Sainte Louise et Saint Vincent

Sainte Louise et Saint Vincent

Par Jean-Pierre Renouard, C.M.

Province de Toulouse

Comme chaque année désormais, la fête, de Saint Vincent de Paul est célébrée sur trois journées consécutives au berceau. L'Eucharistie de cette année a été célébrée par Mgr Sarrabère, animée par le P. Christian Laboure. De nombreux amis entouraient "les résidants" dont une délégation volontaire de 120 jeunes gens du Collège et du BEP.

Il revenait au Père Jean-Pierre Renouard de donner, le lendemain, une causerie sur les liens existant entre sainte Louise de Marillac et saint Vincent de Paul: une manière de célébrer une ultime fois, le quatrième centenaire de la naissance de sainte Louise.

Depuis huit jours, Sainte Louise vit dans l'angoisse. Elle y entrait insensiblement, au fil des ans sans trop s'en rendre compte. Mais brusquement, au matin de cette Ascension du 25 mai 1623, tout chavire: elle est assaillie par mille questions qui la torturent et l'enferment dans une grave crise de conscience.

Elle a envie de fuir, de quitter son mari malade et son enfant trop lent à s'éveiller, elle se met à douter de tout, de l'immortalité de l'âme, et même de l'existence de Dieu. Pensant retrouver la paix, Louise multiplie jeûnes, veilles et oraisons (Petite vie p.12). Le Père Gonthier, lecteur attentif de sainte Louise depuis des années, a bien saisi l'angoisse dans laquelle elle vit: "Sa nuit intérieure atteint sa plus noire épaisseur en la fête de l'Ascension... Son tempérament scrupuleux et sa tendance à la neurasthénie se font les alliés des tentations qui secouent sa foi en la vie éternelle et même en l'existence de Dieu. Par-là, le Seigneur éprouve sa servante qui veut l'aimer de l'amour le plus pur." (Messages et Messagers n° 202 p V).

La voilà donc qui prend une grave décision: si son mari vient à mourir, elle n'écoutera personne et n'acceptera pas un deuxième mariage, même si celui-ci pourrait devenir flatteur et la conduire vers une ascension sociale intéressante. Elle fait vœu de rester veuve. Pour elle, Dieu doit être le premier servi. Mais la «manière» lui échappe toujours... Elle ne sait «comment cela se fera»... Elle ne retrouve pas la paix pour autant.

C'est dans ce contexte difficile et éprouvant qu'elle pénètre dans l'Eglise saint Nicolas des Champs au matin de la Pentecôte. Souffrante mais non désespérée, elle prie Dieu de la pacifier... Au moment de préparer l'Eucharistie par l'oraison ou peut-être à celui si parlant, du «Veni Sancte Spiritus», elle est tout à coup envahie par une grâce mystique extraordinaire. Nous la nommons «Lumière de Pentecôte». Cette grâce toute personnelle et intime est parvenue jusqu'à nous par le biais d'un manuscrit de 28 cm sur 9, fragilisé à force d'être plié et porté sur elle, dans une poche ou dans un sac. À n'en pas douter, voilà l'événement majeur qui a changé la vie de Sainte Louise et qui est à l'origine de votre Compagnie:

«Le jour de la Pentecôte, oyant la sainte messe ou faisant l'oraison, à l'Eglise, tout en un instant, mon esprit fut éclairci de ses doutes. Et je fus avertie que je devais demeurer avec mon mari, et qu'un temps devait venir que je serai en état de faire vœu de pauvreté, chasteté et obéissance, et que je serai en une petite communauté où quelques-unes feraient le semblable. J'entendais alors être en un lieu pour servir le prochain; mais Je ne pouvais entendre comment cela se pourrait faire à cause qu'il y devait avoir allant et venant.

Je fus encore assurée que je devais demeurer en repos sur mon Directeur et que Dieu m'en donnerait un qu'il me fit voir lors, ce me semble, et sentis répugnance d accepter, néanmoins j'aquiescai et me semblait que c'était pour ne pas encore devoir exécuter ce changement.

Ma troisième peine me fut ôtée par l'assurance que Je, sentis en mon esprit que c'était Dieu qui m'enseignait ce que dessus, et que, y ayant un Dieu, je ne devais douter du reste…» 

Cette "Lumière de Pentecôte" est vraiment l'événement majeur de sa vie, celui qui la transforme et la resitue dans la paix et l'union à Dieu, génératrice de son ardente et fructueuse charité, au-delà de toutes ses souffrances et limitations humaines. Tous ses doutes tombent, elle sait qu'elle doit conduire son mari jusqu'au port, qu'elle pourra ensuite s'engager à vivre la vie consacrée même si elle ne perçoit pas d'emblée toutes les nouveautés de la vie communautaire et future des Filles de la Charité. Le temps fera son œuvre et insensiblement comme dirait M. Vincent elle verra se réaliser à la lettre tout ce qu'elle entrevoit pendant cette matinée de Pentecôte. Manifestement l'Esprit Saint, ce grand Maître intérieur la prépare à de grandes choses en lui donnant du même coup, la grâce de la sérénité.

Cette prophétie va aussi mettre dans sa vie quelqu'un qu'elle aura "répugnance d'accepter", je veux parler, bien entendu de M. Vincent C'est ce compagnonnage que nous devons découvrir maintenant. Je vous propose donc de nous livrer à l'évocation de quelques faits avant d'expliquer ce que fut la qualité et la nature de leur collaboration.

Les faits: découverte et collaboration

"La lumière de Pentecôte" apporte donc à sainte Louise un apaisement sur son Directeur de Conscience. Si cette vision prophétique date de 1623, elle ne se réalisera que l'année 1626. Antoine Le Gras meurt le 21 décembre 1625. Louise raconte: "J'étais seule avec lui pour l'assister... Il ne put jamais rien dire sinon «Priez pour moi, je n'en puis plus»; paroles qui seront à jamais gravées dans mon cœur" (Ecrits 986-987).

La première lettre de saint Vincent à sainte Louise est du 30 octobre 1626 et la première de Louise à Vincent du 5 juin 1627. Nous devons manquer des billets intermédiaires. Au dire du Père Jean MORIN, au départ, la relation paraît difficile. Il ne semble pas que les difficultés viennent d'une incompatibilité quelconque mais du fait que le directeur spirituel est accaparé par mille autres responsabilités et activités, alors que Louise de Marillac en est un peu au stade où en était Madame de Gondi qui aurait aimé pouvoir disposer d'un aumônier personnel, permanent et toujours accessible.

Les deux premières lettres ci-dessous sont à ce sujet, fort significatives.

Saint Vincent (1,25-26) est à 28 lieues de Paris (112 km), à LOISY-en- BRIE où il prêche une mission. Ceci entraîne une absence de quelque 15-20 jours. Mais il est parti sans prévenir! «J'avais peine de vous faire de la peine!» Il renvoie Louise pour le temps de son absence, à la direction de Notre Seigneur, et s'excuse de ses occupations. À vrai dire, on comprend les réticences à peine voilées de Vincent qui vient de fonder la Congrégation de la Mission, qui est aumônier Général des Galères, Supérieur de la Visitation et animateur d'un bon nombre de Confréries... trouvant cependant le temps de prêcher mission sur mission.

La première lettre de Louise de Marillac est aussi très révélatrice (I,28-30), les premières lignes surtout: «J'espère que vous me pardonnerez la liberté que je prends de vous témoigner l'impatience de mon esprit tant pour le long séjour passé que sur l'appréhension de l'avenir et de ne savoir le lieu où vous êtes». Il est clair que Louise de Marillac trouve son directeur un peu trop remuant. D'ailleurs, elle s'en plaint à son cousin l'Evêque de Belley, puisque celui-ci lui répond un jour: «Pardonnez, ma très chère Sœur, si je vous dis que vous vous attachez un peu trop à ceux qui vous conduisent et vous appuyez trop sur eux: voilà M. Vincent qui s'éclipse et Mademoiselle Le Gras est hors de pile et désorientée». Mgr Le Camus, cependant, promet de rencontrer M. Vincent.

Peu à peu la correspondance devient, plus régulière, et surtout plus chaleureuse, bien que saint Vincent soit toujours aussi surchargé: «Je vous écris environ la minuit, un peu harassé. Pardonnez à mon cœur s'il ne s'épand un peu plus dans cette lettre» et pour la première fois à notre connaissance saint Vincent demande à Louise de Marillac un service, un petit service pour la Confrérie de Gentilly. Il s'agit de deux ou trois chemises à envoyer... Il se produit une évolution remarquable, sans doute et même voulue, par l'excellent «directeur animateur» qu'est M. Vincent. Il sait que c'est en s'ouvrant aux autres - aux pauvres surtout - et en s'engageant vis à vis d'eux, que l'on a les meilleures chances d'oublier ses soucis personnels et ses scrupules, et de retrouver l'équilibre et l'épanouissement individuel... Vincent lui-même avait bien expérimenté cela entre 1616 et 1618. Entre la période 1626-1629, nous avons 18 lettres de saint Vincent à sainte Louise et une de la sainte. Il apparaît toujours pressé mais toujours fidèle à faire avancer Mademoiselle sur la voie de la perfection: la guérir d'une inquiétude excessive pour son fils, la tourner vers les démunis, la former à la joie, l'obliger au dialogue par oral (sans doute pour l'aider à nuancer ses propos), l'habituer à la séparation et à une prise en charge personnelle, l'inviter à lire l'Evangile et à le méditer, lui faire rechercher et accueillir la volonté de Dieu, lui apprendre à s'abandonner à la Sainte Providence, il lui apprend à voir dans tout événement «les signes de Dieu». Toute cette spiritualité est formatrice pour celle qui allait devenir, un jour, elle-même formatrice à la charité.

Ce qui me frappe dans cette énumération, c'est d'une part l'extrême attention de saint Vincent à former une âme et la grande docilité de Sainte Louise qui continue à attendre de lui consignes et aide spirituelle. Peu à peu, comme l'indique Sœur CHARPY, «l'état dépressif qui accablait Louise s'estompe, tout son être se détend progressivement» (Petite vie 19). Elle reprend confiance en elle aidée par le prêtre qui soutient et oriente sa vie et son activité.

Elle apprend aussi à aller au-delà des apparences, à dépasser le côté fruste et paysan de saint Vincent... à vaincre son antipathie naturelle pour lui. Elle découvre en lui, «l'homme de Dieu». Selon le Père FLOURENS, «Il est plein de sagesse surnaturelle et capable de comprendre tous les mouvements de son âme». La réflexion du soir de sa vie en dit long sur cet accompagnement spirituel et nous vaut toute une méditation: «J'aimerai mieux mourir que de vous désobéir» (Ecrits, 496-février 1656). On est bien loin du sentiment de répugnance initial !

Près de trois ans après les premières rencontres, sainte Louise est toute prête pour la grande aventure de la charité. Le 6 mai 1629, elle reçoit une lettre d'envoi en mission qui a fait le tour du monde tant elle est révélatrice et de la confiance que Saint Vincent lui donne et de la capacité qu'elle-même peut manifester: «Allez donc Mademoiselle, allez au nom de Notre Seigneur. Je prie sa divine bonté qu' elle vous accompagne, qu'elle soit votre soulas (consolation) en votre chemin, votre ombre contre l'ardeur du soleil, votre couvert à la pluie et au froid, votre lit mollet en votre lassitude, votre force et votre travail, et qu' enfin il vous ramène en parfaite santé et pleine de bonnes oeuvres.

Vous communierez le jour de votre départ, pour honorer la charité de Notre-Seigneur, et les voyages qu'il a faits pour cette même et par la même charité, les peines, les contradictions, les lassitudes et les travaux qu'il a soufferts, et afin qu'il lui plaise bénir votre voyage, vous donner son esprit et la grâce d'agir en ce même esprit et de supporter vos peines en la manière qu'il a supporté les siennes.

Pour ce que vous demandez, si vous ferez plus long séjour que nous l'avons dit, je pense que ce sera assez d'être un jour ou deux en chaque lieu pour la première fois, sauf à y retourner l'été prochain, si Notre-Seigneur vous fait paraître que vous lui puissiez rendre quelque autre service. Quand je dis deux jours, votre charité en prendra davantage, si besoin est, et nous fera celle de nous écrire.

Pour la Charité de Mademoiselle Guérin, vous prendrez le nom de sa paroisse, s'il vous plaît, et si nous allons vers Chartres, nous tâcherons de l'aller servir pour la Charité, ne connaissant personne en ce quartier-là qui soit fait à cet établissement.

Adieu, Mademoiselle, ressouvenez-vous de nous en vos prières et ayez sur toutes choses soin de votre santé, que je prie Dieu vous conserver , étant, en son amour».(I, 73)

J'ai cité cette lettre in extenso parce qu'il n'est pas habituel de le faire et pourtant, elle est très révélatrice de la manière dont saint Vincent et sainte Louise vont travailler ensemble. Dans ces lignes, on passe du spirituel au matériel. Sans cesse les deux saints vont correspondre et travailler de cette façon. De Visiteuse des Charités, Sainte Louise va devenir Fondatrice puis Supérieure Générale des Filles de la Charité. (de 1633 à 1660). Leurs préoccupations communes vont toujours se situer à ces deux niveaux: le spirituel et le temporel et ces «deux ordres» vont s'enchevêtrer dans leur correspondance comme s'ils étaient indissociables. C'est d'ailleurs une constante vincentienne avouée par M. Vincent à Antoine Durand, jeune supérieur nommé pour le séminaire d'Agde, lui faisant remarquer fort à propos «que l'on ne doit pas seulement s'appliquer à ce qui est relevé, comme sont les fonctions qui regardent les choses spirituelles» mais qu'il faut aussi «avoir le soin des moindres choses temporelles».(XI, 351 )

Ce qui est sûr, c'est que leur collaboration va devenir très efficace: ils vont vivre une complémentarité dans et pour le service des pauvres soit à l'intérieur des Charités, soit à l'intérieur de la Compagnie des Filles de la Charité. Il est impensable ici de faire l'inventaire de leur labeur… Essayons simplement de cerner la nature et la qualité de leur travail commun.

La nature de leur collaboration: une relation de communion

De récentes études ont bien montré ce qu'ils furent l'un pour l'autre et l'un à cause de l'autre. Je cite le numéro 52, des «Fiches Vincentiennes»: «Monsieur Vincent trouve en Louise de Marillac:

  • Une femme intuitive, rapide, vive, toujours prête à aller de l'avant sans se laisser arrêter par sa santé: une missionnaire.

  • Une femme ayant le sens de l'organisation au service des Seigneurs et Maîtres, les Pauvres.

  • Une Dame à l'aise parmi les dames de La Charité, elle est une «Marillac».

Louise de Marillac trouve en Monsieur Vincent:

  • Un prêtre, un conseiller sûr, pour qui maintenant, elle n'a plus répugnance,

  • Un homme, c'est-à-dire un appui solide, qu'elle n'a trouvé ni en son père, ni en son mari,

  • Un paysan, un rural qui connaît la nécessité des longs mûrissements, qui suit la Providence sans jamais l'enjamber».

Ils se complètent, dirions-nous aujourd'hui. Mais bien au-delà des dons naturels ou d'une sympathie enfin trouvée. Ils vivent pour un objectif commun, pour un objectif choisi et voulu en commun, parce que foncièrement évangélique: la libération des pauvres, tant sur le plan humain que spirituel. Ils sont attelés à cette tâche par conviction et par choix. Ils ont vécu tous deux une véritable purification intérieure, ils ont été livrés au même Mystère Pascal. Ils ont découvert dans leur être profond et dans leur expérience réciproque, l'urgence et l'impérieuse nécessité de libérer ceux que la faim ou la «mal-foi» tiennent captifs de la détresse extrême. Leur lien n'est ni l'intérêt, ni la recherche d'un avantage ou d'une promotion mais la seule cause de Dieu qui est indissociable de la cause des pauvres. Voilà leur raison de communier et de vibrer ensemble, au jour le jour. Ils sont liés par une même vocation et par une même fin.

Ils ont épousé la cause des pauvres par fidélité à leur Dieu. Et ils vivent une véritable amitié. Pas de sentimentalisme. Pas même une union quasi-mystique, au-delà de toute ambiguïté humaine. Mais, comme on l' a dit si bien «un accord dans la diversité», une alliance pour l'essentiel.

Il est frappant de constater combien Ils sont libres l'un par rapport à l'autre. S'ils collaborent étroitement, jamais ils ne se croient obligés de s'aligner l'un sur l'autre ou de taire leur différence d'appréciation et de jugement. Cela est manifeste dans les minutes des Conseils de la Compagnie qui nous ont été conservés. On a cité le fait suivant: «À propos de l'acceptation de petits garçons à l'école rurale des Sœurs, Sainte Louise y est très favorable et y voit beaucoup d'avantages. Mais le refus de M. Vincent est formel «il faut obéir aux ordonnances du Roi et des Evêques».De même, pour l'acceptation des pensionnaires dans les petites maisons à la campagne: sainte Louise y est favorable, mais saint Vincent y voit de nombreux inconvénients. L'avis de saint Vincent prévaut et sainte Louise le transmet clairement aux Sœurs». (Documents 493 ou XIII, 646 et Ecrits 455 et 466.)

Jacqueline «est un esprit mal fait, qui cause beaucoup de petits désordres, pour lesquels il serait bien nécessaire qu'elle ne fût plus dans la Compagnie». Les sœurs présentes sont invitées à donner leur avis. «Mademoiselle le Gras dit qu'il était très nécessaire de l'ôter parce que la tenir comme volontaire céans serait de mauvais exemple aux autres». Saint Vincent nuance le propos en disant de façon fort gasconne: «Si d'elle-même, elle se pouvait porter à se retirer quelque part et vivre tout doucement... je pense qu'il serait bien à propos»...(XIII, 593-596).

On pourrait donner d'autres exemples. Oui, sainte Louise et saint Vincent sont libres, confiants, simples: ils disent leur point de vue sans agressivité ni désir de l'emporter. Ils ne craignent ni la confrontation ni l'opposition mais ils s'en tiennent l'un et l'autre à la décision finale.

L'autre caractéristique de leur amitié est le par tage. Ils se disent tout ce qui est utile et indispensable pour l'animation de leur fondation. Sœur Charpy a remarqué ce double échange: «Vincent partage à Louise la bonté de son regard sur toute chose, sa paix profonde. Louise partage à Vincent son sens de l'organisation, son intuition profonde sur la Compagnie»(Cahier Vincentien 52 p. 5).

Mais le plus saisissant et amusant est leur sollicitude mutuelle pour leur santé réciproque. Ainsi les recommandations les plus précises sont adressées à sainte Louise par M. Vincent lui-même, par exemple: «N'épargnez rien pour vous nourrir pendant votre grand travail, j'ai toujours opinion que vous ne vous nourrissez pas assez» (I, 242) ou: «vous me consoleriez fort, si vous vouliez vous mettre en repos dans votre lit pendant ces deux jours». (I, 338).

On peut lire aussi dans une lettre: «Je pense que votre rhume serait bien plutôt guéri, si vous gardiez le lit un peu plus tôt le soir, car le grand travail et être debout échauffent le sang». (II, 441).

Et de parler de purges, de saignées, de bouillons, de convalescence, de repos, des médecins etc.…

En fait Mademoiselle rend la pareille à saint Vincent. Elle lui demande constamment de ses nouvelles, signale les derniers remèdes en cours, et lui, malin, se laisse faire: «Votre médecine, Mademoiselle, m'a fait faire neuf opérations... Ma petite fiévrotte est, comme vous le dites, double tierce; mais vous savez qu'en cette saison je l'ai pour l'ordinaire double-quarte et l'ai déjà eue telle cet automne». (I, 581)

Je ne résiste pas au plaisir de vous citer cette description de M. Vincent sur son bilan de santé: «Je me porte mieux de mon petit rhume, Dieu merci et fais tout ce que je puis pour cela…: je ne sors point de la chambre; je repose tous les matins, je mange tout ce qu'on me donne et ai pris tous les soirs une espère de julep que notre frère Alexandre me donne. Quant à l'état de mon rhume, il est diminué de la moitié de la petite incommodité que j'en avais, et s'en va peu à peu. Selon cela, il n'est pas besoin de penser au thé. Si, par accident, le peu d'incommodité que j'ai, empirait, j'en userais… Je prie la charité de madite demoiselle d'être en repos de ce côté-là, et la remercie de ce chef»... (25 novembre 1656 - VI, 136).

Et je terminerai l'illustration de ce partage médical touchant par cet envoi de sainte Louise: «C'est de réglisse dont l'on fait de la tisane dont je vous ai envoyé petits morceaux pour en rendre l'usage plus facile; mais il faut qu'elle soit nouvelle et n'en couper qu'à mesure que l'on en use, à cause qu'elle noircit». (III, 377).

Et ce partage s'étend, bien entendu, à tous les tracas qui traversent leurs vies: les problèmes communautaires des sœurs, les relations avec les curés ou les administrateurs, le petit Michel, le fils "à soucis" de sainte Louise.

On a là, le troisième élément de leur solide amitié: la force.

Ils savent qu'ils peuvent s'appuyer l'un sur l'autre, particulièrement dans les moments difficiles. L'illustration la plus parlante est le moment où la communauté naissante des Filles de la Charité traverse une véritable crise de croissance, «crise d'adolescence, purification, prise de conscience de l'originalité de cette Compagnie et de ses exigences» (Petite vie p. 71). Déjà vers la fin de 1645, il y avait eu des indices de malaise: refus de changement de paroisse, contestation de la sœur servante, murmures, critiques. Sainte Louise demande à M. Vincent d'intervenir et c'est ce que fait celui-ci le 13 février 1646. Il insiste sur la pauvreté et sur l'action de Dieu. La Compagnie est vraiment l'œuvre de Dieu. Il faut s'attaquer à la racine du mal: rompre les attaches avec telle ou telle dame, bannir les critiques, interrompre les murmures, éviter les antipathies, parler avec amabilité et douceur, vivre intensément l'amour de Jésus et du Pauvre qui se confondent en un seul et même amour: «Vous servez Jésus-Christ en la personne des pauvres. Et cela est aussi vrai que nous sommes ici. Une sœur ira dix fois le jour voir les malades, et dix fois par jour, elle y trouvera Dieu». (IX, 252).

À partir de là, c'est la grande interrogation, des sœurs réfléchissent et quittent la Compagnie. Mathurine GUERIN qui fut secrétaire notera en 1661: «il sortait si grande quantité de sœurs qu'il semblait que Dieu voulait vider la maison». (Doc. 949)

Et puis, il y a aussi l'affaire du Mans! Un faux départ en somme: quatre Sœurs qui partent le 4 mai 1646 et qui ne parviennent pas à se faire accepter des hospitaliers qu'elles viennent remplacer. Louise se culpabilise: «Ce nous est une grande confusion de penser qu'il n'y ait que nos lâchetés et mauvaises dispositions qui causent tant de troubles au sujet de notre emploi». (Ecrits 148 - à M. Portail) Obligation est de repartir au bout de trois semaines. Echec cuisant donc!

Pendant ce temps, une mort inopinée survient à Angers et le départ de Catherine Huitmill émeut la communauté... La maison de Paris est marquée par les vives critiques de Jacqueline. On l' a vu: un Conseil statue sur son cas et on pense au renvoi (28 juin 1646 - Doc 397 ou XIII 589). Et c'est au cours de ce même Conseil qu'est constituée la communauté de Nantes: six sœurs sont choisies dont Elizabeth Martin, la servante.

Louise va préparer, sur place, cette nouvelle implantation pendant deux mois! Le voyage des sœurs est un véritable marathon. À leur arrivée, elles sont accueillies les bras ouverts: les débuts sont prometteurs. Louise est tout à la joie de cette fondation. mais en mars 1647, et après un hiver fertile en décès de sœurs, hélas! Les premières difficultés nantaises surgissent. De graves conflits communautaires apparaissent. On constate «un immense désordre». Jeanne Lepintre est dépêchée sur place et ouvre une véritable visite canonique. Le 22 septembre 1647, à la demande de Mademoiselle, M. Vincent intervient encore, c'est une nouvelle conférence sur la tentation et la persévérance dans la vocation (IX, 350 etc….)

Peu à peu l'intensité de la crise se calme. J'aime le commentaire autorisé de l'auteur de «contre vents et tempêtes»: au cours de ces longs mois Louise de Marillac s'est laissée buriner par la grâce de Dieu. Persuadée au départ de sa lourde responsabilité dans la crise que vit la Compagnie, elle découvre, peu à peu, l'œuvre de purification du Seigneur, les déchirements de toute croissance. «La survie» de la Compagnie, après tous ces soubresauts, «est la preuve que Dieu veille sur elle» (p. 87). N'écrit-t-elle pas ce moment là: «Dieu est mon Dieu» (Ecrits 340). Il est clair, en tous cas que saint Vincent l'a aidée fortement à passer ce cap difficile et qu'ils ont tous deux essayé de chercher à travers ces conflits, à discerner, la volonté de Dieu. Et nous pouvons être assurés qu'ils l'ont trouvée puisque leur œuvre dure encore !

Et c'est ici que nous pouvons parler d'authentique amitié. Ce fut un accord sur l'essentiel. Il est d'ailleurs tout à fait révélateur que «leurs spiritualités» se rejoignent. Comme il serait aisé de montrer leurs convergences. Qu'il nous suffise pour aujourd'hui d'énumérer les points essentiels d'accord avant de conclure: la personne du Christ, leur unique prétention; l'imitation de sa conduite; la référence quotidienne à l'oraison; la recherche inlassable de la volonté de Dieu; une charité tout à la fois affective et effective; une constance à vivre l'humilité; un don total de leur être pour le service et l'évangélisation des pauvres; une volonté de vivre la Communauté; bref, toutes les valeurs dont les disciples de l'une et de l'autre essayent de vivre encore et qui perdurent par delà les siècles.

Pour en finir, permettez-moi d'emprunter la propre conclusion de Sœur Charpy dans son ouvrage «Petite vie de Louise de Marillac», parce qu'elle dit le fin mot de ce que nous pouvons penser de l'amitié de saint Vincent et de sainte Louise: «L'amitié vécue par Vincent de Paul et Louise de Marillac a été basée sur l'authenticité, c'est-à-dire sur l'acceptation profonde de l'identité de l'autre, la reconnaissance et le respect de leurs diversités. Partie de l'obéissance dans une relation volontaire de direction spirituelle, passant par l'apprentissage de l'autre dans une relation complémentaire de collaboration, arrivant à la sérénité du vieil âge dans une relation de communion, cette amitié est un étonnant parcours de sainteté, réconfortant d'humanité» (p. 114).

Jean MORIN dans “Carnets Vincentiens” N° 2 pages 32-33.

Cahier N° 52 - Louise de Marillac: «Une amitié réussie»

Potion composée d'un sirop mucilagineux ou narcotique dessous dans un hydrolat, une infusion de plantes émollientes ou une émulsion, précise Coste.