Saint Vincent, prêtre de la Charité au service des pauvres. Porter remède aux besoins spirituels et temporels

Saint Vincent, prêtre de la Charité

au service des pauvres

Porter remède aux besoins spirituels et temporels

par Alvaro Quevedo Patarroyo, C.M.

Province de Colombie

Vincent, tributaire de “l'Ecole Française de Spiritualité”, conçoit le prêtre comme l'homme du culte, qui doit être saint pour pouvoir manier les choses saintes. Vu sous cet angle, le sacerdoce est une participation au sacerdoce du Fils de Dieu, un sacerdoce marqué au coin de la grandeur et de la dignité. Mais l'expérience du service du Christ dans la personne des pauvres (surtout à partir des événements de Gannes-Folleville et de Châtillon-les-Dombes) confronte Monsieur Vincent à une autre ligne théologique enracinée dans l'incarnation du Fils de Dieu, pour laquelle le ministère et le service, la charité et l'abnégation prennent le pas sur la notion de dignité. Pour Vincent “la grandeur et la dignité” de son sacerdoce consistent en définitive en une charité effective en faveur des necéssiteux : “Aller à Dieu, c'est servir les pauvres”. Cela, il l'a appris de sa foi et de son expérience.

Dès que Vincent entreprend de se vider de lui-même et de se laisser envahir par Dieu, il commence à porter sur le monde un nouveau regard totalement différent. Il acquiert le sens évangélique du pauvre”.

Vincent “retourne la médaille” et, “à la lumière de la foi”, contemple désormais les pauvres comme s'il s'agissait d'“icônes” de Jésus-Christ, d'images du Seigneur “qui a voulu être pauvre et qui se manifeste à nous par l'intermédiaire des pauvres...” Le pauvre est dans le Christ et le Christ est dans les pauvres. Les pauvres sont le “lieu” privilégié où l'on rencontre Dieu et Jésus-Christ. Dans le sacrement du pauvre, le Christ nous interpelle et nous questionne. Le chemin de Dieu, pour Vincent, passe nécessairement par l'homme affamé de justice, de solidarité, qui réclame d'être traité avec dignité.

Vincent, du haut de sa foi et de son expérience et à la lumière de l'incarnation du Fils de Dieu, découvre un nouveau sens au pauvre. Grâce à cette expérience évangélique du pauvre en tant que sacrement du Christ, il vit une spiritualité sacerdotale d'union à Dieu, union centrée non dans la contemplation et dans l'adoration, ni dans les dignités et les privilèges, mais dans un service personnel apporté au nécessiteux, dans un engagement social, dans une charité effective.

L'expérience du pauvre devient primordiale dans son ministère sacerdotal et c'est en elle qu'il trouve le sens de son sacerdoce et de sa vie: suivre Jésus-Christ évangélisateur des pauvres, servir Jésus Christ dans la personne des pauvres. Cette découverte l'amène à constater que “le pauvre peuple meurt de faim et se damne”: il consacre alors toute sa vie à porter remède à ces misères grâce à une évangélisation que nous nommerions aujourd'hui “libératrice”, de “promotion intégrale”. À partir de ce moment, les pauvres sont pour Vincent “son fardeau et sa douleur.”

Vincent, missionnaire des pauvres, apporte un message de libération, le même que celui proclamé par Jésus à Nazareth (Luc 4, 18-19), mais il est aussi le “bon samaritain” (Luc 10, 25-38) qui, confronté aux blessés abandonnés sur le bord de la route par toutes les injustices de la société, s'est approché d'eux en vue de leur donner, en même temps que les remèdes corporels, toute la tendresse de son coeur et toute l'espérance chrétienne. Vincent “entend rendre effectif l'Evangile”, en se souciant “du corps et de l'âme”.

Vincent fait son travail avec amour et demande que tous fassent de même, parce que ”nous avons été choisis par Dieu comme instruments de son amour immense et paternel, un amour qui désire régner et se répandre dans les âmes” (SV XII, 262). C'est un travail toujours à recommencer, car “la charité ne peut rester oisive, elle doit nous pousser à procurer aux autres salut et consolation” (SV XII, 265). “Il est certain que j'ai été envoyé, non seulement pour aimer Dieu, mais pour le faire aimer” (SV XII, 262).

L'évangélisation que Vincent pratique vise toute la personne; “de sorte que, si certains de chez nous croient qu'ils sont à la Mission pour évangéliser les pauvres et non pour les soigner, pour porter remède à leurs besoins spirituels et se désintéresser de leurs besoins temporels, je leur dirai que nous devons les assister et faire en sorte qu'on les assiste de toutes les manières, nous et les autres [...] Agir ainsi c'est évangéliser par la parole et par l'action; c'est le plus parfait; et c'est ce que Notre Seigneur a pratiqué et que doivent pratiquer ceux qui le représentent sur la terre, par charge et par caractère, comme c'est le cas des prêtres. Et je me suis laissé dire que ce qui aide les évêques à devenir saints c'était l'aumône” (SV XII, 87-88).

Vincent n'avait rien d'autre à faire que de suivre l'exemple de Jésus-Christ, qui se souciait de tout l'homme et de tous les hommes; qui, non seulement prêchait et enseignait, mais encore donnait à manger et soignait les malades, et qui défendait par dessus tout, fût-ce le jour du sabbat, la dignité de la personne humaine.

1. “Il me semble que j'offenserais Dieu si je ne faisais pas tout mon possible pour les pauvres gens de la campagne” (SV IV, 585-587.

Peut-être Monsieur Vincent ne se rendit-il pas compte que, par son action en faveur des pauvres, il se comportait en “pionnier” dans l'Eglise et que sa “charité effective” laisserait des traces profondes dans la société chrétienne. Réellement Vincent de Paul fut un révolutionnaire de la charité: il a semé des graines d'amour et de justice qui ont fructifié abondamment dans l'Eglise, grâce à l'esprit qu'il a laissé à “ses fils et ses filles” et à tous ceux qui s'inspirent de son charisme.

La Charité, à laquelle l'Eglise identifie le charisme de Saint Vincent, ne se réduit pas à un phénomène uniquement intérieur et “spirituel”. Elle signifie bien plutôt une réponse sociale et publique à travers laquelle le christianisme peut humaniser la société. La charité de Vincent est une charité qui engendre la justice. La charité ne consiste pas pour lui en une “extase”, mais en l'intervention d'un bras vigoureux, pour rétablir chaque jour dans le monde un peu plus de justice.

Vincent se sent toujours en dette à l'égard des pauvres: “il me semble que j'offenserais Dieu si je ne faisais pas tout mon possible pour les pauvres gens des champs” (SV IV, 586-587)

Toute la vie de Vincent est pleine de ce qu'on nomme aujourd'hui des “actions sociales”, mais il y en a quelques-unes qui sont spécialement significatives. Il est impossible, d'une part, de les nommer toutes en détail ici, et d'autre part elles sont bien connues de tous les vincentiens. Des événements comme Châtillon-les-Dombes, Mâcon, le travail avec les galériens, avec les enfants trouvés, l'Hôpital du Nom de Jésus, l'éducation et la promotion de la femme, la fondation de la Congrégation de la Mission et des Filles de la Charité nous rappellent l'activité prodigieuse de Vincent en faveur des pauvres.

2. Avec les pauvres, sauver les pauvres

La Bonne Nouvelle est essentiellement annonce d'une libération. Le passage typique de Luc qui l'annonce (Lc 4, 18-19) est considéré par Saint Vincent comme le texte fondateur de sa Congrégation. Il s'y réfère pour expliquer en quoi notre vocation est une continuation de celle de Jésus-Christ (SV XI, 133-134; XIII, 79; 367).

La Bonne Nouvelle pour les pauvres, quel programme! Aller annoncer, à tous ceux qui sont enchaînés par l'ignorance, par le mal, par la misère, qu'ils sont en réalité libres. Saint Vincent guidé par les événements, pose des actions sociales concrètes de libération. Avec sa “Mission et Charité”, il apporte la lumière aux aveugles et annonce la liberté.

Vincent souffre des souffrances des pauvres, il s'efforce de les libérer, de trouver des solutions à leur misère, par le moyen de la charité organisée, il est attentif aux grandes multitudes affamées par les guerres, il apporte consolation aux prisonniers et aux galériens, grâce à une libération intérieure née de la foi.

Vincent se plaît à présenter, comme exemple d'une action prophétique, Sœur Jeanne Dalmagne: “Elle avait une grande liberté d'esprit en ce qui touchait à la gloire de Dieu... Un jour, apprenant que quelques personnes riches s'étaient dispensées de payer l'impôt, pour surcharger les pauvres, elle leur dit librement que c'était contre la justice et que Dieu les jugerait pour ces abus. Et comme on lui faisait remarquer qu'elle parlait avec beaucoup d'audace, elle me répondit que, lorsqu'il s'agissait de la gloire de Dieu et du bien des pauvres, il ne fallait pas avoir peur de la vérité”. (SV IX, 192).

Sœur Jeanne avait certainement appris à partir de l'exemple de S. Vincent cette liberté d'esprit nécessaire à qui veut défendre les pauvres, surtout face aux puissants.

Jean Anouilh, l'auteur des dialogues du film Monsieur Vincent, met cette idée sur les lèvres de S. Vincent aussitôt après sa rencontre avec Marguerite Naseau: “Merci, Seigneur, de m'avoir envoyé cette pauvre fille. Elle a compris dans sa simplicité ce que moi je n'avais pas compris. C`est avec les pauvres que je sauverai les pauvres.”

L'action libératrice de Saint Vincent exige beaucoup de nous: que nous lisions les événements comme des “signes des temps”; que les pauvres évangélisent les pauvres; que nous vivions avec eux dans une réelle camaraderie, une réelle fraternité; que nous nous souvenions que l'œuvre de libération s'adresse à tout l'homme; que cette œuvre de libération soit entreprise communautairement, en Eglise; qu'elle soit menée avec délicatesse, avec attention à la personne, avec prudence, vigilance, souci des détails, patience, bonté, sans peur des risques; qu'elle soit accompagnée du souci de la progression spirituelle; qu'on aide les pauvres à se mettre eux-mêmes au travail; que l'aumône soit réservée à qui ne peut pas travailler. C'est l'ensemble de ces valeurs qui constitue les bases de l'action sociale vincentienne.

3. C'est qu'il s'agit de justice et non de pitié

La véritable pensée de Saint Vincent en matière de justice est synthétisée dans une phrase vraiment surprenante chez un homme du XVIIe siècle:

“Que Dieu nous accorde la grâce d'attendrir nos cœurs en faveur des misérables et de croire que, lorsque nous leur portons secours, c'est une œuvre de justice et non de miséricorde que nous accomplissons.” (SV VII, 98).

Il ne peut y avoir de charité en l'absence de justice” (SV II, 54).

Des pauvres, Vincent, poussé par l'exemple de Jésus Christ, a fait un choix radical auquel il a été fidèle toute sa vie. Vincent n'avait jamais entendu parler de ce que nous appelons aujourd'hui “une option préférentielle, mais non exclusive”. L'option de Vincent fut sérieuse et réelle, il choisit les pauvres. Si nous examinons attentivement la vie et les écrits de Saint Vincent en les replaçant dans leur contexte social, nous pouvons nous rendre compte qu'il a été un grand défenseur de la justice. Certains vont même jusqu'à affirmer que notre souci actuel de justice n'aurait pas atteint le développement social que nous constatons s'il n'avait pas germé d'abord dans le génie inventif de sa charité.

Vincent fut pauvre et il a vu de très près les injustices dont souffraient les gens de la campagne dans ses Landes natales. C'est en partant de cette constatation que certains concluent que la charité vincentienne non seulement est organisée pour les pauvres, mais également par un pauvre. Vincent, pauvre et né entre les pauvres, savait bien que le sentiment de la dignité reste vif même au milieu de la pauvreté. Il y a, chez le pauvre aussi, une dignité secrète et un certain orgueil qu'il nous faut respecter et faire respecter. De là la necessité d'être très délicats et très respectueux avec eux, surtout quand on leur distribue les aumônes nécessaires.

“Je les connais par expérience et par naissance, car je suis le fils d'un pauvre laboureur et j'ai vécu à la campagne jusqu'à l'âge de quinze ans.” (SV IX, 81).

La charité vincentienne, avant de s'adresser aux pauvres, est une charité imaginée par un pauvre, un pauvre qui a souffert lui-même de l'injustice, qui a connu les mérites, les valeurs, la fierté, la dignité, souvent non reconnue, des pauvres.

Le jeune Vincent fut un des privilégiés de son époque, qui sortit de sa condition de pauvre analphabète et réussit sa promotion. Il a obtenu ce dont les familles de son village rêvaient pour leurs enfants. Il se rendit compte que le simple fait d'étudier, d'atteindre un certain niveau de connaissance et de culture, ouvre les portes, attire le respect, restaure la dignité. Il parle souvent, dans sa correspondance et dans ses conférences, de l'époque où il était gardien de porcs, et il sait que, comme l'immense majorité de ses amis du Pouy, il aurait fort bien pu passer toute sa vie dans la dure condition des paysans de son temps.

Le saint de la charité ne serait-il pas en même temps celui de la justice? Apparemment Saint Vincent insiste plus sur la charité que sur la justice. En réalité, il place la justice en premier lieu. Il nous demande de croire que, lorsque nous portons secours aux pauvres, c'est la justice et non la miséricorde que nous accomplissons. Cela, il le dit deux ans avant sa mort, alors qu'il était parvenu, grâce à sa foi et à son expérience, à plus de clarté en tout, et à un moment où il faisait la synthèse de sa vie.

4. Les droits des pauvres

Vincent s'habitua à regarder la pauvreté en face et chercha à en comprendre les causes et à y porter les remèdes adaptés. Au milieu des calamités de la France de son époque, Vincent se transformera en véritable “Père de la Patrie”, à cause de tout ce qu'il fit en faveur de l'humanité, dans tous les domaines où s'exerça sa prodigieuse activité.

Les fameux “droits de l'homme” que la Révolution s'enorgueillissait d'avoir inventés, sans être toutefois capable de les respecter, déjà Monsieur Vincent, silencieusement et “à partir de sa foi et de son expérience” les avait introduits peu à peu au plan social: il les avait proposés comme fins à la charité de tous, les faisant reconnaître comme des droits évidents.

Donnons-en quelques exemples:

  • Le droit à la vie est, entre tous, le droit fondamental. Comme Vincent croyait au Dieu de la vie, il lutta sans se lasser, donnant de sa personne, et cherchant des collaborateurs prêts à s'engager, eux aussi, en faveur de la vie, à s'attaquer à la mort qui poursuivait les enfants; il lutta pour porter remède à la faim des mendiants et des émigrants, à alléger les tourments des galériens et des prisonniers et à les libérer des moqueries dont ils étaient l'objet, à fournir éducation et travail, etc.

    1. Nous connaissons bien l'action de Vincent en ce qui concerne les enfants abandonnés. Nous connaissons ce qu'il a fait pour les paysans, la thérapié active qu'il inventa pour les anciens, l'attention qu'il porta aux malades et la manière dont il organisa l'aide à leur apporter, sa défense des galériens et des prisonniers, son respect pour tous les pauvres, spécialement les misérables. Nous pouvons affirmer que toute son activité se dirigea en faveur de la vie et de la restauration de la dignité des pauvres.

    • Le pauvre a droit à son pain quotidien, mais il meurt de faim, à cause des guerres... Vincent organisa les soupes populaires, la distribution de vivres.

      • Le pauvre a droit à la santé, mais sa vie se passe au milieu des épidémies, de la peste et de maladies multiples... Vincent organisa les hôpitaux, les soins à domicile.

        • Les pauvres ont droit à une habitation, mais on les expulse de leurs terres et de leurs maisons au cours des guerres continuelles, et ils deviennent des émigrants et des vagabonds... Vincent organise en faveur des masses immenses de réfugiés accueil et logement.

          • Les pauvres ont droit à une vieillesse décente, mais, tout comme les enfants abandonnés, les anciens sont laissés à leur sort... Vincent organise des hospices, des gîtes, où les Filles de la Charité s'occupent d'eux avec tendresse.

            • Le pauvre a droit au travail. Les guerres laissaient les campagnes dévastées et leurs habitants sans secours. Restait la famine, le chômage, le pillage. Vincent s'efforce de remédier à tous ces maux, répondant dans l'immédiat aux nécessités qui ne peuvent attendre et fournissant au paysan les outils qui lui permettront de cultiver de nouveau ses champs et de se procurer l'alimentation indispensable. Vincent envoyait ses missionnaires distribuer des semences, des charrues, des outils, des quenouilles pour filer et des instruments pour tisser, afin que les paysans puissent se suffire à eux-mêmes.

              • Le pauvre a droit à l'éducation. Mais en ce temps-là, les analphabètes représentaient 80% de la population. Vincent et Louise de Marillac entreprirent donc de créer des écoles pour les enfants pauvres. Nous nous souvenons que Marguerite Naseau apprit à lire toute seule et se dévoua par la suite à enseigner aux autres ce qu'elle avait appris. Du fait que la majorité des Filles de la Charité étaient des campagnardes, que beaucoup parmi elles ne savaient ni lire ni écrire, on les envoya aux Ursulines pour étudier et se rendre capables d'enseigner les enfants trouvés. Ainsi, dans un pays analphabète dans sa grande majorité, les enfants que la société appelait “les maudits de Dieu” apprendront à lire et à écrire, grâce à l'amour inventif de Vincent et à la solidarité et aux efforts de ses Filles. Et Vincent leur disait qu'elle devaient se sentir indignes d'un tel travail et devraient se montrer comme les anges de Dieu, qui sont les vrais maîtres de ces enfants. Telle est leur dignité!

                • La création d'ateliers devint une norme commune pour les Confréries de la Charité. C'est ce que nous pouvons lire dans les règlements des Charités de Folleville, de Paillart, de Servillers, de Mâcon, etc. En plus, les jeunes qui bénéficièrent de cette promotion devaient se présenter avec leurs parents et s'engager par serment à enseigner aux autres le métier qu'ils avaient appris. C'ètait vraiment la communion et la participation.

                  1. 5. Les aumônes ne sont pas destinées à ceux qui peuvent travailler

                  2. Vincent travaille aussi et de manière insistante en ce qui concerne la promotion intégrale, essayant de transformer les pauvres en gens valant quelque chose par eux-mêmes, grâce à leur propre travail.

                  3. Le 26 avril 1651 il écrit de Paris à Marc Coglée, supérieur de la maison de Sedan: “J'attends avec impatience que vous puissiez communiquer vos lettres aux dames qui portent secours aux gens des villages situés sur les frontières désolées, pour qu'elles me disent s'il vous est permis de distribuer de l'aide tant aux huguenots qu'aux catholiques et aux pauvres qui se trouvent travailler aux fortifications comme aux malades invalides. Je vous dirai que notre première intention était de ne porter secours qu'à ceux qui ne peuvent pas travailler ou chercher eux-mêmes de quoi vivre, et qui seraient en danger de mourir de faim si on ne les aidait pas. En effet, dès que j'aurai un peu la force de travailler, il faudra acheter quelques outils adaptés à leur profession, mais sans rien leur donner de plus. Selon ce principe, les aumônes ne sont pas destinées à ceux qui sont capables de travailler aux fortifications ou faire quelque autre travail, mais aux pauvres malades, aux orphelins et aux anciens” (SV IV, 182-183).

                  4. Vincent recommande de se préoccuper de l'“organisation de la distribution” et, dans le but de manifester sa confiance en ses misionnaires qui sont près du réel, il leur dit : “j'approuve tout ce que vous décidez d'un commun accord.”

                  5. Il convient de souligner que, dans l'idée de Vincent, il faut s'occuper du pauvre parce qu'il est pauvre, peu importe qu'il soit “huguenot ou catholique”. C'est ce qu'affirmait le document de Puebla: “Pour cette seule raison, les pauvres méritent une attention préférentielle, quelle que soit la situation morale ou personnelle dans laquelle ils se trouvent. Faits à l'image et ressemblance de Dieu et destinés à devenir ses enfants, cette image est obscurcie et bafouée. C'est pourquoi Dieu prend leur défense et les aime. C'est dans ce sens que les pauvres sont les premiers destinataires de la mission et que leur évangélisation est le signe par excellence et la preuve de la mission de Jésus” (Doc. de Puebla, 1142).

                  6. Vincent martèle l'idée qu'il faut bien connaître qui sont les plus pauvres “qui ne peuvent ni travailler ni chercher leur subsistance”. C'est que la charité, pour être efficace, exige que l'on sache exactement quels sont les besoins de chaque lieu et de chaque personne. Il ne faut pas distribuer d'aide à ceux qui peuvent travailler, mais se contenter de leur fournir les outils nécessaires à leur travail. Aux hommes on doit donner les instruments pour cultiver la terre et, aux femmes, des quenouilles et de l'étoupe ou de la laine à filer. Il demande également qu'ils aient soin d'économiser pour pouvoir recommencer à travailler dès que la paix sera revenue. Un point très intéressant: Vincent demande qu'on envoie des rapports et des nouvelles pour pouvoir faire de la publicité et recueillir quelques fonds.

                  7. Mais Vincent ne se contenta pas de travailler intensément en vue de donner l'aumône à ceux qui réellement en avaient besoin et d'organiser la promotion des pauvres qui pouvaient travailler, mais encore il eut un rôle très important à son époque au niveau que l'on peut appeler structurel.

                  8. 6. La guerre et la paix

                  9. D'une manière générale nous pouvons dire que le siècle de Saint Vincent fut un “siècle de guerres”: guerres de religion, guerres civiles, guerres étrangères, menace continuelle de l'Islam contre la chrétienté.

                  10. Vincent, qui avait consacré sa vie aux pauvres, eut à s'occuper en particulier de ceux que la guerre plongeait dans la misère. Non content de collaborer partout, il organise en personne des quêtes et en envoie le produit aux populations touchées par la guerre. Nous possédons encore les rapports établis par ses compagnons qu'il avait envoyés en ces endroits. Son travail, en plus de celui de l'évangélisation et de l'administration des sacrements, était d'enterrer les morts, de nourrir les survivants et de leur fournir ce qui était nécessaire à la reprise du travail, grâce à des semences et des outils envoyés par ses soins. À Paris, Vincent s'occupait d'accueillir les réfugiés, les nobles, les religieuses, les enfants en danger.

                  11. Ce n'est pas que Vincent ait cherché, par intérêt humain, à se mêler des problèmes aux niveaux politique et structurel, mais que le souci des pauvres l'amenait à être présent dans des situations indubitablement politiques. Il ne pouvait rester passif alors qu'on mourait de tous les côtés.

                  12. Mais Vincent essaya de faire plus, en vue de mettre un terme à ces maux : il intervint près du cardinal Richelieu lui-même. Les spécialistes de Saint Vincent voient dans cet épisode la première intervention de Vincent dans le domaine politique.

                  • Quand éclata la guerre de la Fronde (1648-1653), une guerre de simples rivalités en vue de la conquête du pouvoir, mais au cours de laquelle la population civile seule pâtit de toutes sortes de souffrances et où le premier ministre Mazarin était cordialement détesté, Saint Vincent prit sur lui d'aller demander au premier ministre de renoncer à ses ambitions pour que le peuple soit sauvé. Pour J. Mauduit, la solution proposée par Vincent fut “un des grands actes politiques du siécle.”

                    1. Voyant que les négociations piétinaient, Vincent s'adressa au Pape Innocent X (16 août 1652). Il lui décrivit pathétiquement combien les calamités du royaume divisé, les provinces dévastées, tout détruit et incendié, l'écrasement de tout par les soldats, les cultivateurs devenus incapables de semer, les jeunes filles déshonorées, le pillage, la torture, le libertinage, imposaient de terribles souffrances au pauvre peuple.

                    • Une autre intervention “politique” de Vincent date de 1653, lorsque le fougueux cardinal de Retz en fuite alla demander asile à la Mission de Rome. Mazarin voulut se venger et donna aux prêtres de la Mission l'ordre de quitter Rome. Saint Vincent alla trouver Mazarin, s'expliqua longuement avec lui et finalement le cardinal céda et la maison de Rome fut épargnée.

                      • Mais la volonté de paix de Vincent n'avait rien à voir avec un pacifisme aveugle: la chose est visible en ce qui concerne l'islam. Il est étrange de constater que, vers la fin de sa vie, Vincent qui avait réussi à mettre fin à tant de guerres et avait par tous les moyens recherché la paix, ait caressé un projet belliqueux.

                        1. En 1658, le frère Barreau, consul de France en Algérie, était pour la ennième fois prisonnier des turcs. Le plus jeune des frères Le Vacher, Philippe, était rentré en France pour faire une quête en vue de la libération du frère Barreau. Vincent fit alors appel à la publicité, en faisant imprimer une feuille dans laquelle il lançait un appel aux parisiens. C'est qu'il ne s'agissait pas uniquement du frère Barreau. Il y avait alors en Algérie des miliers de français captifs. Vincent avait beaucoup de peine en pensant à ces compatriotes. Mais il était impossible de les racheter tous.

                        2. A cette époque un monsieur du nom de Paul se proposait pour mener une expédition armée jusqu'à Alger afin de libérer les prisonniers français. Vincent, réflexion faite, jugea ce projet comme étant l'unique moyen de résoudre le problème de l'esclavage en Algérie. Divers imprévus retardèrent toutefois l'expédition. Vincent ne perdait pas espoir, et vivait dans l'angoisse la situation des prisonniers d'Alger. Sa dernière lettre sur le sujet date du 17 septembre 1660, dix jours seulement avant sa mort. L'expédition finalement échoua, mais Vincent ne s'en rendit pas compte, puiqu'il était déjà mort, et il partit avec l'illusion d'avoir réussi. Cette dernière entreprise de sa vie, Vincent la laissa sans réalisation. Il nous est permis de nous demander: qu'est-ce qui a bien pu pousser notre Vincent, si doux et si charitable, à appuyer une expédition armée? La réponse se trouve dans les expériences que lui-même avait vécues. Face aux turcs, il ne pouvait être question ni de discussions diplomatiques, ni d'argent: la seule voie libre était une expédition armée.

                        3. 7. Quelques lignes vincentiennes

                        4. Dans toutes ses oeuvres sociales en faveur des nécessiteux, Vincent a laissé sa trace et c'est de la sorte que naquit “une méthode vincentienne” de faire la charité et de servir les pauvres.

                        • Partir de la réalité, et percevoir dans la clameur des pauvres la voix de Dieu Lui-Même. Puis interpréter les événements comme “signes des temps”.

                          • Compassion, Solidarité sont les attitudes exigées par Vincent de tous ceux qui entendent vivre sa foi dans “l'action sociale”, autrement dit dans une “charité effective”. Vincent est un théologien pratique qui tire de la théologie de l'Eglise Corps Mystique des conséquences de solidarité.

                            • Joie, douceur, respect, cordialité et dévouement, demande Vincent quand il s'agit du service des pauvres, parce qu' “ils sont nos maîtres”. “Oui, mes Sœurs, ils sont nos maîtres. C'est pourquoi il vous faut les traiter avec douceur et cordialité...” (SV IX, 119).

                              • Un contact personnel avec le pauvre : tel fut le point final de la vie de Vincent. Un tel contact est irremplaçable, parce que, dans la rencontre du pauvre, c'est le Christ que nous rencontrons sacramentellement. C'est pourquoi Vincent fut toujours soucieux de mettre ses missionnaires, et tous ceux qui prétendaient le suivre, en contact direct avec le pauvre. Souvenons-nous de ce qu'il disait de la visite à domicile.

                                • Amour affectif et amour effectif. Vincent possédait un sixième sens du pauvre qui le poussait de l'amour affectif à l'amour effectif. Vincent va au pauvre de façon singulière et toujours nouvelle, comme s'il s'agissait de l'unique pauvre dont il eût à s'occuper. En cela aussi il suit l'exemple de son maître Jésus Christ.

                                8. Conclusion

                                Il reste instructif pour nous, gens du nouveau millénaire, de jeter un coup d'œil rapide sur la vie de Vincent et de découvrir en lui un prêtre qui évangélise les personnes non seulement sous leur dimension “spirituelle”, mais encore sous leur dimension “matérielle”. Un prêtre qui a tenté de donner aux pauvres ce qui, en théorie, était leur droit et qui sut se mêler des problèmes de son temps en tant qu'artisan de paix.

                                Puissions-nous, fils de Vincent, en cette année jubilaire, temps de justice et de solidarité, suivre l'exemple de notre Fondateur et non seulement collaborer, avec le même esprit et la même constance incroyable que lui, au soulagement de tous les maux provoqués par l'injustice, par l'égoïsme, par la guerre, mais encore nous engager à détecter et attaquer les causes de toutes ces pauvretés.

                                Il manque aux chréteins - et à nous aussi - une solide formation politique. Il nous faut nous convaincre de la dimension sociale de notre foi : en ce qu'elle doit prendre part à la recherche du bien commun, à la défense des droits de la majorité populaire.

                                Selon une conception ambiguë de la sainteté, on serait tenté de dire: pourquoi un saint se mêlerait-il de ces problèmes temporels que sont les droits de l'homme, les questions de justice, les guerres, la paix...? C'est l'affaire des rois, des soldats, des politiciens, mais non des saints... Rien ne vaut, pour corriger cette vision fausse de la sainteté, le souvenir du message qu'envoya à tout le Peuple de Dieu le Synode des Evêques de 1985 : “L'Esprit nous amène à découvrir clairement que la sainteté n'est possible, de nos jours, qu'en passant par un engagement en matière de justice, par une solidarité avec les pauvres et les opprimés.”

                                S'il en est ainsi, si Jésus-Christ Lui-Même nous le confirme lorsqu'il nous dit que ce que l'on fait aux pauvres c'est à Lui qu'on le fait, et que ce que l'on omet de faire aux pauvres on omet de le faire pour Lui (Matthieu 25: 40-45), dans ce cas la sainteté de Vincent, le saint de la solidarité avec toute la misère humaine, le serviteur de ses “Maîtres et Seigneurs”, les pauvres, la sainteté de Vincent dis-je, dut être grande. Justice et solidarité sont inséparables de la charité chrétienne, laquelle est la source de toute sainteté.

                                Vincent se trouva impliqué dans les problèmes de son temps et, à partir de sa foi, non seulement exerça une action au niveau individuel, mais encore pratiqua ce que nous nommons aujourd'hui la “charité politique” ou “la politique de la charité”. C'est ainsi qu'il travailla pour la paix et la justice, pour le bien commun de la société.

                                Aujourd'hui, grâce à une meilleure connaissance de Vincent, de l'histoire et de la sociologie, on reconnaît que nous sommes redevables à Vincent, non seulement d'une immense œuvre d'assistance, mais encore d'un travail de promotion et même de transformation structurelle. Il y a un point clair chez Vincent. Il a tout tenté pour les pauvres, qui étaient “son poids et sa douleur”. C'est pour eux qu'il a “joué” sa vie, pour eux qu'il a frappé à toutes les portes et s'est adressé à toutes les autorités de son temps. Vincent savait, “à partir de sa foi et de son expérience” que le prêtre joue un rôle fondamental dans la promotion humaine. L'évangélisation qu'il est supposé réaliser doit être intégrale, libératrice, dotée d'une forte présence d'action sociale et de justice. Le prêtre que Vincent désirait former devait lutter contre les maux qui importunent le peuple. Il devait être un agent de changement social. C'est ce que Vincent essaya de faire en son époque agitée.

                                (Traduction: FRANÇOIS BRILLET, C.M.)