Relations avec l'Islam au temps de Saint Vincent. Histoire des faits - attitude de S. Vincent et des missionnaires envers les Musulmans

RELATIONS AVEC L'ISLAM AU TEMPS DE SAINT VINCENT

Histoire des faits - attitude de S. Vincent

et des missionnaires envers les musulmans.

Antoine Moussali, cm

Saint Vincent fut très tôt confronté au fait de l'islam. Nous ne rentrerons pas dans la délicate question de l'historicité intégrale des faits "relatés dans un style enchanteur" tels qu'ils sont rapportés dans les deux lettres du Père Vincent à M. de Comet (1607 et 1608). Mr Dodin (1), à la suite de Coste, en a fait raison. Une chose, cependant, est certaine. Ces lettres traduisent une sorte de hantise de l'islam qui se présente à lui sous le visage de personnes: les pirates, "son maître", "la naturellement turque" tels qu'il se les représentait. Habité par la passion de l'Evangile, avant de l'être plus tard, sous la pression de l'Evénement, par le "Christ évangélisateur des pauvres", le jeune prêtre Vincent ne pouvait pas ne pas avoir été heurté par l'incroyable percée de l'islam. De terres de présence massive chrétienne, l'islam en avait fait, en Orient, terres de présence massive musulmane et, en Afrique du Nord, terres de présence exclusive musulmane. Comment des régions, comme le Maghreb, avaient-elles pu s'éteindre, comme frappées par un destin inéluctable et aveugle? Là pourtant s'étaient illustrés de grands champions de la foi, tels que Tertullien (+155), Cyprien(+260), Augustin (+430). Des martyrs avaient versé leur sang qui, au dire de Tertullien, "avait été semence de chrétiens" tels le diacre Jacques, le lecteur Marcien, Nemesianus et Maximilien, Crispine et Marcienne, Priscille et Acquilée et leurs compagnons et tant d'autres innombrables. Un nombre considérable d'évêchés, qui avait atteint, à la mort de Cyprien, près de 700, y avaient fleuri. Le Maghreb avait donné des Papes à l'Eglise, tels Victor I (189-199), Miltiade (311-314), Gélase I (492-496). Vincent ne pouvait pas ne pas en être "bouleversé", comme l'est une terre par la charrue. Des chrétiens, la-bas, dans les bagnes, en terre d'islam ( Dâr el-islam) souffrent et meurent. Mais venons-en aux faits.

SURVOL HISTORIQUE

C'est en 633 que l'islam part à la conquête de ce que l'on appelle "le croissant fertile" et qui devint, en l'espace de 12 ans, de 633 à 645, terre du "Croissant" .

A partir de 647, les arabes, par vagues successives, pénètrent en Afrique du Nord.

Secondés, à partir du 8_s. par les berbères, ils vont conquérir, entre 695 et 708, tout le Maghreb, traverser le détroit de Gibraltar (Jabal Târiq = la montagne de Târiq), sous la conduite, précisément, du berbère Tariq Ibn Ziyâd (711), occuper Cordoue puis Tolède et pousser même jusqu'a Poitiers (732).

Au 17_s., ce sont les ottomans, issus d'une petite tribu turc (banî 'Uthmân) qui étendaient leur suprématie sur l'Empire musulman, aussi bien en Orient qu'en Occident. Ceux-ci, après avoir évincé, au 14_s., les Abbasîdes, avaient repris l'épopée musulmane et s'étaient fait les champions de l'islam. Leur hégémonie s'étendait, à l'Est, de l'Arabie jusqu'en Chine; à l'Ouest, de l'Egypte jusqu'à l'Océan; au Nord, sur les Balkans d'où ils menacent l'Europe. La Méditerrannée était devenue "lac de l'Islam" (2) dont les corsaires écumaient les eaux faisant main basse sur les biens et les personnes avec pour ambition de montrer la supériorité de la civilisation musulmane sur la civilisation chrétienne et, en tout premier lieu, sur l'Empire espagnol alors à son apogée. Ce phénomène de la course atteindra son apogée entre 1577 (après Lépante) et 1713-1720 (après le traite d'Utrecht) assurant aux chiourmes musulmanes des métaux précieux et des hommes et de fournir des rançons.

Il est à noter que l'expansion ottomane a revêtu, dès ses débuts, des caractères nouveaux spécifiques. Tout d'abord la conquête a été menée au nom de la propagation de l'islam en territoire infidèle (dâr el-harb). Pour mener cette conquête, les ottomans ont disposé d'une armée qui était animée de l'esprit de ghâzî (la conquête religieuse) et qui fut, par la suite, constituée au moyen de la devchirmé (le ramassage) de jeunes chrétiens des Balkans arrachés à leurs familles puis islamisés et turquisés: Ce sont les janissaires (yéni tchéri - la nouvelle troupe) qui ont assuré durant plus de deux siècles, la suprématie des armées ottomanes.

Au 16_ s., il se passe des événements de la plus haute portée historique. L'une concerne le sultan Selim I (1512-1520) qui conquiert le titre de Calife (mot dérive de l'arabe khélifa = lieutenance) sans titulaire depuis la chute de Grenade en 1492; et l'autre, la prise d'Alger par le pirate turc Aroudj, dit Barberousse, qui lui ouvre les portes de l'Algérie tout entière (1516). Son successeur, Kheyreddine Barberousse, poussera la conquête jusque dans la Méditerranée occidentale et livrera cette mer aux pirateries des corsaires barbaresques.

A son arrivée au pouvoir, le sultan Soliman le Magnifique (1520-1566), fils de Sélim 1er, s'empare d'une partie de l'Afrique du Nord, atteint, en Europe, I'Adriatique, les faubourgs de Vienne et les frontières de la Pologne. Mais deux événements majeurs, deux victoires, l'une maritime, Lépante (1571), est remportée par les flottes alliées du Pape, du roi d'Espagne et de Venise. Ce qui amène les turcs à se venger en prenant Tunis aux espagnols (1574). Et l'autre terrestre, qui n'adviendra qu'en 1683. Grâce à l'intervention de la cavalerie polonaise emportée par Jean Sobieski, elle contraindra les turcs à lever le siège de Vienne. Deux victoires qui vont faire barrage à la marche jusque-là triomphante de l'islam et chasser les turcs de Hongrie.

Au Maghreb, la présence chrétienne était réduite, depuis le 12_s., à des marchands, aux captifs prisonniers de "la course": génois, pisans, florentins, vénitiens, français. Il existait, sur les côtes, des établissements permanents appartenant à des nations chrétiennes. Y résidaient des représentants de commerce et des consuls pour protéger les intérêts de ces nations et diriger leurs affaires. Des aumôniers étaient affectés à ces bases, au service des consuls, des commerçants et aussi, éventuellement, des chrétiens captifs dans les bagnes de Tunis et d'Alger.

Au 13_ s. étaient arrivés à Tunis les premiers franciscains (1219), suivis par les dominicains (1234) que rejoignirent les trinitaires de S. Jean de Matta et les mercédaires de S. Pierre Nolasque, fondés les uns et les autres expressément pour la "rédemption des captifs".

C'est au 16_s. que les espagnols s'établissent en Oranie avec la prise d'Oran (1509) et de Bougie (1510). Présence qui devait perdurer en Afrique du Nord jusque fin 18_ s.

Comme on peut aisément le penser, les relations avec l'islam variaient suivant les aléas des intérêts économiques et des versatilités politiques. Quant à la population autochtone, elle n'avait pour ces chrétiens, qu'elle avait catalogués en trois catégories, latins, rûmis (byzantins) et afâriqa (autochtones), qu'un souverain mépris. La mémoire collective gardait ancré en elle le souvenir des exactions "effroyables" commises par les "francs" contre les musulmans, au temps des croisades (1096-1270). Et aussi le souvenir de la répression exercée par la reconquista qui a bouté les musulmans hors d'Espagne. Au milieu du 13_s., les musulmans ne tenaient plus que le royaume de Grenade qui devait résister jusqu'à la fin du 15_s. Comme l'on gardait vivace le souvenir des entreprises guerrières des souverains normands de l'Italie du Sud et de Sicile qui avaient porté le combat en Ifrîqya, sans remporter les succès escomptés, ainsi que de celles du roi de France, S. Louis, en Egypte et à Tunis.

L'imaginaire chrétien, lui aussi, était marqué par les persécutions auxquelles avaient été soumises les populations chrétiennes d'Orient. Sélim 1er, au 16_s., n'avait-il pas conçu le plan d'interdire la religion chrétienne et de mettre à mort les chrétiens qui refuseraient de se convertir? Il n'alla pas jusque-là. Mais il déclara que toutes les églises encore en fonction à Istanbul devaient être converties en mosquées. Les nouvelles églises qu'édifieraient les chrétiens devaient être en bois. Déjà son prédécesseur, Mohammed II, avait transformé en mosquées les principales églises de la ville, dont sainte Sophie. En 1562, la basilique des apôtres où reposait la dépouille de Constantin est détruite. Si quelques églises furent maintenues, c'est moyennant de grosses sommes d'argent que payèrent les chrétiens. En 1595, ce fut le tour des églises de Chio. Ce qui provoqua l'intervention de la France.

On ne pouvait pas ignorer non plus la condition des chrétiens d'Orient soumis à la condition de la dhimmitude (sous tutelle musulmane). Les dhimmis étaient soumis à la loi coranique. Considérés comme des citoyens de seconde zone, ils devaient payer un impôt spécial, la jizya, devaient porter un turban et une ceinture distinctifs de couleur jaune qui les signalait à la dérision des passants, ne pouvaient voyager qu'à dos d'âne (le cheval étant considéré comme un animal noble réserve aux musulmans), se devaient de céder le trottoir devant un musulman, ne pouvaient témoigner à l'encontre d'un musulman devant la justice, ne pouvaient être recrutés aux armées...

Ajouter à cela les positions dogmatiques bien tranchées des uns et des autres. "Hors de l'Eglise point de salut" . Auquel répondait le slogan adverse à "Point de salut en dehors de la Umma" (antum khayru ummatin) .

Il faut, pour juger des rapports qui existaient entre les deux communautés, prendre en considération ces relations d'interférence et analyser les continents de la réalité humaine. C'est dans l'épaisseur de ces conflits et de ces oppositions historiques que prennent racine, au 17_ s., les relations interreligieuses. Réalités qui grèvent les rapports de sérénité et imposent des stratégies qui s'alimentent aux compétitions idéologiques et religieuses, économiques et politiques. Long était encore le chemin qui conduirait vers les nouveaux rivages de Vatican II.

ATTITUDE DE S. VINCENT ET DES MISSIONNAIRES VIS-A-VIS DES MUSULMANS

C'est donc dans un contexte bien précis que va se poser à S. Vincent la question de la présence missionnaire en terre d'islam. Non pas, expressément, pour racheter les captifs. D'autres en avaient fait leur charisme propre. Ni non plus dans le souci de convertir les musulmans. D'autres avant lui s'y étaient essayé, en vain. S. Vincent avait à l'esprit le souvenir de' S. François d'Assise (1182-1226) et sa démarche avortée auprès du sultan d'Egypte, Alâ'ddîn (1199-1220). L'ambition de S. Vincent était d'apporter le soutien matériel, moral et spirituel aux captifs dans les bagnes des villes et à la campagne, leur assurer une présence permanente de réconfort au coeur de la citadelle de l'islam.

Un moment, à la demande de la Propagande, il avait conçu le projet missionnaire d'aide aux chrétiens du Liban. Ce dessein ne se concrétisera pas de son vivant. Il ne devait prendre corps qu'après la suppression de la compagnie de Jésus par Clément XIV, en 1773.

Par contre, sur l'autre rive de la Méditerranée, au Maghreb, des populations chrétiennes sont, soit groupées dans les bagnes des villes, soit affectées aux galères. D'autres individus étaient affectés au service de patrons dans les villes à Alger, Bône, Tunis... et à la campagne. Le service de ces populations était assuré, pour le culte, par des prêtres esclaves et, pour de simples visites, par des religieux...

Le regard de S. Vincent décèle la grande misère de ces chrétiens et déplore "le grand libertinage qui régnait parmi les personnes d'Eglise" ... Une présence permanente s'imposait qui assurerait cette aide matérielle, morale et spirituelle tant souhaitée. Il sera soutenu en cela par le Pape Urbain VIII (1623-1644) et la duchesse d'Aiguillon.

Le 25 janvier 1643 est signé un contrat de fondation d'une maison à Marseille. C'est de la que partiraient les prêtres et frères de la Mission "pour consoler, instruire les pauvres chrétiens captifs en la foi, l'amour et la crainte de Dieu, y faire les missions et les catéchismes, les instructions et les exhortations qu'ils ont accoutumés."

Mais les turcs n'acceptent pas d'aumôniers autres que les prêtres esclaves. Qu'à cela ne tienne. La duchesse d'Aiguillon achète, en 1646, les consulats de Tunis et d'Alger et en fait don à Mr Vincent. Ainsi, par ce biais une présence missionnaire permanente pourra-t-elle être assurée.

Il se décide donc, en 1646, à envoyer à Tunis le frère Barreau, un ancien avocat au Parlement, accompagné de Mr Nouëlly. Ils s'en vont, munis d'une sorte de charte dont il nous plaît de donner une rapide analyse, tant elle est révélatrice d'une attitude puisée à même la source de l'Evangile. Un texte que nous trouvons dans Coste XIII, 306.

La réflexion se plaît à procéder par cercles concentriques. L'on partira volontiers d'un noyau central, I'Incarnation, porteur d'une immense charge d'énergie qui va se diffracter et se cristalliser en une succession d'idées-lumière qui sont des idées-force. Point focal d'où procède la pensée pour, de proche en proche, tirer les conséquences qui s'imposent en vue d'une présence missionnaire bien située dans l'espace et le temps.

Il faut, dit-il, "avoir une particulière dévotion au mystère de l'lncarnation par lequel Notre-Seigneur est descendu sur la terre pour nous assister dans notre esclavage." L'Incarnation, point nodal à partir duquel la pensée, l'action et la contemplation iront puiser leur motivation profonde, trouver leur orientation spécifique, assurer leur ressourcement au service d'un amour "inventif à l'infini' à l'école de Celui qui s'est fait "esclave avec les esclaves" pour les libérer de "l'esclavage". D'où l'importance décisive de la contemplation qui permet, comme il l'écrira un jour à Mr Le Vacher, d'être en symbiose avec Dieu. Car, "le bien que Dieu veut se fait quasi de lui-même sans qu'on y pense"... Ainsi, dans le face-à-face avec lui, pourra-t-on aisément "peser mûrement les choses au poids du sanctuaire devant que de les résoudre ! Etre plutôt pâtissant qu'agissant" (Coste IV, 12).

Autour de ce noyau vont se dessiner les contours d'un premier cercle, celui de la spiritualité missionnaire imprégnée de l'Esprit de l'Evangile: "Se rendre exact aux règles de la compagnie...qui sont celles de l'Evangile" et dont les critères d'authenticité sont à chercher dans ce qu'il appelle, selon la sensibilité du 17_s., "les Vertus qui font le vrai missionnaire: le zèle, l'humilité, la mortification et la sainte obéissance". Sorte de condensé des Béatitudes par lesquelles il s'agira de clamer ouvertement Jésus-Christ aux chrétiens et aux non-chrétiens, aux musulmans en l'occurrence, d'en porter l'annonce par le témoignage silencieux d'une vie consumée à l'ardeur du "zèle" qui est "du feu de l'amour la flamme". Spiritualité à vivre non pas en solitaire, mais en solidarité avec des frères, en communauté dont "Mr Nouëlly sera le directeur."

Cette communauté aura pour mission d'assurer la visibilité de l'Incarnation dans une dimension spatio-temporelle. Se dessinera alors le cercle géographique, lieu d'insertion de l'Evangile: Alger et, au coeur d'Alger, "une maison de location" avec, au centre, "la chapelle" coeur de la communauté, signe de la présence sacramentelle. Et, à l'intérieur du cercle géographique, la carte des relations. En premier lieu les responsables civils: "le vice-roi, le pacha, le divan (I'administration), le peuple". Relations qui supposeront un infini discernement qui permettra de "vivre avec toutes les précautions imaginables". Il savait de quoi il parlait S. Vincent, lui qui avait fréquenté "les grands" pour les sensibiliser à la cause "des petits". Les grands, si susceptibles! Que dire lorsqu'il s'agit de personnes d'une autre culture, d'une autre religion et que l'on est étranger ? Accepter de vivre cette "étrangéité" dans une attitude de profonde "humilité", "et de souffrir volontiers les injures qui leur seront faites par le peuple".

Au coeur du cercle des relations il est un groupe privilégié, celui "des esclaves" et, au premier chef, "les prêtres et religieux esclaves: veiller à l'honneur qui leur est dû", puis, "les marchands", être au milieu d'eux artisan de paix, oeuvrer à "les maintenir dans la plus grande union "possible".

Là s'arrêtent les cercles concentriques. S. Vincent va engager le missionnaire à ne pas oublier les liens qui le relient à sa famille d'au-delà des mers. Il veillera à "donner des nouvelles, non de l'état des affaires du pays, mais de celles des pauvres esclaves et de l'oeuvre que Notre-Seigneur leur commet" en vue de faire oeuvre d'édification là où des frères les accompagnent de leur constante et intense prière.

Et pour finir, deux directives. L'une concernant le zèle que ne sauraient circonscrire les frontières d'une ville: "Aller visiter les pauvres esclaves qui sont à la campagne pour confirmer, consoler, faire l'aumône". L'autre ayant trait au discernement qui veut que l'on "s'assujettisse aux lois du pays" et que l'on fasse preuve de circonspection dans la confrontation avec l'autre différent: "Ne jamais disputer de religion, ne rien dire pour la mépriser". Et enfin, avoir l'esprit ouvert en vue d'une adaptation réussie: "S'instruire de ceux qui habitent de longue date dans ce pays-là".

Zèle ardent, discrétion prudente, patience longanime, disponibilité joyeuse, intériorité active, humilité confiante, respect infini de l'autre aussi bien chrétien que musulman, circonspection et ouverture, intelligence de l'esprit et du coeur... autant de qualités qui font du missionnaire ce lieu où passe l'Esprit pour le Royaume qui vient. Telle est condensée la démarche missionnaire vincentienne au service de l'homme et de l'Evangile en terre d'islam.

Il restait à ces directives de subir l'épreuve du temps et de la vie. Comment les missionnaires vont-ils s'y prendre dans leur rapport avec les musulmans ?

Zèle ardent, tel était le maître-mot.

Il est attesté dans les Mémoires de la Mission que "l'exemple de ces prêtres fervents et dévoués, le rayonnement intime de leur charité, pouvaient donner aux musulmans une idée plus juste du christianisme". Et ailleurs :"Les turcs changèrent leur premier mépris en admiration" (11,144).

Un zèle à haut risque assurément.

La tâche assignée aux missionnaires n'allait pas de soi. Un chemin semé d'embûches."Position souvent périlleuse que tenaient les prêtres de S. Vincent. Ils étaient là pour empêcher les chrétiens d'abandonner leur foi. D'autant que la tentation était vive, car les renégats avaient des situations souvent brillantes." (11,289). Ils étaient fatalement en butte aux sentiments d'animosité haineuse qui animaient certains responsables musulmans, comme cet Aga Mahomet qui déclara un jour sans ambages: "Coupons, mettons en pièces ces chiens de chrétiens qui habitent parmi nous. Commençons par ces chiens de papas (prêtres) qui forcent les musulmans à se faire chrétiens et empêchent les chrétiens de se faire musulmans." (11,283). Ce qui, pourtant, n'avait pas l'heur d'intimider les missionnaires. On aurait pu leur appliquer ce que S. Vincent a dit de Philippe Le Vacher: "C'est un homme qui est tout feu, il a besoin de bride plus que d'éperon".

"Mr Guérin travailla à racheter les jeunes garçons et les femmes en danger de renier leur foi ou de servir à d'infâmes caprices." (11,26) Philippe Le Vacher "rachète un enfant de 8 ans, au prix de 1000 livres et le rend à ses parents à Marseille... Il racheta trois jeunes soeurs; il rendit à la liberté une mère, une fille et un petit garçon de Corse." (11,161,162) Mr Guérin apprend "qu'un enfant de 13 ans avait reçu 1000 coups de bâton parce qu'il ne voulait pas renoncer à Jésus-Christ, et qu'on lui avait déchiqueté un bras. Vite, il intervient, se jette à genoux et finit par arracher l'enfant au prix de 200 piastres." (II, 26)

Un zèle qui conduira à l'exil, à la prison, au martyre.

"A deux reprises, Jean Le Vacher est exilé de Tunis à Bizerte pour avoir détourné des chrétiens qui voulaient se faire turcs... Il est mis en prison pour avoir encouragé Mr Husson, consul, à empêcher qu'aucun marchand français ne consentît à procurer des toiles à voile pour les bâtiments des corsaires de l'islam." (11,20) Après le bombardement d'Alger par Duquesne, celui-ci dit à Jean Le Vacher qui lui reprochait ce bombardement:" Vous êtes plus turc que chrétien Je suis prêtre, répliqua-t-il." Duquesne écrit le 15 juillet 1691: "Le Vacher ne tenait plus debout. Il fallait le porter en litière. Mezzomorto le fit mettre à la bouche du canon, ainsi que 22 chrétiens français."

D'autres connaîtront la prison et la torture. Ainsi Mr Barreau à qui S. Vincent écrit: "J'ai senti une consolation qui surpasse toute consolation de la douceur d'esprit avec laquelle vous avez reçu ce coup et du saint usage que vous faites de votre prison." (II, 202) Et la note continue:"Il est renversé à terre par le pacha qui ordonne à ses bourreaux de lui décharger des centaines de coups de bâton... Il s'évanouit...On lui fait enfoncer des alènes pointues sous les ongles..." (11,202) Mr Montmasson, lui aussi, est emprisonné. "Un Maure lui donna plusieurs coups d'une longue aiguille dont se servent les bourreliers... On lui coupe le nez et une oreille. On lui crève l'oeil. On lui donne un coup de couteau dans le gosier." (11,464) Quant à Mr Piloni, "il est apporté presque mort dans la rue suite à ses bastonnades." (111,15)

Un zèle qui accepte de "souffrir volontiers les injures qui seront faites par le peuple."

Où l'on narre, en effet, que Mr Poissant est mis à la chaîne, lui et ses confrères: "Nous fûmes conduits tête nue et comme des criminels de lése-majesté par la grande rue de la ville. Nous servions de spectacle et de divertissement à la populace qui nous accablait d'injures. Les chaînes étaient si lourdes et si pesantes, que nous ne pouvions ni avancer ni reculer sans souffrir beaucoup." (III, 101)

Un zèle cependant plein d'aménité.

Où l'on apprend que "Mr Guérin, par la douceur de ses paroles, l'affabilité de ses manières...gagna tous les coeurs." Ceux des esclaves, assurément, mais aussi des musulmans, puisqu'il réussit à obtenir du dey que la pratique du culte se fasse, non plus dans le secret, mais ouvertement et "qu'il donne à la religion son apparat extérieur avec ses chants et ses cérémonies... A tel point que les bagnes se transformèrent en autant de petits temples où les esclaves pouvaient librement et publiquement entendre la sainte messe et participer aux divins mystères." (11,18) Bien mieux, au bout de deux ans, accablé, "il demanda la permission au dey d'appeler à son aide un autre missionnaire. Et le dey de répondre: "deux ou trois si tu veux. Je les protègerai comme toi dans toutes les occasions et je ne vous refuserai jamais rien, car je sais que tu ne fais de mal à personne et qu'au contraire, tu fais du bien à tout le monde." (3)

Un zèle qui faisait fi de tous les dangers et forçait l'admiration des musulmans.

Les premiers missionnaires furent presque tous emportés par la peste. C'est le cas de Mr Noël (22 juillet 1647), emporté à l'âge de 33 ans; Mr Guérin (13 mai 1648) qui "n'avait qu'un regret, celui de mourir dans son lit, lui qui avait compté sur le bonheur d'être empalé ou brûlé vif pour son divin maître." (11,37); Mr Le Sage (12 mai 1648); Mr Dieppe (2 mai 1649) qui meurt "les yeux attachés sur le crucifix qu'il tenait entre les mains répétant: 'il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime"; Mr Huguier (avril 1663); Mr Laurence (1704); Mr Faroux (15 juillet 1740) "qui s'était présenté comme volontaire, en tant que supérieur, pour aller soigner les pestiférés, malgré les protestations des confrères" qui s'étaient portes volontaires à qui mieux mieux. Frère Guesdon (4 août 1740)...

Un zèle discret fait de témoignage effacé et silencieux.

Car, il n'était pas question de chercher à convertir les musulmans. Philippe Le Vacher écrira: "Il est plus facile et plus important d'empêcher que plusieurs esclaves se pervertissent que de convertir un seul renégat." (11,163) S. Vincent avait été clair à ce sujet: "Vous n'êtes pas chargés des turcs ni des renégats." Pourtant Philippe Le Vacher allait passer outre. Il écrira:"Dieu m'a fait la grâce de retrouver deux pierres précieuses qui étaient perdues; elles sont de grand prix et jettent un éclat tout céleste." (11,166). Mr Guérin avait même été plus loin: "Secrètement il rencontrait des turcs, approchait même l'aîné des fils du dey Ahmed Khodja, Mohamed Chebli qui, en 1646, s'enfuit en Sicile pour s'y convertir. "(4) Mr Duchesne s'appliquera à "apprendre l'arabe avec un marabout...Et ira même jusqu'a dialoguer avec lui sur Jésus." (11,525)

Ce florilège suffit. Il montre quelles formes de fidélité a inspiré le zèle brûlant des missionnaires et l'impact que cela a eu sur les esprits et les coeurs aussi bien des chrétiens que des musulmans. Nous résumerons tout cela, pour finir, en ces quelques termes: Courage intrépide pour la défense et le salut des chrétiens en détresse; silence respectueux face à l'autre différent; générosité héroïque face à la peste, la torture et le martyre.

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(1) DODIN A., de Monsieur Depaul à saint Vincent de Paul, O.E.l.L./Histoire, Paris, pp. 144-155

(2) PIRENNE H., Mahomet et Charlemagne, P.U.F., Paris, 1970, p.215

(3) GOYAUX G., La France missionnaires, Paris, 1948, p. 17.

(4) VAUMAS G., L'éveil de La France au 17_s.