Vendre les calices…

VENDRE LES CALICES...

Robert P. Maloney, C.M.

Supérieur Général

Je recevais d'un prêtre dernièrement une lettre fort touchante. Il me remerciait d'écrire souvent sur la nature missionnaire de la Congrégation et m'encourageait à continuer d'inciter les confrères à renouveler cet esprit parmi nous. Par contre, me confiait-il avec grande simplicité, cela le questionnait personnellement. Pour illustrer ceci, il citait un article que j'ai écrit récemment où j'affirmais, en décrivant la souplesse nécessaire au missionnaire: "Cela signifie que les membres de la Congrégation devront être mobiles et prompts à se déplacer pour faire face aux nécessités". Mais qu'advient-il des plus âgés? Ce confrère, devant ses capacités amoindries et se voyant peu à peu contraint d'abandonner ses activités antérieures (bien que très actif actuellement!), m'a encouragé à écrire sur "La spiritualité vincentienne des aînés". Il m'indiquait, d'après les données qu'il possédait, que 17,1% des évêques, prêtres et frères de la Congrégation sont âgés de 75 ans ou plus.

Cette lettre m'a beaucoup plu. Elle m'a poussé à examiner les écrits de saint Vincent d'une façon différente et à réfléchir dans la prière à ces confrères qui ont tant donné depuis si longtemps et qui voient maintenant leur énergie décliner.

Je soumets les pensées suivantes en réponse à ce généreux confrère, dans l'espoir qu'elles lui serviront ainsi qu'à d'autres.

I. La pensée de saint Vincent concernant nos aînés

1. Aimer et chérir les aînés

Saint Vincent s'est beaucoup préoccupé de ce que les personnes malades et âgées de la communauté soient bien traitées. Ce serait une grande injustice de les négliger, disait-il aux Filles de la Charité. Il recommandait aux aînés de ne pas se décourager s'ils n'arrivaient pas à faire tout ce que faisaient les autres. "La Compagnie est une mère, leur disait-il, qui sait bien faire distinction entre ses enfants malades et ceux qui se portent bien". De même qu'une mère se comporte avec tendresse et compassion auprès de son enfant malade, ainsi la Compagnie doit agir envers les personnes malades et âgées.

La Compagnie sera profondément attachée aux membres plus âgés, au point d'être prête à faire des sacrifices considérables pour assurer leur bien-être. "Je serais ravi, écrit saint Vincent à Pierre du Chesne, si l'on me mandait de quelque lieu que quelqu'un de la compagnie eût vendu les calices pour cela." Rien ne doit être épargné pour prendre bien soin des malades, estime-t-il, car ils sont une bénédiction pour la Compagnie.

2. Pour les jeunes, les aînés sont des témoins vivants de fidélité et de sainteté, eux qui observent les règles de la Compagnie et gardent vivant son esprit missionnaire.

On s'étonnera peut-être de voir saint Vincent revenir si souvent à ce thème, surtout dans les dernières années de sa vie. Pour lui, le grand âge ne doit pas nous empêcher de vivre l'esprit de la Congrégation et d'accomplir avec zèle ce que nous permettent nos énergies physiques limitées.

Pour saint Vincent, les aînés ont un devoir envers la Compagnie : celui de vivre les grandes lignes de la règle aussi longtemps qu'ils le peuvent. Il insiste particulièrement sur leur participation aux excercices spirituels de la communauté.

Il s'adresse avec fermeté aux soeurs âgées qui donnent un mauvais exemple aux jeunes, et il les exhorte à être meilleures du fait qu'elles sont dans la Compagnie depuis ses débuts :

Ô anciennes, ô anciennes, que faites-vous quand vos actions démentent votre ancienneté? Que direz-vous à Dieu quand il vous demandera compte de toutes vos pensées, paroles et actions, et principalement de celles qui auront malédifié les nouvelles venues? Mais, moi misérable, que dirai-je d'avoir tant donné de scandale à de plus jeunes? Il faut que vous sachiez que l'ancienneté ne se connaît qu'à la vertu et non à la quantité des années.

Ce sujet revient souvent dans ses conférences aux soeurs et aux membres de la Congrégation de la Mission. De plus, Saint Vincent les encourage à garder brûlant le feu du zèle. S'incluant lui- même, il souhaitait que les aînés entretiennent en eux la flamme de l'amour missionnaire apostolique, jusqu'à la mort même.

Jusqu'à un âge avancé, saint Vincent était rempli d'esprit missionnaire. Dans l'un de ses plus importants entretiens, il confie aux membres de la Congrégation :

Pour moi, nonobstant mon âge, devant Dieu je ne me sens point excusé de l'obligation que j'ai de travailler au salut de ces pauvres gens; car qui pourrait m'en empêcher? Si je ne pouvais prêcher tous les jours, eh bien! je le ferais deux fois la semaine; si je ne pouvais aller aux grandes chaires, je tâcherais d'avoir les petites; que si encore on ne m'entendait pas à ces petites, qui m'empêcherait de parler bonnement et familièrement à ces bonnes gens, comme je vous parle à présent, les faisant approcher en rond comme vous êtes?

Son plus cher désir est que les aînés parviennent à la vraie liberté. Aux membres de la Congrégation de la Mission, il cite en exemple les confrères âgés et malades qui ont demandé à être envoyés en mission malgré de sérieuses infirmités. "C'est qu'ils ont le coeur libre", commente-t-il.

Fondamentalement, il désire que les membres de sa Compagnie meurent au combat plutôt qu'au repos. "...et n'importe que nous mourions plus tôt, pourvu que nous mourions les armes à la main..."

Et moi-même, quoique vieux et âgé comme je suis, je ne dois pas laisser d'avoir cette disposition en moi, voire même de passer aux Indes, afin d'y gagner des âmes à Dieu, encore bien que je dusse mourir par le chemin ou dans le vaisseau; car que pensez-vous que Dieu demande de nous? Le corps? Eh! point du tout. Et quoi donc? Dieu demande notre bonne volonté, une bonne et vraie disposition d'embrasser toutes les occasions de le servir, même au péril de notre vie...

3. Les malades et les personnes âgées : un "théâtre de patience".

Les personnes âgées ont beaucoup à nous apprendre. Elles nous invitent à un théâtre de patience où nous, les spectateurs, pouvons voir comment on doit supporter la souffrance. En eux, nous voyons la Croix vécue, la Foi éprouvée par le feu, alors qu'elle est en lutte avec l'ultime mystère humain, l'inévitable réalité de la mort.

Il est vrai, écrit-il à un prêtre de la Mission, que la maladie nous fait voir ce que nous sommes beaucoup mieux que la santé, et que c'est dans les souffrances que l'impatience et la mélancolie attaquent les plus résolus; mais comme elles n'endommagent que les plus faibles, vous en avez plutôt profité qu'elles ne vous ont nui, parce que Notre-Seigneur vous a fortifié en la pratique de son bon plaisir; et cette force paraît en la proposition que vous avez faite de les combattre avec courage; et j'espère qu'elle paraîtra encore mieux dans les victoires que vous remporterez en souffrant désormais pour l'amour de Dieu non seulement avec patience, mais aussi avec joie et gaieté.

Il rappelle aux Filles de la Charité qu'en définitive la patience éprouvée par la souffrance est "la vertu des parfaits". En conséquence, Vincent estime que la maladie inévitable doit être acceptée comme un "état divin".

4. Dans la maladie et la mort, Les vraies profondeurs d'une personne se révèlent

Il est facile de témoigner du Christ quand tout va bien, quand les énergies apostoliques sont abondantes, la prière consolante, la présence des frères et soeurs de la communauté réconfortante. Mais dans la maladie et la mort, quand la foi et les profondeurs de la personne humaine sont mises à rude épreuve, toutes ces consolations manquent très souvent. La mort est l'ultime mystère humain. Devant elle nous sommes mis à nu et nous devons nous abandonner entre les mains du Dieu vivant.

On ne saurait trouver un état plus propre pour la pratiquer : c'est en la madadie que la foi s'exerce merveilleusement; l'espérance y reluit avec éclat; la résignation, l'amour de Dieu, et toutes les vertus y trouvent une ample matière de s'exercer. C'est là où l'on connaît ce que chacun porte et ce qu'il est; c'est la jauge avec laquelle vous pouvez sonder et savoir le plus assurément quelle est la vertu d'un chacun, s'il en a beaucoup, si peu, ou point du tout. On ne remarque jamais mieux quel est l'homme que dans l'infirmerie. Voilà la plus sûre épreuve qu'on ait pour reconnaître les plus vertueux et ceux qui le sont moins...

II. Saint Vincent et son propre vieillissement

Saint Vincent a dépassé de 30 ans l'âge moyen de ses contemporains. Ceci laisse présumer qu'il était doué d'une constitution assez robuste, bien que selon ses dires, il souffrait de maladies diverses. Blessé d'une flèche à l'âge de 25 ans, il s'en est ressenti sa vie durant. Il souffrait souvent de fièvre et d'un type de malaria qu'il appelait sa "petite fièvre", pour laquelle Louise de Marillac lui proposait affectueusement toutes sortes de remèdes.

Dès 1615, ses jambes commencèrent à le faire souffrir. Il dût s'acheter un cheval vers 1632 pour se déplacer quotidiennement de Saint-Lazare à Paris. En 1633, un cheval tomba sous lui et ensuite sur lui. Pourtant, il était infatigable et pouvait couvrir des centaines de kilomètres en peu de temps, à une époque où les moyens de transport étaient limités. Durant la première moitié de 1649, alors qu'il avait près de 70 ans, il parcourut à cheval quelque 600 kilomètres dans l'ouest de la France.

Cependant, vers juin 1649, il ne fut plus capable de monter à cheval, et très embarrassé, il commença à utiliser le carrosse que la Duchesse d'Aiguillon lui avait offert. Déjà, en 1631, un cheval lui avait donné un coup de sabot; il fut renversé de sa monture en 1633, et en 1649 tomba dans la Loire à Durtal. La même année, il échappa de justesse à un assassinat. L'oedème de ses jambes atteignit les genoux vers 1655; il ne pouvait plus faire la génuflexion et fut forcé d'utiliser une canne. Un accident de carrosse, assez grave, survint en 1658. La même année, des ulcères à la jambe droite provoquèrent une plaie ouverte à la cheville. Il eut des ennuis assez graves à un oeil. À partir de 1659, il ne pouvait plus quitter Saint-Lazare et, dans l'espace de quelques mois, il dût rester à l'étage et célébrer la messe à l'infirmerie. Peu de temps après, il ne pouvait plus célébrer par lui-même et devait se déplacer à l'aide de béquilles; elles lui devinrent inutiles six semaines avant sa mort, et il lui fallut se résigner à assister à la messe de son fauteuil.

Dès 1644, plusieurs maladies graves avaient commencé leur offensive et réussi à le garder au lit pendant des périodes de huit à dix jours. Elles recommencèrent leurs assauts en 1649, 1651, 1652 et 1655. D'autres ennuis de santé s'ajoutèrent vers 1659 : des calculs rénaux et une rétention d'urine. Pour se déplacer dans sa chambre, il devait utiliser une corde attachée à une poutre.

Dans ses dernières années, saint Vincent connut la pénible expérience de voir mourir ses meilleurs amis. Il était auprès de Jean-Jacques Olier lorsque celui-ci retourna au Seigneur le dimanche de Pâques 1657. "La terre conserve son corps, le ciel son âme, son esprit est pour vous", dira saint Vincent aux disciples d'Olier ce jour-là. Le 31 décembre 1659, son grand ami Alain de Solminihac, lui aussi réformateur du clergé, quittait ce monde. La dernière année de la vie de saint Vincent a été marquée par la mort de trois de ses amis les plus chers. Monsieur Portail, ami et collaborateur pendant près de 50 ans, mourait le 14 février. Le 15 mars au matin, Louise de Marillac partait vers la maison du Seigneur. "Vous avez au ciel une mère qui a beaucoup de crédit...", dit-il aux Filles de la Charité. Le 3 mai, Louis de Chandenier, pour qui saint Vincent avait la plus grande admiration et beaucoup d'affection, mourait lui aussi. À l'annonce de cette nouvelle, Vincent fondit en larmes.

Tous ces départs ont profondément touché le saint. Dès janvier 1659, il commençait à faire ses adieux à ses amis. Dans une lettre datant de cette époque, après avoir demandé pardon pour ses fautes, il assurait l'ancien Général des galères, Philippe-Emmanuel de Gondi, qu'il prierait pour lui en ce monde et dans l'autre.

III. Changements de perspective

entre le temps de saint Vincent et le nôtre.

1. Notre espérance de vie est plus longue.

Les statistiques varient d'un continent à l'autre, mais actuellement au pays de saint Vincent, les hommes vivent en moyenne 23 années de plus et les femmes 27. La moyenne de vie des religieux est, me semble-t-il, encore plus longue. Quand je reçois les avis de décès des Filles de la Charité, je suis toujours surpris de constater qu'un grand nombre atteignent 80 et même 90 ans. En Europe et aux États-Unis notre espérance de vie est, de fait, assez longue, mais ce n'était pas du tout le cas du temps de saint Vincent.

Dans d'autres parties du monde, cependant, la moyenne d'âge est encore comparable à celle des années 1660 en France. De toute évidence, ce changement de perspective ne concerne que certains pays.

2. Il y a une tendance, dans la société actuelle, à fuir la réalité de la mort.

Bien sûr, pratiquement, il est impossible d'ignorer la mort : nous mourrons tous. Par ailleurs, la médecine contemporaine est souvent conçue de façon telle que nous rejetions l'inévitable réalité de la mort. Les symptômes en sont particulièrement flagrants dans les sociétés dites "développées". Par crainte de poursuites ou de contestation, les médecins gardent artificiellement en vie leurs patients, bien au-delà des limites raisonnables. D'énormes ressources sont utilisées dans le maintien de la vie à sa phase finale. Dans les quinze dernières années aux États-Unis, par exemple, 30% des fonds de l'Assurance Maladie pour les personnes âgées ont servi à des patients ayant moins d'un an à vivre.

Ce phénomène, tout comme l'accroissement de l'espérance de vie, est limité à certains pays, car il se rattache bien souvent à des orientations culturelles, à l'existence de ressources financières importantes ou à des tendances aux litiges à l'intérieur d'une société donnée.

Mais la mort n'est pas l'ennemi absolu. Tandis qu'il faut, à certains moments, utiliser d'abondantes ressources et faire preuve de créativité pour la conjurer, à d'autres moments on doit accepter cette fin comme inévitable. La tradition morale catholique a toujours affirmé la nécessité d'utiliser des "moyens ordinaires" pour combattre la maladie; elle reconnaît aussi, depuis longtemps, que l'utilisation de "moyens extraordinaires" peut causer des torts disproportionnés aux patients et à leurs proches. La prolongation artificielle de la vie est souvent la prolongation douloureuse de la mort.

3. Le culte de la jeunesse.

La tendance contemporaine à nier la réalité de la mort va de pair avec celle de la prolongation et du culte de la jeunesse. Il est certainement réjouissant d'être et de paraître jeune. "Ce qui fait la force et le charme de la jeunesse, disait le Pape Paul VI dans son discours de clôture de Vatican II, c'est la faculté de se réjouir de ce qui commence, de se donner sans retour, de se renouveler et de repartir pour de nouvelles conquêtes". Mais le côté sombre de cette tendance consiste en une fixation sur le corps, une surestimation de la beauté physique, la non-acceptation du processus de vieillissement et l'immaturité qui en résulte. Journaux, revues, télévision et films nous remplissent les yeux de la beauté et de la vitalité de la jeunesse, et ils tentent souvent de nous vendre les produits qui nous garderont éternellement jeunes!

4. Les progrès de la médecine ont rendu, au moins par moments, la maladie et la mort moins douloureuses.

La science moderne produit de remarquables analgésiques, depuis l'aspirine jusqu'à l'anesthésie totale. Aujourd'hui, à la fin du XXe siècle, les médecins peuvent soulager la douleur comme jamais auparavant. De nouveaux médicaments peuvent diminuer considérablement les souffrances des malades et des mourants, bien que des effets secondaires importants se fassent parfois sentir, tel l'obscurcissement de la conscience. Dans certains cas, les effets secondaires sont si puissants qu'il est difficile de distinguer la frontière entre le soulagement de la souffrance et l'accélération de la mort.

Il ne faut toutefois pas exagérer l'importance de ce changement de perspective. La douleur est encore très présente dans la vie des malades. Malgré tous les progrès de la science médicale, aux États-Unis, par exemple, plus de 36 millions de gens souffrent de douleurs arthritiques, 70 millions de violents maux de dos, et 20 millions de migraines. En d'autres termes, environ un tiers de la population souffre de douleurs chroniques récurrentes. La situation est bien plus critique dans les pays où les ressources médicales sont moindres.

IV. Quelques réflexions sur le vieillissement aujourd'hui

Vieillir, c'est posséder toutes les étapes de la vie.

Vieillir, c'est voir Dieu de plus près.

Le vieillissement, comme chacune des étapes du développement humain, est ambigu. Il peut être source de croissance ou de régression. J'ai entendu des remarques de confrères plus jeunes, spectateurs dans ce que saint Vincent appelle le "théâtre" des plus âgés, à propos de ces deux symptômes : "C'est ainsi que j'aimerais vieillir", murmuraient certains, émerveillés, tandis que d'autres disaient avec tristesse : "J'espère ne jamais devenir aussi aigri que ce vieillard".

Nous souhaitons tous vieillir en beauté. Apprenant la nouvelle de la mort d'un missionnaire extraordinaire qui durant son service en Chine avait été emprisonné puis exilé, et dont la vie parmi nous pendant une vingtaine d'années avait été joyeuse et paisible, l'un de mes amis se tourna vers moi et dit : "Tout ce que j'ai envie de faire, c'est d'applaudir; c'est comme l'accomplissement d'un chef-d'oeuvre". De fait, j'ai eu ce privilège de connaître bon nombre de merveilleux confrères âgés durant ma vie dans la communauté.

Dans une magnifique causerie aux soeurs âgées de la Compagnie des Filles de la Charité, Mère Lucie Rogé décrivait les caractéristiques qu'elle voyait chez celles-ci :

-une sérénité apaisante;

-une grande charité;

-une profonde confiance s'exprimant en joie;

-des efforts de conversion témoignant d'un désir de vivre intensément de la vie de Dieu;

-une prière constante.

Les brèves réflexions qui suivent sont un encouragement aux Filles de la Charité et aux confrères parvenus à cette étape de la vieillesse. Personne n'est jamais trop âgé pour "connaître Dieu plus clairement, l'aimer plus tendrement, et le suivre de plus près", comme le disait un jour saint Richard de Chichester.

1. Nous vieillissons tous. Il serait insensé de le nier.

Walt Whitman écrivit un jour :

Jeunesse généreuse, vigoureuse, aimante...

Jeunesse pleine de grâce, de force, de fascination.

Sais-tu que la vieillesse pourra te rattraper?

Aujourd'hui, nous connaissons l'importance de la prévention. Les décès dus aux maladies coronariennes ont diminué considérablement depuis les 25 dernières années grâce à de meilleures habitudes alimentaires (comme la réduction du cholestérol) et l'abandon de la cigarette. Selon toute vraisemblance, l'exercice régulier, le contrôle du poids, et un régime équilibré contribuent également à maintenir notre jeunesse!

Malgré tout nous vieillissons. Le réalisme chrétien devrait certainement nous aider à regarder cette vérité en face. Le Supérieur Général, par exemple, doit reconnaître qu'il est plus que probable qu'il sera mort d'ici 25 ans, si ce n'est plus tôt.

Dans une lettre à ses amis le 29 novembre 1366, le grand auteur italien Pétrarque écrivait :

J'ai vieilli. Je ne pourrais le cacher si je le voulais, et je ne le ferais pas si je le pouvais... Et je dis à quiconque me suivrait à contrecoeur : "Venez avec confiance, n'ayez crainte... L'âge qui vous entraîne au milieu des bourrasques de la vie n'est pas si redoutable. Ceux qui le qualifient ainsi ont mal accueilli toutes les étapes de l'existence à cause de leur inaptitude à vivre, et non à cause d'un âge particulier. Les dernières années de l'existence d'un homme sage et modeste lui apportent sécurité et sérénité. Il a apaisé ses tempêtes intérieures, il a laissé derrière lui les écueils des conflits et du labeur, il est protégé des orages extérieurs par un anneau de collines ensoleillées. Allez donc avec confiance, ne tardez pas; un havre s'ouvre là où vous craigniez un naufrage.

2. À mesure que avançant en âge, le défi évangélique consiste à croître dans l'amour.

Rien n'est plus clair dans le Nouveau Testament. La croissance dans l'amour est le défi permanent de la personne humaine, quel que soit son âge. Vieillir en beauté, c'est se remplir de grâce, c'est grandir dans la charité du Christ. En communauté, cela signifie chaleur et douceur les uns envers ses frères et soeurs, jeunes ou vieux. "Car qu'est-ce que la charité, nous rappelle saint Vincent, sinon l'amour et la douceur." Dans un contexte apostolique, cela signifie un zèle constant, malgré l'énergie réduite et la capacité d'"agir" amoindrie.

Malheureusement, l'estime de soi est trop souvent liée aux "oeuvres", et l'amertume nous envahit lorsque nos capacités diminuent. Si cette tentation survenait, il faudrait alors redéfinir notre service des pauvres et de la communauté. Les personnes âgées possèdent beaucoup de talents qui, précisément, ne sont pas ceux de la jeunesse. Par conséquent, ceux et celles qui désirent vieillir en beauté doivent à tout prix découvrir leurs talents et les partager généreusement.

3. Il est essentiel de rester "jeune de coeur".

Cicéron écrivait un jour :

J'aime trouver trouver chez le jeune homme quelque chose du vieillard. De même, j'aime trouver chez le vieillard quelque chose du jeune homme. Qui s'inspire de cette maxime sera peut-être vieux de corps, mais jamais d'esprit.

On décrit souvent comme qualités de la jeunesse l'enthousiasme, l'imagination, l'aptitude au changement. Mais ces caractéristiques ne sont pas exclusivement réservées aux jeunes. L'un des missionnaires les plus enthousiastes qu'il m'ait été donné de rencontrer était un confrère de 80 ans avec qui j'ai passé plusieurs jours au Nigéria. Deux des conseillers les plus créatifs que j'aie connus étaient des septuagénaires avisés et expérimentés, qui pouvaient envisager des solutions à des problèmes que peu auraient pu formuler. Quant à l'aptitude au changement, j'ai vu des soeurs et des prêtres "à la retraite" se lancer dans de nouvelles carrières avec joie et créativité comme jamais auparavant. Quel merveilleux héritage ces personnes ne lèguent-elles pas à ceux qui suivront! D.H. Lawrence écrivait :

Quand tombe le fruit mûr

sa douceur se distille et s'infiltre dans les veines de la terre.

Quand meurent des êtres accomplis,

l'essence de leur expérience, comme une huile,

pénètre les veines de l'espace vivant

et ajoute un chatoiement à l'atome,

au corps de l'immortel chaos.

Car l'espace est vivant

et se meut comme un cygne

dont les plumes chatoient

soyeuses de l'huile d'une expérience

qui se distille.

4. Vieillir est une occasion de développer la dimension contemplative de la personne.

À mesure que l'énergie physique diminue, on "fera" moins, mais on pourra certainement progresser dans d'autres dimensions de notre humanité. Parmi celles-ci, l'une des plus importantes pour ceux et celles qui "se donnent à Dieu pour le service des pauvres" est la dimension contemplative de notre existence. Aux étapes précédentes de notre histoire personnelle, l'accent aura davantage été mis sur la seconde partie de l'expression chère à saint Vincent : Se donner à Dieu pour le service des pauvres, tandis qu'au soir de notre vie, l'accent pourra être déplacé avec beaucoup de profit sur la première partie : Se donner à Dieu pour service des pauvres.

Il est important de bien utiliser le temps à chaque étape de la vie. Celle du grand âge ne fait pas exception. L'une des tentations consiste à passer un temps excessif à se préoccuper de sa santé. Pourtant, l'une des grâces de cet âge c'est le don du temps où l'on peut chercher le Seigneur plus librement et plus intensément. Pour les personnes âgées, le défi consiste à transformer les lourdes heures d'ennui en moments de solitude avec Dieu et en contemplation de sa bonté. Elles ont le temps de lire, de méditer les Écritures et d'écouter la parole de Dieu d'une manière différente. Elles ont la chance de s'écrier avec le psalmiste : "Je chanterai toujours les bontés du Seigneur". Le poète américain Archibald MacLeish l'exprime ainsi :

Ce que je vois, à soixante ans,

Malgré un monde de loin plus décadent,

Saisit mon coeur d'un tendre émoi.

Dieu, que de merveilles ici-bas!

5. Le grand âge est un temps de réconciliation avec le passé.

Nous portons tous dans le présent nos blessures et nos péchés. Nous avons besoin de guérison. Le grand âge est une merveilleuse occasion de réconciliation. C'est le temps où les souvenirs s'apaisent, mêmes les plus amers : ceux des relations difficiles avec nos parents, des échecs passés, du rejet, du péché personnel. Au moment de la mort, toutes ces difficultés doivent êtres remises entre les mains d'un Dieu d'amour et de miséricorde. Ce sera d'autant plus facile si le processus a commencé longtemps avant la phase finale. Le sacrement de réconciliation et la conversation avec une authentique "âme soeur" peuvent procurer de merveilleuses occasions de guérison des péchés et des blessures du passé. De même, le sacrement des malades, célébré avec foi en compagnie de nos frères et soeurs, peut apporter la guérison totale et la paix qui résultent de l'état de conversion.

6. La solitude est l'un des défis particuliers de la vieillesse.

Les existentialistes nous rappellent que la solitude fait partie du défi de l'existence humaine. Dès l'instant de notre brusque séparation de la chaleur du sein maternel jusqu'à la séparation finale de la famille des vivants, jeunes et vieux, célibataires et gens mariés, tous nous en faisons l'expérience. Elle est vécue de façon différente à l'adolescence, dans la force de l'âge, et au déclin de la vie. Les veufs et veuves en font la douloureuse expérience. Les célibataires en goûtent aussi l'amertume d'une manière particulière propre à eux.

Tout comme saint Vincent, les personnes âgées ressentent beaucoup de peine à la mort de leurs amis. Elle les atteint douloureusement et leur sentiment de solitude n'en devient que plus poignant.

Notre propre mort est l'expérience extrême de la solitude : elle nous fait affronter la séparation d'avec ceux et celles que nous avons connus et aimés et qui nous ont donné leur affection et leur présence au long des jours. Nous sommes appelés, dans la foi, à reposer dans les bras du Dieu vivant. La mort est l'acte de foi suprême. En elle, Jésus nous appelle à dire avec lui : "Père, entre tes mains je remets mon esprit".

7. Nous ne mourons pas dans la solitude.

Depuis notre baptême, nous professons ce bref et clair article de foi : "Je crois... à la communion des saints". Heureusement, dans le processus du vieillissement et de la mort, nous connaissons l'expérience d'être entourés de ceux qui nous aiment dans la Communauté. Cela nous aide également de savoir que "ceux qui nous ont précédés dans la foi" nous attendent au banquet céleste.

Je me rappelle m'être promené, il y a un certain nombre d'années, avec le Frère Laurence Masterson dans la propriété de notre grand séminaire. Il désirait, ce soir-là, me parler du ciel. Je me souviens très bien que nous avons beaucoup échangé sur l'image du "banquet" dans le Nouveau Testament. Nous nous imaginions réjouis dans le Seigneur, en train de rire, manger et boire avec plusieurs amis que nous avions connus et aimés. Peu de temps après, le Frère Laurence mourait subitement. Je me le suis toujours représenté depuis, souriant à la table du banquet, réservant un siège pour nous, ses amis.

8. C'est fondamentalement dans le Mystère Pascal de Jésus que nous puisons notre réponse à la question de la mort.

La mort de Jésus offre un modèle à ses disciples : elle est la source de leur force pour les faire entrer, comme il l'a fait lui-même, dans le processus de la mort. Saint Vincent en était très conscient. Il écrit à Monsieur Portail :

Ressouvenez-vous, Monsieur, que nous vivons en Jésus-Christ par la mort de Jésus- Christ, et que nous devons mourir en Jésus-Christ par la vie de Jésus-Christ, et que notre vie doit être cachée en Jésus-Christ et pleine de Jésus-Christ, et que, pour mourir comme Jésus-Christ, il faut vivre comme Jésus-Christ.

Les récits évangéliques de la mort de Jésus invitent ses disciples à s'abandonner à la puissance et à la providence de Dieu, à pardonner les offenses, à confier nos êtres chers à d'autres mains, à croire que Dieu peut nous ressusciter.

La maladie et le déclin peuvent nous amener à une compréhension nouvelle et plus intense de notre participation eucharistique à la mort et à la résurrection du Christ et nous plonger plus profondément dans le Mystère pascal; notre gratitude pour l'amour fidèle du Seigneur grandira et nous entrerons dans sa mort comme la source de sa vie ressuscitée.

J'espère que ces quelques réflexions seront utiles à mes frères et soeurs plus âgés qui ont tant contribué à ma propre vie et à celles des pauvres. À une époque où on exagère l'importance de rester jeune, je me rappelle la magnifique desription de Rachel Halliday que Harriet Beecher Stowe nous a laissée il y a plus d'un siècle dans La case de l'oncle Tom :

Son beau visage ovale et rose prenait la douceur d'une pêche mûre. Ses cheveux, en partie argentés par l'âge, encadraient avec grâce un grand front paisible, sur lequel le temps n'avait laissé aucune inscription, sinon celle de la paix sur la terre, la bienveillance envers les hommes. Au-dessous brillaient une paire de grands yeux bruns, clairs, honnêtes, aimants. Vous n'aviez pas besoin d'y pénétrer bien loin pour voir le fond du coeur le meilleur et le plus vrai qui ait jamais palpité dans la poitirne d'une femme. On a dit et chanté tant de choses des belles jeunes filles; pourquoi ne se lévérait-il personne pour célébrer la beauté des vieilles femmes?

"On being a Missionary", Vincentiana, XXXVIII (1994), 319.

Environ 21% des Filles de la Charité sont également âgées de 75 ans ou plus.

SV X, 375.

SV X, 375.

SV I, 531; cf. conférence du 5 décembre 1659, "...pauvres malades! pour l'assistance desquels il faudrait vendre jusqu'aux calices de l'église", SV XII, 410.

SV VI, 372.

SV VII, 179.

SV V, 622.

SV X, 90.

Cf. SV VII, 168; X 29, 46-48, 78, 90, 115, 283, 371; XI 80, 207; XIII 729.

SV XI, 135.

SV XI, 136.

SV XII, 241.

SV XI, 413.

SV XI, 402.

SV XI, 73.

SV II, 571.

SV X, 181; voir aussi SV XV (Mission et Charité), 109.

SV I, 144.

SV XI, 72.

Cf. Dodin, André, Monsieur Vincent parle à ceux qui souffrent (Desclée de Brouwer, Paris, 1981); "Vicente de Paul y los enfermos" in Vicente de Paul y los Enfermos (CEME, Salamanca, 1978), 25-52.

Louise de Marillac a dépassé de beaucoup l'âge moyen de son temps, même si saint Vincent affirmait qu'elle avait l'air à moitié morte durant les 23 dernières années de sa vie! Cf. SV III, 256.

SV I, 4.

SV I, 70, 110, 196, 237, etc.

SV I, 581, 587, 597.

Abelly, Tome I, 247; Collet, P., La vie de saint Vincent de Paul, Nancy, 1748, I, 46.

Abelly, Tome I, 247.

SV I, 198.

Abelly, Tome I, 247; cf. Collet, op. cit., I, 477.

SV I, 110, 198-199.

Abelly, Tome III, 267; cf. Collet, op. cit., I, 474; SV III, 424.

Abelly, Tome III, 21.

SV XI, 207.

Abelly, Tome I, 247.

SV VII, 58, 60.

Ibid.

SV VIII, 23.

Ibid.

Ibid., 247-248.

Ibid., 248.

Ibid., 245; SV II, 481; Collet, op. cit. I, 406.

Collet, ibid., I, 477; SV IV, 532; V, 350.

SV XIII, 166.

SV X, 717.

Cf. Roman, José Maria, San Vicente de Paul, I (Biblioteca de Autores Cristianos: Madrid, 1981) 659-669.

SV VII, 435-346.

Richard McCormick, "The Catholic Hospital Today: Mission Impossible?" Origins 24 (No. 39; March 13, 1995), 651-652.

Message de clôture, Vatican II, Les seize documents conciliaires, Ed. Fides, Montréal & Paris, 1967, p. 654.

Richard McCormick, The Critical Calling (Georgetown University Press: Washington, DC, 1989), 363-364.

Jean Guitton, dans la préface à Renée de Tryon-Montalembert, L'Autunno È La Mia Primavera (Bologna: Edizioni Studio Domenicano, 1990), 7.

Miguel Pérez Flores, C.M., "Potencial humano de las Provincias de las Hijas de la Caridad en Espana a partir de los 65 anos para seguir viviendo ilusionadamente el Carisma Vicenciano" in La Respuesta Exige Un Exodo (CEME: Salamanca), 1993), 91.

Prière attribuée à Richard de Chichester, 1197-1253.

Walt Whitman, Leaves of Grass ("Youth, Day, Old Age and Night") in James E. Miller, ed., Complete Poetry and Selected Prose by Walt Whitman (Houghton Mifflin: Boston, 1959), 165.

Pétrarque, lettre à ses amis, écrite de Pavie, le 29 novembre 1366 ou 1367.

SV IX, 267.

Miguel Pérez Flores, C.M., "Potencial humano de las Provincias de las Hijas de la Caridad en Espana a partir de los 65 anos para seguir viviendo ilusionadamente el Carisma Vicenciano" in La Respuesta Exige Un Exodo (CEME: Salamanca, 1993), 81-100.

Cicéron, De la vieillesse, de l'amitié, des devoirs, Ed. Garnier-Flammarion, Paris, 1967, 31.

D.H. Lawrence, "When the Ripe Fruit Falls," 1929.

Cf. SV I, 185, II, 64; III, 149; IV 15, 67, 117, 126, 138, 156, 233, 280, 361, 577, 596; V 83, 107, 233, 326, 425, 584, 634; VII 13, 38, 369; IX 13, 26, 29, 221; Entretiens (1960) 37, 471, 550, 562, 569, 571, 583, 586, 742, 743, 775, 776, 811, 825, 831, 835, 888, 916, 944.

Ps 88, 2.

Archibald MacLeish, "With Age Wisdom," 1952.

Lc 23, 46.

SV I, 295.

Harriet Beecher Stowe, Uncle Tom's Cabin, 1852, (E.F. Dutton & Co.: New York, 1955) 138-139.