Saint Justin De Jacobis et la rencontre avec les chrétiens coptes d'Ethiopie

Saint Justin de Jacobis et la rencontre avec les chrétiens coptes d'Ethiopie

P. Luigi Mezzadri, C.M.

Province de Rome

Le péché le plus grave pour un historien, c'est celui qui consiste à interpréter un personnage à la lumière de catégories étrangères à son époque et à sa culture.

Lorsque nous parlons de saint Justin de Jacobis (1800-1860), nous n'entendons nullement lui attribuer un rôle quelconque dans le mouvement et le dialogue œcuménique. Le mouvement œcuménique est né bien des années après lui. Il a pris naissance au sein des Églises protestantes au début du XXe siècle, et ce n'est que plus tard qu'il a fait son apparition dans le monde catholique.

Et pourtant, quoiqu'il en soit de ces circonstances, nous pensons que saint Justin fut un précurseur en matière de rencontre et de respect entre catholiques et coptes.

Pour comprendre notre Saint, il faut parcourir à nouveau l'histoire des relations entre la Catholicité et la Chrétienté éthiopienne, puis examiner sa pensée et son action à l'égard de Chrétiens qui étaient certainement nés bien avant Chalcédoine.

Rencontres et malentendus

L'Ethiopie aura bien été l'unique royaume chrétien, même s'il fut monophysite, de l'Afrique. Au cours du XVIe siècle, les Portugais entrèrent en contact avec la nation mythique du “Prêtre Jean”.

Le Négus Lebna Denghel (ou David: 1508-1540), après avoir infligé quelques défaites aux musulmans, fut renversé par un chef militaire habile, Ahmed ibn Ibrahim, surnommé Gragn, “le gaucher”. Aidé par les Turcs, ce dernier battit les Éthiopiens, saccagea leur territoire, causant des dommages incalculables à leur patrimoine artistique et culturel.

Le nouvel empereur, Claude (1540-1559), sollicita alors l'aide de Goa. Une troupe de 400 Portugais commandés par Christophe de Gama, fils de Vasco de Gama, lui fut envoyée. Il fut vaincu et mourut au combat, mais son adversaire, “le Gaucher”, fut lui aussi touché à mort d'un coup d'arquebuse.

Les Ethiopiens étant des Chrétiens monophysites, le type d'apostolat choisi pour les approcher fut différent de celui utilisé pour l'Afrique musulmane ou noire. Dans leur cas, une “première annonce” n'était pas nécessaire. Comme les Ethiopiens dépendaient du Patriarcat copte d'Alexandrie, on s'imagina que la seule stratégie possible consistait à faire venir un Patriarche latin. Il suffirait d'une substitution de personnes et de l'appui du Portugal et du Négus pour aboutir à une union de cette Eglise avec celle de Rome.

C'est ce que crut saint Ignace de Loyola, lorsque, d'accord avec Jean III de Portugal, il envoya un groupe de Jésuites, guidés par João Nunes Barreto, accompagnés d'André d'Oviedo et de Melchior Carneiro. Il était prévu que le premier deviendrait le nouveau patriarche et les deux autres ses évêques coadjuteurs.

Le Saint écrivait à ses missionnaires qu'ils devraient s'employer à faire comprendre au Négus qu'«il n'y a aucun espoir de salut en dehors de l'Eglise catholique romaine» .

Il était prévu que l'arrivée à la Cour serait fastueuse et solennelle en vue d'impressionner les Éthiopiens. Entre autres choses, on veillerait à ce que «les bulles et les brefs pontificaux soient extérieurement les plus visibles possible ». Comme moyen d'évangélisation, on conseillait la fondation d'écoles et de collèges, ainsi que l'envoi de beaucoup d'étudiants Ethiopiens à Goa, à Coimbre à Rome ou à Chypre. Il faudrait très rapidement fonder une université. Mais on devrait envoyer aussi, en même temps que les missionnaires, des “hommes ingénieux” pour enseigner à construire des ponts, à cultiver la terre, à pêcher, à prendre soin des malades, afin que les habitants de l'Ethiopie puissent comprendre «que tous les biens même corporels leur arriveront avec la religion». Un point délicat était celui de la discipline pénitentielle, laquelle, en Ethiopie, a toujours été rigoureuse, même si elle n'a eu aucune influence sur les coutumes. C'est pourquoi on ajoutait: «il semble qu'il sera bon de prévoir un adoucissement des duretés du jeûne et des autres exercices corporels afin de les réduire avec mesure à des attitudes plus discrètes». Mais il faudrait surtout bien faire comprendre que la charité a bien plus d'efficacité que les mortifications et c'est pourquoi il faudrait avoir soin de fonder des hôpitaux et se soucier des œuvres de miséricorde .

Pour préparer le chemin on envoya d'abord deux Jésuites, Gonçalo Rodriguez et le frère Fulgencio Freire. Mais le P. Rodriguez, une fois qu'il se fut rendu compte de la mentalité de certains personnages, ne se contenta pas d'une fonction d'exploration: il jugea bon d'organiser une confrontation polémique. Dans ce but, il composa maladroitement un opuscule que le Négus n'apprécia pas, du fait qu'il s'attaquait à des erreurs théologiques que les Ethiopiens, selon lui, n'avaient jamais soutenues. À un moment de la discussion, le Jésuite intima même au Négus d'avoir à se soumettre au Pape. Puis de retour à Goa, il rapporta que les invitations du Négus étaient uniquement utilitaristes: ce que l'empereur désirait, ce n'était nullement de faire l'union avec Rome, mais bien d'obtenir des armes portugaises. De plus, le P. Rodriguez rapportait aussi avec lui un texte, connu sous le nom de la Confession de Claude, où étaient défendues les croyances de l'Eglise Ethiopienne. La première partie de ce document exposait la doctrine trinitaire, puis on passait à une déclaration expliquant que l'Eglise Ethiopienne était toujours restée fidèle à la tradition apostolique et enfin le texte commentait certains rites, par exemple l'observation du sabbat, les motifs du maintien de la circoncision et pourquoi les Ethiopiens s'abstenaient de manger de la viande de porc.

De son côté, la délégation dirigée par Oviedo se mit également en route et s'arrêta à Fremona, aux environs d'Axum. Oviedo pensa qu'il réussirait à convaincre l'empereur, simplement en lui exposant la nécessité de l'unité dans la foi et l'inanité de l'argument de la fidélité aux traditions ancestrales. Oviedo entreprit même d'écrire un ouvrage intitulé: «Le primat de l'Eglise romaine». Le Négus lut attentivement l'écrit mais réagit très violemment, déclarant passible de la peine de mort quiconque oserait adhérer à l'Eglise Catholique; Oviedo en fut offensé et déclara solennellement, le 2 février 1559, que les Ethiopiens “étaient réfractaires et obstinés dans leur opposition à l'Eglise”, parce qu'ils ne voulaient pas vraiment revenir à Rome. Il accusa les Ethiopiens de rebaptiser, d'observer le sabbat et la circoncision, de refuser de manger de la viande de porc, de considérer comme pécheur l'homme marié qui osait entrer dans l'église après avoir eu des rapports avec son épouse légitime, enfin de soutenir l'unité de nature chez le Christ et de célébrer la fête de Dioscore11 . Le document en question est très bizarre: il mélange des éléments doctrinaux à d'autres de diverse nature, déjà expliqués d'ailleurs dans la Confessione Claudii.

Après l'échec de cette première mission (dans l'intervalle les Jésuites travaillèrent uniquement pour les Portugais) les fils de saint Ignace firent une autre tentative en envoyant en 1589 deux espagnols; Antonio de Monserrate et Pedro Paez, déguisés en marchands arméniens. En un premier temps, ils furent capturés et réduits en esclavage au Yémen; puis, une fois libérés, ils firent un nouvel essai et Pedro Paez fut même reçu par le Négus Zä-Dengel (1597-1607).

Paez commença par étudier le gheez, langue liturgique et officielle du pays. Il compris alors très vite que le problème de la division entre Rome et l'Eglise Ethiopienne n'était pas de caractère doctrinal, mais disciplinaire. La population éthiopienne était fière de ses propres traditions, et refusait de les abandonner. La prison avait appris au Père Paez à respecter les rythmes de l'Orient, tandis qu'une étude assidue l'avait amené à apprécier la théologie de l'Abyssinie, qui est très éloignée de la complexité de la pensée occidentale et du conceptualisme scolastique. Il apprécia aussi la piété des Ethiopiens, leur dévotion eucharistique et mariale. À la Cour il rencontra des gens cultivés, des Liq12 et des Defteras13 .

Le Négus était conscient de la fragilité de son autorité. Autour de lui se nouaient des stratégies occultes, des jeux de pouvoir et de palais. C'est pourquoi il chercha à faire alliance avec le Portugal, tout en se rendant compte qu'une telle alliance ne serait possible qu'en passant par une soumission religieuse. C'est pourquoi il écrivit au Pape et au roi de Portugal (en réalité les deux couronnes d'Espagne et de Portugal étaient alors unies en la personne du roi d'Espagne), en vue de demander de l'aide contre les ennemis communs, les Turcs. Il avait deviné que, contre ses ennemis, il avait besoin de l'alliance du parti catholico-portugais. Il favorisa donc les discussions, prenant ouvertement parti pour les jésuites. Paez, de son côté, fut séduisant et convaincant. C'était un homme au caractère ouvert, il possédait bien la langue et savait utiliser la littérature copte. Très rapidement, ses arguments parurent victorieux, mais pas convaincants. Il était nettement plus fort que ses interlocuteurs au plan dialectique, mais ne faisait pas le poids au plan psychologique. Le Négus exprima le désir d'assister aux célébrations catholiques que l'on admira pour leur faste, leur tenue et leur beauté. Au cours d'une entrevue secrète, le Négus affirma avoir été très frappé par les preuves de la primauté du Pontife Romain. Il affirma être prêt à se soumettre et demanda, comme signe concret de réconciliation, l'envoi d'un patriarche catholique et la main de la fille de Philippe III pour son fils.

On peut se demander s'il était sincère ou bien si ses affirmations étaient intéressées. Il est certainement difficile d'admettre que, après seulement une vingtaine de jours de débat, les arguments présentés aient été persuasifs au point de provoquer un revirement aussi complet14.

La grande crise

Mais le Négus fut dépassé par les événements. Il fut battu et tué au cours d'une bataille avec quelques ras15 , bataille engagée non pour des motifs religieux, comme le prétendent les sources portugaises, mais politiques16. Ya'qob (1605-1607) fut remis sur le trône pour être, très rapidement après, détrôné par Susinios (Seltan Sägäd: 1607-1632). Le nouvel empereur avait trente-trois ans, c'était un excellent soldat, mais il dût lutter très fort pour réussir à soumettre le pays.

Tout de suite il se montra favorable aux Jésuites. À peine eût-il été couronné à Axum qu'il fit cadeau aux Pères de 30 onces d'or. À la Cour, on assista aux premières conversions, ce qui montre combien le climat avait changé. Le propre frère du roi, Se'elä Krestos, devint même, selon Almeida, un second saint Paul tellement il fut zélé dans son action contre les erreurs héritées du judaïsme d'une part, et les vieilles hérésies d'Eutychès et de Dioscore17, d'autre part. Il organisa de colloques religieux, mais au lieu de se placer en position d'arbitre, il se montra favorable aux Pères. Finalement l'empereur fit taire les adversaires.

Mais peu à peu il manifesta une régression vers l'intransigeance. Il devint comme possédé par un délire de toute-puissance. Tout en essayant de se justifier lui-même, se déclarant libre d'imiter son illustre ancêtre Salomon pour garder un harem bien fourni, il s'efforça d'écraser les opposants tant de l'extérieur (Falasha18 , Gallas) que de l'intérieur. L'Abouna Siméon réagit par une excommunication, mais pour le moment cela n'eut aucun résultat. Les moines qui résistèrent furent fouettés. En 1615, le Négus publia un édit christologique, qui évita les termes des “deux natures”, si odieuses aux monophysites. L'édit se contentait d'affirmer que le Christ est Dieu parfait et homme parfait19; et que la nature humaine en lui ne s'est pas diluée, mais s'est unie à la nature divine en une seule personne20. C'était bien tourné, et donc acceptable. Mais la façon dont ce fut imposé était critiquable. Les monophysites craignaient que ce fut le premier pas vers une latinisation et une catholicisation plus rigide. Les ras dissidents, pour leur part, trouvaient plus pratique de profiter de chaque occasion possible de discorde pour exciter les esprits. Pour eux, était valable le principe: tant pis, tant mieux.

À partir de ce moment, se déchaînèrent toute une série d'insurrections, de guerres, de complots de palais, qui engagèrent le Négus dans des batailles exténuantes. À ses côtés, il avait des généraux catholiques très valables, au premier rang desquels on trouvait son frère Se'elä Krestos.

Pendant ce temps, les Jésuites se livraient à des traductions, à la direction de collèges, qui au tout début étaient au nombre de trois, avec 80 élèves, à l'évangélisation des zones païennes, comme les Agaw, qui obtinrent de l'empereur la promesse d'être protégés dans la mesure où ils accepteraient les Jésuites. Dans la correspondance de ces derniers, deux thèmes commencèrent à se faire jour: le problème du patriarcat catholique et celui d'un appui militaire. Le Négus demandait 1 500 soldats espagnols, grâce auxquels il pensait pouvoir se débarrasser de ses ennemis.

Les difficultés croissantes, au lieu de calmer le zèle du souverain, excitèrent plutôt son amour-propre et son activisme. D'abord, il interdit l'observance du sabbat, puis, alors que croissaient les protestations des populations Damot21 , il proclama son adhésion au catholicisme. La cérémonie se passa solennellement le 2 novembre 1621. Dans un cadre fastueux, le trésorier impérial Mälke'a Krestos rappela les erreurs christologiques et la triste fin des ennemis de l'orthodoxie; il proclama valide pour le royaume la condamnation de Dioscore à Chalcédoine. La seule vraie doctrine était celle des deux natures en Jésus-Christ, doctrine non importée, mais enseignée depuis toujours en Ethiopie. La conclusionn fut: « elle est la foi de l'empereur et c'est aussi notre foi»22.

Dans l'intervalle, le Père Paez étant mort en 1622, la mission manquait d'ouvriers, au point qu'il ne restait plus que quatre prêtres et un frère. La Compagnie de Jésus fit un effort et envoya un groupe important de missionnaires; en même temps elle proposait à Philippe IV une liste de candidats pour le poste de patriarche. Le choix porta sur Alfonso Mendez (1579-1639), un bon théologien d'Evora, qui toutefois n'avait aucune notion de l'Ethiopie. Il fut consacré, en même temps que son coadjuteur Diego Seco, le 12 mars 1623. On avait choisi en même temps un second coadjuteur, en la personne de Juan da Rocha. Il avait été rarement choisi des personnes aussi peu faites pour ces fonctions. Mendez aurait dû par exemple arriver à Goa incognito, car les espions des Turcs veillaient et auraient pu en faire une bonne proie. Au contraire, il se laissa tenter par la manie de l'ostentation et se présenta avec tous les insignes pontificaux. Puis il se mit à disputer avec les Pères pour des questions économiques.

Finalement il débarqua en Ethiopie (1625), où, avec son nouveau personnel, était déjà en route un processus de latinisation accentuée. Un Jésuite, fait inouï, fut nommé supérieur de tous les monastères et de toutes les églises de l'empire. Dès le début, les nouveaux missionnaires s'imaginèrent que l'Eglise Ethiopienne n'administrait pas validement les sacrements. On se mit à expurger le missel éthiopien et à limiter le jeûne que les Ethiopiens avaient méticuleusement conservé depuis des siècles. Comme les missionnaires doutaient de la validité des sacrements, on choisit la solution “la plus sûre”, celle de rebaptiser les chrétiens et de ré-ordonner leurs prêtres.

Mendez, à la différence de Paez qui s'était comporté avec prudence, au lieu d'examiner d'abord la situation et d'apprendre la langue et les usages du pays, agit dès le début sans aucun tact, se comportant plus en autocrate qu'en pasteur. Au lieu de solliciter des avis, il imposa ses volontés. Il se crut revêtu d'une autorité absolue. Le Pape lui-même, à Rome, n'était pas aussi décidé et aussi péremptoire que le nouveau patriarche.

Le 11 février 1626, eut lieu la profession solennelle de foi du Négus. On imposa la date de Pâques selon le comput romain. Le même serment fut imposé dans toutes les provinces; les adversaires de la foi selon Chalcédoine étaient passibles d'une accusation de lèse-majesté; tous les prêtres étaient suspendus, tant qu'ils n'avaient pas été approuvés par Mendez; quiconque refusait d'entrer dans l'Eglise catholique et cachait les contumaces était passible de la peine capitale, le jeûne du mercredi fut remplacé par celui - marial - du samedi. Barneto se fit remarquer par un geste encore plus choquant. Non seulement il osa pénétrer dans l'église mère de l'Ethiopie, où l'on croyait qu'était conservée l'Arche d'Alliance23, mais encore il détruisit le Tabernacle, après que les moines eussent emporté les tables et il fit reconstruire l'église sous un autre titre. À la place du Saint des Saints on y érigea un autel romain24.

Mendez s'obstina dans son inflexibilité. Il refusa d'accorder la permission, au moins partielle, à qui la demandait, de retourner au rite éthiopien; il fit déterrer un abbé fameux, ennemi de la restauration catholique; il ordonna que fut fouettée une sorcière; il laissa les missionnaires poursuivre leurs attaques réformatrices; il ne montra aucun tact dans ses réactions face à une princesse divorcée.

Les provinces étaient en ébullition. L'empereur, exaspéré, se tourna vers le patriarche, pour obtenir son appui. Il demanda la permission de restaurer la liturgie copte, le jeûne du mercredi et la pratique de la circoncision et de rétablir la date de Pâques. Mendez céda sur quelques points, mais refusa absolument d'admettre le retour à la circoncision et aux célébrations pascales selon la chronologie copte.

Le 23 avril 1632, sous la pression des foules de paysans révoltés, parut un édit qui sembla à Mendez une usurpation de ses prérogatives patriarcales. Le patriarche donna l'ordre au Négus de le révoquer. Ce qui fut fait, mais à partir de ce moment les événements échappèrent aux volontés. Le 24 juin 1632 il fut contraint de concéder la liberté religieuse. Il n'abdiqua pas, comme le soutiennent beaucoup d'historiens, mais il fut réduit au rôle de fantoche. C'était le premier pas vers la suppression du catholicisme.

A la mort du Négus, Mendez et ses missionnaires furent chassés. Il partit en criant « je meurs dans la sainte foi de Rome » 25. Les catholiques les plus en vue furent contraints à l'exil ou condamnés à mort. Le monophysisme fut de nouveau imposé, et l'Ethiopie se ferma pour deux siècles à toute influence extérieure.

Une mission capucine fut fondée au Caire, grâce au Père Joseph du Tremblay. Les Pères Agatange de Vendôme et Cassien de Nantes s'engagèrent par la Thébaïde. Des Franciscains et, à partir de 1698, des Jésuites mirent le pied en Egypte. De là, ils cherchèrent à pénétrer en Ethiopie. Le problème des nouveaux venus fut surtout d'y réussir. Désormais les portes de l'Ethiopie étaient fermées et les coptes éprouvaient une profonde aversion pour les “Francs”26 .

Le drame de l'unité chez saint Justin

Quand saint Justin27 arriva en Ethiopie (1839) il n'apporta rien de nouveau. Si on s'en remet à son Journal28 on voit clairement que sa pensée n'était pas différente de celle de ses contemporains. Il avait sous les yeux une Église qui négligeait les sacrements, avait grand besoin d'une réforme et s'enfermait dans des positions doctrinales qu'il jugeait hérétiques.

Dans une lettre du 4 juin 1841 il s'adressait “au Chef des hérétiques coptes”29. Peu après le Journal contient une conversation imaginaire entre un voyageur, qui est Justin lui-même, et précisément l'abouna Salama:

Ecoute, fils, - commença-t-il par me dire en serrant ma main droite dans ses deux mains chaudes et tremblantes - les chrétiens de ce pays qui est le mien sont devenus aujourd'hui comme un sarment émondé de la vigne. Voilà quarante ans que cela me fait, de jour et de nuit, verser des larmes devant Dieu mon Seigneur.

De fait cette parole seule suffit à ouvrir comme deux fontaines de pleurs dans ses yeux. L'expression dont cet homme s'était servi pour exprimer l'état du Christianisme en Abyssinie30 m'avait rappelé une des plus terribles images dont se soit servi Jésus-Christ parlant des sectes et des hérésies. Et le fait qu'elle ait été prononcée par cet homme, si troublé par les maux de sa patrie, eut raison de la grande difficulté de ma nature à verser des larmes, et me fit pleurer comme un enfant.

Il n'y eut pas un grand effort à faire pour que tous les deux nous retrouvions le calme nécessaire pour reprendre le fil de notre conversation. «Aujourd'hui, ce n'est pas jour de jeûne - reprit le vénérable vieillard - l'heure de déjeuner est arrivée. Nous bénirons Dieu ensemble pour la providence qu'il nous envoie, et puis nous poursuivrons notre conversation».

Salama : Saint David avait bien raison, dans la plus grande vivacité de sa prière, de crier : Seigneur, sauve-moi; parce que c'était un saint, et pourtant il succomba. Eutychès, le vieux solitaire de Constantinople, qui avait combattu comme un Apôtre les blasphèmes de Nestorius tomba lui aussi dans l'Hérésie.

Le Voyageur : Oh! fragilité humaine! Mais, père, on dit que dans cette condamnation d'Eutychès la triste perfidie et la vile jalousie se déchaînèrent contre le bon Archimandrite [...]

Salama : Fils, rappelle-toi cet évêque Eusèbe de Dorilée. C'était la première fois que Nestorius osa proférer dans la Grande Cathédrale de Constantinople ses blasphèmes alors que cet Eusèbe, encore laïc alors, et simple avocat, se mit debout et dit avec intrépidité : «Patriarche, traître au dépôt de la foi, quelle Hérésie oses-tu proférer du haut de cette chaire de vérité!». Alors, en un instant, les yeux de tous ces Catholiques se tournèrent vers Lui pour reconnaître, et pour admirer le nouveau Défenseur de la foi : toute la ville de Constantinople, dès qu'elle l'eût connu, l'aima beaucoup. A partir de cet instant il fut reconnu par tous les Catholiques de Constantinople, qui avaient applaudi à son reproche comme à celui du plus vigoureux ennemi de l'Impiété Nestorienne. L'Archimandrite Eutychès qui, à ce moment, et dans son âge avancé, brillait parmi les premiers champions de la vérité contre les Erreurs de Nestorius aima Eusèbe, et devint avec lui un seul cœur et une seule âme.

Le Voyageur : Vraiment?

Salama: C'est la vérité affirmée par tous les historiens véridiques de ce temps-là [...]

Le Voyageur : Mon Père, que fit alors Eutychès une fois condamné? Reconnut-il son erreur?

Salama: Oh! que nous aurions eu de la chance s'il avait reconnu son erreur. Nous, les Abyssins, nous ne serions pas maintenant séparés du Père Commun des Fidèles, du Successeur de Saint Pierre. Du Pape Romain. Nous ne serions pas semblables à des brebis sans pasteur abandonnées aux loups. Au lieu de confesser son erreur il s'obstina dans son péché, et sachant que le Pape romain est le Chef de l'Eglise il lui écrivit une lettre» 31.

Dans un autre passage il écrivait ces paroles claires:

C'est à Rome qu'est la vraie foi. C'est à Rome qu'est la foi de saint Pierre. La foi de saint Pierre ne peut défaillir, comme le dit Jésus-Christ lui-même. La foi de Rome est la maîtresse de tous. Pais mes brebis, comme dit Jésus-Christ. Quiconque a la foi de Rome a la foi de Pierre, de Jésus-Christ. Quiconque abandonne la foi de Rome abandonne la foi de Pierre et de Jésus-Christ. J'ai la foi de Rome [...]. À Alexandrie il y a deux Patriarches, un séparé de Rome, et l'autre uni à Rome. Si le Patriarche séparé de Rome envoie ici l'Abouna, il arrivera ce qui est arrivé à l'Abouna Cyrille qui fut chassé de Gondar. S'il nous vient un Abouna de la part du Patriarche qui est uni à Rome, toutes les questions prennent fin. Jésus-Christ a établi maître de la foi le Pontife Romain: Est-ce vrai? Donc quand il y a des questions allons trouver le Maître choisi par Jésus Christ et il nous imposera la vraie foi.

Voulez-vous voir si le Patriarche d'Alexandrie est l'Hérétique? Lisez ce livre (Le dialogue sur la Foi abyssine en Amharique32 ) et réfléchissez. Le Patriarche d'Alexandrie dit : « La foi de saint Pierre a failli». Jésus-Christ dit: « Ta foi, ô Pierre, ne faillira jamais». Qui parle bien? Jésus Christ! Donc le Patriarche parle contre Jésus Christ, donc il est hérétique. Tous les Abouna qu'il nous a envoyés depuis sa séparation d'avec Rome étaient hérétiques: la foi qu'ils vous ont enseignée est hérétique. Vous voulez voir? Ici il y a trois espèces de foi et les trois ne peuvent être vraies en même temps: parce que la vraie foi est une. Quelle est la vraie de ces trois? Qui le sait. Donc en Abyssinie vous ne savez pas quelle est la vraie foi. Donc la foi a failli. Si vous voulez la connaître allez au Maître établi par Jésus-Christ pour enseigner la foi et il vous l'enseignera. Où est le Maître de la Foi, à Alexandrie? Non. À Alexandrie il y a le successeur de saint Marc. Or Jésus Christ n'a pas établi saint Marc comme Maître de toute l'Eglise. Où est-il donc? À Rome, à Rome il y a le successeur de saint Pierre et le successeur de saint Pierre est le Maître de la foi. Si vous le désirez allez donc demander l'Abouna au Patriarche qui est à Alexandrie et qui garde la foi de saint Pierre et il viendra sans rien recevoir. Au contraire celui-là vient vous porter de l'argent 33.

La pensée ecclésiologique de Justin ne changea jamais. Bien au contraire. Sa fidélité à l'Eglise, Une et Sainte, fut telle qu'elle lui permit de confesser la foi, même si ce ne fut pas jusqu'à l'effusion de son sang34.

Du point de vue pratique, il fut plein d'attention et de charité. Il s'offrit même pour guider la délégation d'environ cinquante personnes se rendant en Egypte en vue du choix du nouvel Abouna35, choix qui dépendait du patriarche copte d'Alexandrie. Le voyage fournit à Justin l'occasion de conduire la délégation jusqu'à Jérusalem et à Rome: ce qui permit à certains membres, comme le futur Bienheureux Ghebre Mikaël, de mieux connaître l'Eglise Catholique. Toutefois ce résultat positif fut presque annullé par le choix fait du nouvel Abouna, en la personne de l'abbé Andraos, un homme corrompu, plus connu sous le nom d'abouna Salama (1821-1867).

Naturellement, il ne faut pas oublier, dans ce tableau, les difficultés supplémentaires que Justin rencontra en dehors de l'Eglise. Son Supérieur Général ne l'aimait pas beaucoup. Un de ses confrères, Giuseppe Sapeto, abandonna le sacerdoce. Son confrère et successeur Mgr Lorenzo Biancheri fut un homme “dur et regardant”, qui, en plus de cela, se montra opposé à l'institution d'un clergé local.

Saint Justin fut donc un homme seul. Sa solitude, toutefois, ne fut pas celle des méchants, mais celle des saints. Il ne rechercha pas les compromis. Et, fut-ce dans son dialogue avec l'Église Ethiopienne, il chercha toujours la vérité. Il se contenta de dire sa foi.

Si donc il est difficile de le compter parmi ceux qui préparèrent le mouvement œcuménique, sa vraie grandeur résida dans sa foi taillée dans le roc pour laquelle il vécut et mourut. Ce fut elle qui prépara le dialogue en ce sens qu'il sut annoncer avec courage la vérité en laquelle il croyait. Cela aussi est une manière d'ouvrir la voie à une rencontre avec nos frères coptes.

Sa contribution au rapprochement des Églises fut tout autre. Elle réside surtout dans le fait qu'il assuma pleinement les coutumes, respecta la mentalité et partagea la vie des gens qu'il évangélisait. En plus, son style de vie imprégné de prière, son comportement austère mais affable et le respect qu'il montra à tous lui assurèrent de nombreuses sympathies au sein du clergé copte. Il ne renouvela pas l'erreur des Jésuites des XVIe et XVIIe siècles: il ne chercha pas à abolir les vieilles habitudes, il se garda bien de critiquer les rites ou de détruire églises et autels. Il ne fut pas un «latinisateur»36 féroce. Ceux qui passaient au catholicisme n'étaient jamais obligés à abandonner leur rite. Dès le début il travailla pour le clergé local, effort critiqué par exemple par Mgr Biancheri. Mais en agissant ainsi il travaillait pour l'avenir. Bien que convaincu de la valeur de ses positions, il ne s'abaissa pas à polémiquer. Sûr d'avoir raison, il n'essaya pas de s'imposer par l'intransigeance, mais par l'amour. Ce fut l'arme victorieuse de Justin, comme elle l'est de tout œcuménisme.

(Traduction: FRANÇOIS BRILLET, C.M.)

J. Ludolf, Historia Aethiopica, Francofurti 1681; ID., Commentarius ad suam Historiam Aethiopicam, Francofurti 1691; J.-B. Coulbeaux, Histoire politique et religieuse de l'Abyssinie, 2 vol., Paris 1929; L. Lozza, La confessione di Claudio re dell'Etiopia (1540-1559), Palermo 1958; J. Doresse, Histoire de l'Éthiopie, Paris 1970; ID., La vie quotidienne des Ethiopiens chrétiens (aux XVIIe et XVIIIe siècles), Paris 1972; Tewelde Beiene, La politica cattolica di Seltan Sägäd I (1607-1632) e la missione della Compagnia di Gesù in Etiopia. Precedenti, evoluzione e problematiche, 1589-1632, Roma 1983 (j'utilise aussi le texte original de la thèse, sous le sigle TB, et sa pagination, du fait que cette publication est un extrait de quelques chapitres); PH. Caraman, The lost Empire. The Story of the Jesuits in Ethiopia, 1555-1634, London 1985 (trad. franç. de 1988).

“Le roi” ou “l'empereur” en éthiopien.

C. Beccari, Rerum Aethiopicarum Scriptores Occidentales inediti a saeculo VI ad XIX, 15 vol., Romae 1903-1917 (en abrégé: RRAeSS ): la citation est: RRAeSS I, 240;

C. Beccari, RRA eSS I, 241.

C. Beccari, RRAeSS 1, 250.

C. Beccari, RRAeSS 1, 243. 249.

Tewelde Beiene, La politica cattolica di Seltan Sägäd I (1607-1632) e la missione della Compagnia di Gesù in Etiopia. Precedenti, evoluzione e problematiche, 1589-1632, Roma 1983, 77-83.

Tewelde Beiene, La politica cattolica, 82.

Le négus expliquait ces habitudes par des raisons de coutumes et de tradition.

Tewelde Beiene, La politica cattolica, 93.

11 Tewelde Beiene, La politica cattolica, 95 s.

12 Le terme éthiopien “Liq” signifie “chef, maître”. Il vient de la racine `LE'AQ” qui a donné aussi ALEQA, avec à peu près la même signification.

13 Le terme “Deftera “ou “Debtera” vient du mot “Defter” ou “Debter” qui signifie “cahier, livre”. Le même mot avec le même sens existe aussi en arabe. “Deftera “ équivaut à peu près à notre terme “intellectuel”.

14 Tewelde Beiene, La politica cattolica, 26-28.

15 Les “ras” - mot à mot “tête, chef” - sont les chefs de familles nobles, plus ou moins apparentées à la famille impériale. Le même mot existe en arabe et en hébreu avec le même sens.

16 Tewelde Beiene, La politica cattolica, 32.

17 Tewelde Beiene, La politica cattolica, 65.

18 Membres d'une ethnie éthiopienne qui se considère, à tort ou à raison, comme étant d'origine juive.

19 De nos jours encore, les prêtres éthiopiens ne comprennent rien à notre utilisation des termes techniques “nature” et “personne”. Ils sont d'accord avec nous dès que l'on passe au concret, en mentionnant le fait que le Christ est homme parfait et Dieu parfait, tout en n'étant qu'un seul et non pas deux. Comme c'est le cas de beaucoup de langues actuelles, par exemple en Afrique, le terme "personne" avec ses implications philosophiques, n'existe pas en éthiopien.

20 Tewelde Beiene, La politica cattolica, 85.

21 Région de monastères importants et renommés.

22 Tewelde Beiene, La politica cattolica, 147.

23 D'où les moines auraient emporté - pour les cacher ensuite dans un endroit secret - les Tables de la Loi.

24 Tewelde Beiene, La politica cattolica, 283.

25 Tewelde Beiene, La politica cattolica, 377.

26 Le terme, déformé en “Frendj” ou “Frendji” est resté dans les langues éthiopiennes pour désigner les Blancs.

27 De nombreuses biographies ont été consacrées au saint, telles celles d'Arata (1939), de Baeteman (1939), de Castagnola (1939), de D'Agostin (1910), de De Dominicis (1899), de Demimuid (1905), de Devin (1866) de Guerra (1975), de Herrera (1946), de Larigaldie (1910), de Lubeck (1922), de Pane (1949), de Salotti (1940), de Spirito (1941), de Troisi (1928-35). La biographie de E. Lucatello-L. Betta, L'Abuna Yaqob Mariam (S. Giustino de Jacobis), Roma 1975, est encore valable.

28 Giustino de Jacobis, Scritti. I Diario, Roma 2000.

29 Giustino de Jacobis. Diario, 162-164.

30 Abyssinie est l'ancien nom traditionnel de l'Ethiopie, utilisé surtout par les Occidentaux. Les Ethiopiens, bien que l'employant parfois dans la conversation sous la forme “Abésha”, le rejettent comme une insulte, car ils le croient dérivé d'un terme arabe signifiant “mélange”. Ils ont depuis longtemps pris le nom biblique d'Ethiopiens, qui, venu du Grec, signifie “faces brûlées”.

31 Giustino de Jacobis, Diario, 165-190.

32 La langue amharique est celle de la tribu des Amharas, à laquelle appartenait l'empereur Hailé Sellassié et qu'il imposa à tout le pays. La langue du Nord de l'Ethiopie et de l'Erythrée est le tigréen (du nom de la province du Tigré) qui est restée plus proche du gheez originaire. Il a toujours existé une lutte d'influence entre Tigréens et Amharas. Le pouvoir central est passé alternativement du Nord au Sud.

33 Giustino de Jacobis, Diario, 191-192.

34 Voir toutefois, de J.-B. Coulbeaux, “Vers la Lumière: Le Bx Ghebre-Mikaël”, René Haton, Paris1926, pp.302-305, qui raconte comment Abouna Salama avait donné l'ordre au gouverneur de Métemma, lbrahim, de se débarraser de Justin et de faire disparaître le corps: les tirailleurs sénégalais qui le gardaient ouvrirent la lettre, la détruisirent et le libérèrent.

35 Comme on le sait, à cette époque il n'y avait pas de patriarche éthiopien en Ethiopie. Le patriarche était toujours Egyptien. Cette faculté d'élire un des leurs fut concédée seulement à une époque récente, sur intervention de l'empereur Hailé Sellassié.

36 Encore aujourd'hui les Ethiopiens reprochent à l'Eglise Catholique d'avoir introduit en Ethiopie le rite latin pour les ethnies non sémitiques (le Sud).

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