetiàrana) pour savoir votre place dans la lignée et déterminer en même temps vos droits et vos devoirs.

Pour ce qui est de la communauté religieuse, avant d'être une construction humaine, elle est un don de l'Esprit. C'est grâce à l'amour de Dieu répandu dans les coeurs par l'Esprit (Rm 5, 5) que la communauté religieuse prend naissance à travers le charisme du (de la) Fondateur (trice) et c'est grâce à lui qu'elle se construit comme une vraie famille réunie au nom du Seigneur. On peut donc conclure que la communauté est d'origine divine. Elle est née non d'une volonté de la chair ou du sang, non de sympathies personnelles ou de motifs humains, mais de Dieu, d'une vocation divine, d'un attrait (Cf Jn 1, 13). Vivre en communauté est une Vocation. D'où la place importante de la foi. C'est la foi en effet qui permet aux religieux(ses) de saisir cet appel, cette vocation, et de voir les autres comme des frères ou des soeurs, selon le cas:

«Le religieux n'est pas seulement un appelé, selon une vocation individuelle, mais il est un « convoqué», c'est-à-dire un appelé ensemble avec d'autres, dont il partage l'existence quotidienne»

2. Fondement

Si on observe la vie de tous les jours, le fondement du fihavánana semble avant tout être les intérêts qui lient le groupe. En effet, c'est le «donnant-donnant» (atero ka alao) qui en est la modalité.

Par contre, pour le fianakàviana, le fondement est l'amour qui lie les membres. Cet amour se réalise pleinement dans le mariage qui crée la famille (ray aman-dreny sy ny zanaka: parents et enfants) ou dans le fati-drà (lien de sang, un rite par lequel deux personnes se lient et deviennent «consanguines» pour bien marquer qu'elles sont bien unies). Le fianakàviana dépasse de loin le «donnant-donnant» du fihàvanana.

Comme nous l'avons souligné, la vie consacrée se situe dans la ligne de la foi. Un religieux est celui qui veut vivre profondément son baptême en suivant les conseils évangéliques. Le fondement de la vie communautaire est là: l'Evangile, la vie évangélique radicale. C'est la charité chrétienne qui anime les rapports entre les membres, c'est-à-dire le don de soi et l'accueil de l'autre pour une communion. C'est pour cela qu'on dit que la communauté est avant tout un lieu où nous devenons frères et soeurs. De ce fait elle n'est jamais statique comme un fianakàviana où nous sommes nés frères et soeurs. C'est un devenir. Elle est donc une vocation et une réalité à «créer». Elle a besoin de mûrir et de se développer dans la foi. Elle nécessite un cheminement. Le Christ en son mystère pascal demeure alors le modèle dans cette charité. Comme Lui, le religieux doit aimer son frère, comme Il nous a aimés. La charité du religieux est participation à la charité du Christ. C'est ici que se réalise alors ce que nous avons appelé plus haut le« mifaninona», à propos de l'origine du fianakàviana. En effet, l'origine du lien des membres d'une communauté est unique: «samy zanak'Andriamanitra (mêmes fils de Dieu), samy relijiosy, zanak'i ... oh : Zanak'i Md Vincent Depaul» (religieux, fils (fille) du Fondateur, ex : « Fils » de saint Vincent Depaul). C'est en vivant quotidiennement le charisme particulier de la communauté que cela se déploie, car on vient d'une «même racine» (fototra iray ihany, fototra iombonana).

3. Structure

En soulignant que le fondement du fihavànana est l'intérêt, nous pouvons déjà conclure que ce sont les devoirs et les droits qui structurent les rapports au sein du fihavànana. C'est ce qu'on appelle assez souvent firahalahiana (fraternité). Les hàvana (les membres du groupe) doivent se comporter comme des frères et des soeurs. Les dina (chartes) sont là pour indiquer ces droits et devoirs, la façon de vivre cette fraternité; et ceux qui ne respectent pas ces dina sont exclus ou plutôt se font exclure eux-mêmes.

Le fianakàviana est surtout fondé sur le lien du sang qui crée la communion provenant des différentes alliances (fanambadiana (mariage). C'est tout cela qui structure les rapports à l'intérieur du fianakàviana. Il y a les Ray aman-dreny (parents) qui sont la source et les zanaka (enfants) qui ont le devoir de perpétuer ces alliances. Par contre, dans la vie communautaire, il est bon de distinguer deux éléments qui en fait ne font qu'un: union et unité entre les membres pour une communion.

Le premier, plus spirituel, fait l'union. C'est la fraternité, ou communion fraternelle, qui part de coeurs animés par la charité. Cet élément met en exergue surtout la communion de vie et le rapport interpersonnel. Le deuxième élément, plus visible, qui fait l'unité, est la vie en commun ou vie de communauté qui consiste à mener la vie commune fondée sur les règles.

Cela nécessite un vrai cheminement pour une libération intérieure, unique voie pour une vraie communion.

Dans les communautés religieuses, certains documents indiquent d'une manière plus précise comment vivre l'Evangile. Ils ont eux ainsi la qualité de transmettre la volonté de Dieu pour ceux que l'Esprit appelle à suivre le Christ sur la voie ouverte par le fondateur ou la fondatrice. Ce sont les Règles, les Constitutions. Il ne s'agit pas ici de mettre sur le même plan l'Evangile et les Constitutions, elle sont là pour aider à vivre justement la radicalité de l'Evangile. Ces dernières ont plusieurs fonctions dont la non moins importante est l'organisation de la vie de la communauté: la vie fraternelle. Toutefois cette vie fraternelle est différente du firahalahiana (fraternité) qu'on trouve dans le fihavànana. Elle se fonde sur la charité évangélique. A côté de cette charité évangélique, il y a le charisme enseigné par le Fondateur que chaque membre s'efforce d'exprimer. Les voeux, qui ne sont que la marque d'une donation totale au Seigneur, structurent également la vie fraternelle en communauté : « consacrés ensemble, ils découvrent chaque jour que leur suite du Christ, obéissant, pauvre et chaste est vécue dans la fraternité...».

4. Finalité et Valeurs

L'origine, le fondement et la structure illustrent déjà le but du fihavànana: l'harmonie de la vie en société. Si cette harmonie est acquise, alors la communauté est en sécurité et c'est cette sécurité qui garantit l'aina, la vie, donc le bonheur de tous. C'est pour cela que la «vie est douce»: mamy ny aina. Il est nécessaire de la préserver de tous les aléas et de toutes les incertitudes, d'où le fihavànana, la bonne relation, la convivance. La finalité principale du fihavànana est donc l'aina, la vie. Mais, se fondant toujours sur le principe que le fihavànana est en fait fondé sur l'intérêt, qui peut aller jusqu'à l'égocentrisme, le Malagasy n'hésite pas à dire: « raha maty aho, matesa Rahàvana, raha maty Rahàvana, matesa ny omby ao am-bala» (si je dois mourir que l'un des mes havàna meure d'abord, mais si l'un des havàna doit mourir, que les boeufs dans le parc meurent avant). Les valeurs qu'on retrouve dans le fihavànana ont toutes des rapports directs avec l'Aina : le firaisan-kina (solidarité) est requis de tous les membres pour montrer qu'on est du même aina. Sans cela le fiainana (manière de disposer de l'aina) n'est pas possible.

La structure de la famille démontre largement que le but du fianakàviana est la pérennité de l'Aina iombonana (la vie), que l'anaran-dray (le nom de la lignée) continue. C'est pour cela que la valeur principale du fianakàviana est le tsimisara-mianakavy, la recherche de la communion.

La finalité de la vie religieuse est la communion avec Dieu, c'est-à-dire de vivre la vie de Dieu, l'aina divin, qui est la vie d'unité des Personnes de la Trinité. La vie communautaire est le signe prophétique de cet aina divin (vie divine) qui unit tous les membres. En effet, la vie communautaire doit être l'expression de la communion trinitaire et de la communion ecclésiale. Cette communion se réalisera pleinement dans l'eschatologie. Mais, déjà, en tant que signe, la communauté est appelée à la vivre. C'est pour cela que la communauté est le lieu où se fait chaque jour le patient passage du je au nous. Ce passage n'est possible que dans la gratuité du don de soi. Mais la communauté n'est pas un ghetto fermé sur soi. Elle existe pour la mission, pour le Royaume (Cf. Mc 3, 14: Jésus a appelé les disciples à demeurer avec Lui, donc à former la vie communautaire, et ensuite Il les envoie proclamer la Bonne Nouvelle). La vie de communauté est inséparable de l'apostolat, de la mission.

5. Moyens

Nous ne pouvons pas répertorier ici tous les moyens qui aident les membres à vivre le fihavànana ou le fianakàviana ou le fiaraha-miaina (la vie communautaire), nous en choisirons quelques-uns seulement.

Il ne peut pas y avoir de vrai fihavànana sans la confiance comme le souligne ce proverbe: ny ahiahy tsy hiavanana (la méfiance ne porte pas au vrai fihavànana). C'est pour cela que «Un vrai ami vaut mieux qu'un mauvais havàna (membre du même fihavànana» (ny havan-dratsy tsy mahaleo sakaiza tiana). Cette confiance nécessite une fidélité aux dinà et fanèkena (alliances). Ensuite, la confiance amène à un vrai respect de la vie.


Pour entretenir le fihavànana, il est bon de signaler ici les différentes occasions pendant lesquelles tous les havàna se réunissent pour un vrai firahalàhiana (fraternité): fêtes (lànona),enterrements (fandevènana), rites (sàotra ou jòro)...

Dans le fianakàviana, l'esprit de famille, fondé sur l'accueil et le partage réciproque dans la confiance mutuelle, est nécessaire pour parvenir à une vraie communion.

Sans la prière la vie religieuse n'a pas de sens car elle perd le contact avec la source. Elle se vide de sa substance et elle ne peut plus atteindre sa finalité qui est la communion, signe de la communion trinitaire. Dans cette vie de communion, il est nécessaire que le pardon mutuel, l'accueil et le partage fraternel aient une place centrale. D'où l'importance de l'Eucharistie et du sacrement de la Réconciliation dans la vie communautaire.

Conclusion

Le tableau suivant pourrait résumer les propos tenu jusqu'ici :

Thèmes

Fihavànana

Fianakàviana

Communauté-Fiaraha-miaina

Origine

relations sociobiologiques

relations d'ordre biologique (le sang)

Razana-mifaninona-fototra-tetiàrana (généalogie)

Esprit Saint

Foi

Fondateur(trice)

vocation

Fondement

intérêts

amour-affections

charité évangélique

Structure-aspects

droits-devoirs

dina (charte)

Firahalahiana (fraternité)

Fomba (us et coutumes)

alliances (mariage-fati-dra: alliance par le sang)

Constitutions

vie fraternelle-charisme

communion

Finalité

Valeurs

Aina (vie)

Firaisan-kina (solidarité)

Aina (vie)

Tsimisara-mianakavy (communion)

Education

Vie divine

Sainteté

Signe prophétique

Mission

Moyens

Confiance mutuelle

Fidélité aux dina-lanona (fête)-saotra (sacrifice)-fandevenana (funérailles)

Esprit de famille

Fidélité

Prière, Eucharistie, Réconciliation... : Union avec le Christ

Fidélité au Charisme


Nous verrons plus loin le sens de ces mots.

Cf. JEAN PAUL II, Redemptoris Missio, n° 52.

Paul VI DC 74(1997), p. 951.

Synode des Évêques Assemblée spéciale pour l'Afrique Instrumentis laboris, 67.

Mgr Jean Guy RAKOTONDRAVAHATRA venait de décéder.

Mgr Jean Guy RAKOTONDRAVAHATRA in DC n°2094, p. 486.

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JEAN PAUL II, Redemptoris Missio, n° 52.

Idem, n° 52 : « L'inculturation est un processus lent qui embrasse toute l'étendue de la vie missionnaire... »

Idem n°52.

Cf C. GIRAUDO, "Prière eucharistique et inculturation in Nouvelle Revue Théologique 116 (1994), p. 183.

Monseigneur RANDRIAMBOLOLONA Ph. , « Fihavànana, chemin vers la communion » in Aspects du Christianisme à Madagascar (ACM) 1990, p. 253.

H. RAHARILALAO, Eglise et fihavànana à Madagascar, Ambozontany, 1991, p. 132. (C'est nous qui soulignons). A. RAHAJARIZAFY, quant à lui souligne ainsi le fihavànana : « Tout homme avec qui on vit est un hàvana (lié par le sang et l'affection), et toute relation avec lui, ne se conçoit et ne se règle que comme un acte de fihavànana. A. RAHAJARIZAFY, « Sagesse malgache et théologie chrétienne » in Personnalité africaine et catholiscisme, Présence africaine, Paris 1962, pp. 104-105. Donc le fihavànana est à la base de toutes les relations: personnelles, familiales, sociales.

On peut avoir un nombre impressionnant de proverbes, mais j'ai choisi un pour ne pas alourdir le texte et il manifeste largement la conception. Pourquoi les proverbes ? La culture malagasy est orale, ce sont alors ces proverbes qui transmettent assez souvent les valeurs.

Monseigneur RANDRIAMBOLOLONA Ph., idem, p. 254.

Idem, p. 257.

Congrégation ...Idem, p. 15.

Congrégation..., Idem, n°44.

C'est pour cela que vie communautaire a été traduite en malagasy par fiaraha-miaina (littéralement union et unité de vie).

Cf. Const. 3

Idem., n°21.

En effet, en malagasy, il est bon de distinguer aina et fiainana. En français tous les deux se traduisent par vie. Aina c'est le souffle qui, avec le préfixe fi, est la vie vécue au quotidien (Cf H. M. DUBOIS. « L'idée de Dieu chez les anciens malgaches » in Anthropos XXIV (1929), pp. 281-331, XXIX (1939), pp. 751-774 et aussi H. RAHARILALALA, op.cit., pp. 183-186) . C'est pour cela qu'il est bon de traduire la parole du Christ : « Izaho no lalana sy fahamarinana ary aina » au lieu de fiainana .

L'espace et le temps ne nous permettent pas de parler longuement de ces moments importants de la vie à l'intérieur du fihavànana.