Comme des Amis intimes. Réflexions sur la manière de vivre en communauté hier et aujourd'hui

Comme des amis intimes

réflexions sur la manière de vivre en communauté

hier et aujourd'hui

Robert P. Maloney, C.M.

Supérieur Général

Les deux communautés fondées par saint Vincent ont expérimenté d'énormes changements depuis Vatican II. Leurs constitutions et statuts ont été entièrement révisés, permettant une plus grande participation des membres aux processus de prise de décision. Presque toutes les provinces se sont engagées dans une importante réévaluation et restructuration de leurs oeuvres. Entre temps, les études vincentiennes se sont multipliées. De nouvelles traductions des écrits de Vincent et de Louise ont paru dans un langage actuel. De nouvelles biographies ont été écrites sur eux. Un intérêt renouvelé pour leur spiritualité s'est manifesté. Les deux compagnies ont produit de nouvelles instructions sur leurs vœux. Les vertus que proposait Vincent aux deux groupes ont été étudiées en profondeur. Les deux communautés ont organisé un grand nombre d'ateliers de formation continue et des programmes d'études approfondies à tous les niveaux: provincial, interprovincial et international.

Durant ce temps, la manière de vivre en communauté a subi des changements considérables. La vie communautaire est devenue moins formelle, l'autorité moins imposante, l'emploi du temps moins rigide. On sent maintenant que les relations sont moins stéréotypées et beaucoup plus personnelles. Cependant, tout en reconnaissant que les changements ont été très notables, il reste qu'un certain nombre de prêtres, de frères et de soeurs éprouvent des difficultés à vivre en communauté. La question se pose de savoir si cette période de transition rapide a vraiment amélioré la vie communautaire et si la communauté apporte véritablement le soutien de la foi, l'encouragement, la compréhension, la solidarité dans l'action, le foyer tant recherché aujourd'hui, surtout par les jeunes.

Conscient de ne pas pouvoir donner une réponse définitive à ces questions, j'ébauche ici un point de départ à des discussions futures sur cet important sujet. Suivant une méthode que j'ai souvent employée, j'examinerai:

I.La vie communautaire dans la tradition vincentienne.

II.Les changements de perspective entre le XVIIe et le XXe siècle.

III.La vie communautaire aujourd'hui - quelques modèles.

IV.L'amour mutuel profond.

I. La vie communautaire

dans la tradition vincentienne

Vincent et Louise n'ont pas écrit de façon systématique sur la vie communautaire. Sur ce sujet, l'analyse de leurs écrits offre bien peu de résultats. Par ailleurs, plusieurs chapitres des règles des deux compagnies touchent les points les plus importants de la vie communautaire ainsi que les problèmes qui lui sont reliés. De plus, les deux fondateurs ont souvent traité de la vie communautaire dans d'autres contextes. Est-ce parce que nous disposons de peu de matériel à la source qu'étonnamment nous n'avons pas beaucoup écrit sur la vie en communauté dans la Congrégation de la Mission et dans la Compagnie des Filles de la Charité?

En examinant ce que les fondateurs espéraient créer, plusieurs thèmes ressortent:

a. Une nouvelle forme de vie communautaire, pour une mission

En fondant les deux Compagnies, il est clair que Vincent envisageait une forme nouvelle de communauté; toutefois, ce qu'il a créé n'était rien de complètement nouveau. Il a plutôt glané à travers l'expérience de l'Église les éléments-clés qui le conduiraient au but. Comme le soulignait André Dodin (2), Vincent a profité de la richesse de la tradition, modelant une forme de communauté qui alliait la stabilité des monastères, le ministère prophétique des ordres mendiants et la contemplation active des jésuites. Ses deux compagnies seraient des sociétés apostoliques. Elles seraient pour une mission: les Prêtres de la Mission insistant sur l'annonce de l'évangile aux pauvres, sans jamais oublier le service actif de la charité; les Filles de la Charité encourageant la pratique quotidienne de la charité, sans jamais oublier les paroles de foi qui attirent à Dieu le coeur des pauvres. Les membres des deux communautés seraient contemplatifs dans leur action et apôtres dans la prière. Ils s'engageraient dans un ministère prophétique.

Dans le cas des Filles de la Charité, la forme nouvelle de communauté que Vincent voulait instaurer était remarquable. Vincent envoyait dans le monde, peut-être pour la première fois dans l'histoire de l'Église, un large groupe de femmes au service de Dieu et des pauvres, sans être rattachées à un cloître. Les paroles célèbres qu'il prononçait le 24 août 1659 décrivent de façon saisissante cet appel :

Elles considéreront qu'elles ne sont pas dans une religion, cet état n'étant pas convenable aux emplois de leur vocation.

Néanmoins, à raison qu'elles sont plus exposées aux occasions de péché que les religieuses obligées à la clôture, n'ayant

- pour monastère que les maisons des malades et celle où réside la supérieure,

- pour cellule une chambre de louage,

- pour chapelle l'église paroissiale,

- pour cloître les rues de la ville,

- pour clôture l'obéissance, ne devant aller que chez les malades ou aux lieux nécessaires pour leur service,

- pour grille la crainte de Dieu,

-pour voile la sainte modestie,

et ne faisant point d'autre profession pour assurer leur vocation,

- et que, par cette confiance continuelle qu'elles ont en la divine Providence

-et par l'offrande qu'elles lui font de tout ce qu'elles sont

- et de leur service en la personne des pauvres,

pour toutes ces considérations elle doivent avoir autant ou plus de vertu que si elles étaient professes dans un Ordre religieux;

c'est pourquoi elles tâcheront de se comporter dans tous ces lieux-là du moins avec autant de retenue et de récollection et d'édification que font les vraies religieuses dans leur couvent. (3)

Saint Vincent espérait le meilleur pour ses deux compagnies. Il soutenait que les Prêtres de la Mission et les Filles de la Charité n'étaient pas des religieux; pourtant, il lui paraissait nécessaire d'y incorporer quelques éléments de vie religieuse qui leur seraient propres. Il écrivait à Jeanne-Françoise de Chantal, en 1639, à propos de la Congrégation de la Mission: (4)

Et pource que vous désirez savoir en quoi consiste notre petite manière de vie, je vous dirai donc, ma très digne Mère… que la plupart d'entre nous avons fait les trois vœux de pauvreté, de chasteté et d'obéissance, un quatrième de nous appliquer, toute notre vie, à l'assistance du pauvre peuple… Que nous sommes en la pratique de la pauvreté et de l'obéissance et travaillons, par la miséricorde de Dieu, à vivre religieusement, quoique nous ne soyons pas religieux.

b. Aux racines théologiques profondes

Comme fondement théologique de la vie communautaire, Vincent offre à ses Compagnies trois sources principales:

1. La Trinité. Il parle fréquemment du mystère de la Trinité aux missionnaires et aux Filles de la Charité. Lors d'une rencontre du Conseil général des Filles de la Charité le 19 juin 1647, il soutient qu'elles “doivent être l'image de la Très Sainte Trinité, encore qu'elles soient plusieurs, ne soient toutefois qu'un cœur et qu'un esprit”.(5) Il rappelle aux membres de la Congrégation de la Mission que la bulle érigeant la compagnie les engage “à honorer d'une façon toute particulière la Très Sainte Trinité”.(6) Dans la conférence du 23 mai 1659, il insiste auprès des confrères: “Établissons-nous en cet esprit, si nous voulons avoir en nous l'image de l'adorable Trinité, si nous voulons avoir un saint rapport au Père, au Fils et au Saint-Esprit. Qu'est-ce qui fait l'unité et [l'intimité] en Dieu, si ce n'est l'égalité et la distinction des trois personnes? Et qu'est-ce qui fait leur amour, si ce n'est leur ressemblance?”(7)

2. Le corps mystique. Vincent rappelle aux missionnaires qu'ils doivent prendre conscience de leur appartenance à un seul corps. Comme les parties du corps sont étroitement liées entre elles, pareille union doit régner entre les membres de la compagnie.(8) Commentant un paragraphe sur la charité(9) dans les Règles communes, il s'exclame: “Quoi! Être chrétien et voir son frère affligé, sans pleurer avec lui, sans être malade avec lui! C'est être sans charité; c'est être chrétien en peinture; c'est n'avoir point d'humanité; c'est être pire que les bêtes.”(10) Dans ce même paragraphe des Règles communes qu'il commente, il donne une liste des moyens hautement évangéliques pour unir les membres de la Compagnie en un corps: 1) faire aux autres le bien que nous voudrions raisonnablement qu'ils nous fissent; 2) ne jamais contredire personne, et trouver tout bon en Notre-Seigneur; 3) s'entre-supporter les uns les autres sans murmurer; 4) pleurer avec ceux qui pleurent; 5) se réjouir avec ceux qui se réjouissent; 6) se prévenir d'honneur les uns les autres; 7) leur témoigner de l'affection et leur rendre cordialement service; 8) bref, se faire tout à tous pour les gagner tous à Jésus-Christ.

3. L'imitation des apôtres et des premiers chrétiens. Vincent évoque souvent la vie communautaire et la communauté de biens qui fleurissaient parmi les premiers chrétiens.(11) Moins d'un an avant sa mort, il encourage les Prêtres de la Mission à louer et remercier Dieu de les avoir placés dans l'état de son Fils, des apôtres et des premiers chrétiens qui mettaient tout en commun.(12)

c. Et le renforcement institutionnel

Au plan institutionnel, les Règles communes formulées par Vincent pour les prêtres et les frères comprennent trois mécanismes visant à créer une cohésion étroite à l'intérieur des communautés locales: 1) la relation supérieur-sujet; 2) l'uniformité; 3) la communauté de biens.(13)

1. Aujourd'hui, avec le recul, il est frappant de constater l'importance attribuée au rôle du supérieur local au temps de saint Vincent. Dans les règles de la Congrégation de la Mission, la relation supérieur-sujet apparaît dans 63 des 142 articles! Le supérieur local intervient directement dans maints aspects de la vie quotidienne: (14) la distribution du travail, (15) des biens économiques, (16) ainsi que le règlement des questions concernant la vie spirituelle des membres, et même leur conscience. (17) Mais Vincent reconnaît que de telles interventions de la part des supérieurs ne sont effectives que si elles sont accompagnées d'une bonne communication humaine; autrement, elles pourraient être nuisibles. Au Conseil des Filles de la Charité le 20 juin 1647, il dit: “O mon Dieu! Oui… il faut cela : grande communication l'une à l'autre, s'entre-dire tout. Il n'y a rien de plus nécessaire. Cela lie les cœurs…”(18)

2. Un second mécanisme institutionnel pour créer la cohésion dans la communauté réside dans l'uniformité, que Vincent décrivait comme “une vertu qui entretient le bon ordre et la sainte union”.(19) Vincent invite les membres à l'uniformité dans le vêtement, la nourriture, les affaires personnelles dans les chambres, autant que dans leur façon de gouverner, d'enseigner, de prêcher et d'accomplir leurs exercices spirituels. Pour le lecteur d'aujourd'hui,(20) certaines de ces règles paraîtront extrêmement détaillées, voire même rigides, comparativement aux règles actuelles où l'accent est mis davantage sur l'unité que sur l'uniformité.

3. Un troisième mécanisme institutionnel en vue de créer la cohésion est la communauté de biens. “Toutes choses nous seront communes… et seront distribuées à chacun par les Supérieurs : à savoir la nourriture, le vêtement, les livres et les meubles, et les autres choses selon le besoin de chaque particulier.” (21) Pour sauvegarder la communauté de biens, il détermine qu'il revient au supérieur de distribuer à chaque confrère ce dont il a besoin. La possession de clés pour conserver ses biens personnels est défendue.(22) Tout ceci indique chez Vincent l'influence des Actes des Apôtres dans la description de l'idéal communautaire chrétien, n'ayant “qu'un cœur et qu'une âme”.(23) Sa description du voeu de pauvreté reprend explicitement l'exemple de cette communauté idéale.

Tout en reconnaissant les mécanismes institutionnels utilisés par Vincent dans les règles pour rendre la communauté solide, il est important d'en rappeler le ton évangélique, puisque c'est là la clé pour comprendre sa vision fondamentale de la vie communautaire. Il envisage un groupe de personnes vivant en communauté “ainsi que font les amis intimes entre eux”.(24)

II. Changements de perspective

entre le XVIIème et le XXème siècle

À plusieurs occasions, j'ai écrit sur la nature des changements de perspective et sur leur importance. Ils influencent profondément notre façon de voir la vie. Le monde vu du sommet du Mont Éverest est extrêmement différent de celui d'un quai de métro souterrain à Londres. Que nous réagissions favorablement ou défavorablement à certains changements, cela nous affecte et influence notre perception du monde autour de nous.(25) De tels changements prennent place graduellement, la plupart du temps, sans même qu'on s'aperçoive qu'ils modifient notre perception du monde. Il arrive parfois que les changements de vision atteignent certains, et non pas d'autres. Pourtant, même pour ceux qui ne sont pas atteints, ces changements produisent un impact significatif, car leur perception se différencie de plus en plus de celle de l'entourage.

Trois changements de perspective ont eu une grande influence sur la façon de voir la vie communautaire.

1.Le passage d'un modèle d'autorité monarchique au modèle de participation.

De nombreux documents, dont Lumen Gentium, Perfectae Caritatis, Ecclesiae Sanctae, Evangelica Testificatio, et beaucoup d'autres, ont contribué au changement de la pensée officielle de l'Église.(26) La plupart des communautés ont rapidement emboîté le pas et révisé leurs constitutions.

Ce nouveau paradigme a provoqué de nouvelles attentes: dialogue, questionnement, partage de la prise de décision et de la responsabilité, faisant ressortir que l'autorité est au service de la communauté et que le pouvoir appartient au groupe et aux individus qui le composent.

Il va sans dire que ce changement a parfois donné lieu à des crises de l'autorité dans l'Église ainsi que dans la société civile. Le désaccord avec l'enseignement officiel de l'Église s'est largement répandu, particulièrement en ce qui concerne le contrôle des naissances et certains aspects de la morale sexuelle. L'agitation civile est devenue la réponse inévitable aux gouvernements qui nient la voix des peuples par rapport aux décisions qui affectent leur avenir; prenons pour exemple le revirement étonnamment rapide en Union soviétique et en Europe de l'Est, en plus d'une certaine ouverture en Chine en même temps qu'une nouvelle forme de répression.

Les communautés actuelles sont très conscientes de l'existence de modèles bibliques d'autorité qui mettent en relief son caractère de participation.(27) Le modèle du serviteur fait ressortir que le supérieur est issu de la communauté et exerce l'autorité en tant que l'un de ses membres, pour l'unifier dans la poursuite de ses buts. Le supérieur-serviteur ne “règne” par sur les membres. Il cherche plutôt à promouvoir leurs talents, à animer leur croissance spirituelle et à canaliser leurs énergies vers des buts apostoliques. Le modèle du serviteur manifeste que le supérieur ne “possède” pas l'autorité et que les biens de la communauté ne sont pas “sa possession”. Le pouvoir ainsi que la responsabilité des biens matériels sont mise entre ses mains comme un dépôt. Il est redevable devant Dieu et la communauté de la meilleure utilisation possible des biens. Le modèle du berger encourage le supérieur à être proche du groupe. Il connaît et aime les membres, les appelant par leur nom. Il prend soin d'eux, incluant ceux qui ont fait fausse route. Il veut donner sa vie pour ses amis.

2. Le passage d'une structure réglementée de façon universelle à une structure décidée par la communauté locale.

Depuis des siècles, la structure de base de la vie communautaire a été réglementée pour la congrégation tout entière. Il y a 40 ans, par exemple, lorsqu'un visiteur allait à Rome ou à Rio, il retrouvait la même manière de vivre en communauté, même si les prêtres de la Congrégation parlaient des langues différentes. La communauté se levait à cinq heures du matin, récitait la prière suivie d'une méditation d'une heure. Puis, les prêtres célébraient probablement une messe privée, prenaient le petit déjeuner et partaient accomplir leur ministère. Au milieu de la journée, ils se rejoignaient pour un exercice particulier suivi du repas. Le soir avant le repas, ils se regroupaient pour les vêpres et peut-être les matines anticipées. Plus tard, ils récitaient la prière du soir en commun, et ensuite commençait le grand silence.

Aujourd'hui, ces structures codifiées universellement et bien d'autres ont disparu. À l'intérieur du cadre général des constitutions, statuts et normes provinciales, chaque communauté locale est appelée à créer les structures qui lui permettront de concrétiser les différentes valeurs dans sa vie: comment mettrons-nous en oeuvre notre mission vincentienne spécifique dans cette maison? Comment partagerons-nous ensemble la vie quotidienne? Quand et comment prierons-nous ensemble? À quel rythme nous rencontrerons-nous pour dialoguer afin de concrétiser le processus de prise de décision? Quels repas et quelle détente “en famille” nous engageons-nous à prendre ensemble? Au lieu d'une structure de règles universelles, nous avons à créer des structures décidées ensemble. Les questions posées ici fournissent le cadre de décisions qui formeront l'alliance.

Il est évident que l'engagement dans un projet communautaire local demande de la part de ses membres beaucoup de créativité et un grand sens des responsabilités. Il n'existe nulle part de plans détaillés de ce qui doit unir une communauté. Un engagement implique qu'après avoir convenu d'une structure, la communauté s'y engage à fond. La fidélité à l'engagement demeure essentiel.

Les Constitutions et Statuts proposent comme instrument fondamental de l'engagement le projet communautaire local. Ils énumèrent certains conditions à inclure dans l'engagement,(28) de même que la nécessité de l'évaluer et de le réviser périodiquement.

Bon nombre de communautés locales ont formulé leur engagement et le vivent fidèlement. D'autres, malheureusement, ont moins de succès et parviennent difficilement à employer ce nouvel instrument. Dans certains cas, l'engagement n'est qu'un ordre du jour. Parfois, il s'agit simplement d'une décision du supérieur local, avec la participation superficielle des confrères de la maison. Pour d'autres, l'engagement est refait d'année en année, sans effort d'évaluation ni de révision.

3.Le passage d'une société industrielle à une société de l'information

Peu de choses ont autant influencé en profondeur la vie en communauté. La télévision et les autres moyens de communications sont omniprésents dans beaucoup de pays. Le petit écran occupe une large place dans la salle de communauté de plusieurs de nos maisons, retenant l'attention de tous. De plus en plus, les confrères possèdent leur propre téléviseur dans leur chambre, souvent même au prix d'un en retrait du reste de la communauté. Depuis une dizaine d'années, les ordinateurs occupent une place importante dans notre vie. Ils sont un atout pour notre apostolat, mais il peuvent également servir de prétexte à l'isolement. Dans plusieurs maisons, le téléphone sonne constamment. Les téléphones cellulaires sont à la mode dans certains pays et ils accompagnent bon nombre de confrères où qu'ils aillent. J'ai vu des confrères répondre au téléphone dans mon bureau à la Curie générale ou au cours d'un dîner lors d'une visite de province.

Les communications rapides et les interruptions de la “société de l'information” contrastent vivement avec l'atmosphère des maisons d'il y a trente ou quarante ans, alors que le silence, la lecture à table, “le coucher tôt et le lever tôt” étaient des facteurs marquants dans la vie communautaire.

À la lumière de ces changements de perspective, il serait utile de réfléchir à nouveau sur les trois mécanismes utilisés par saint Vincent en vue de créer une cohésion étroite au sein des communautés locales.

*Assurément, la relation supérieur-sujet a considérablement changé depuis plusieurs décennies. Actuellement, le changement dans cette relation n'est pas un phénomène nouveau. Des modèles variés d'autorité ont été utilisés au cours de l'histoire de l'Église. L'essentiel, quel que soit le modus agendi d'une époque particulière, c'est de s'abandonner au mystère de la présence de Dieu à travers la présence des autres. L'Église entière et chaque communauté qui la compose recourent à des processus de prise de décision qui les amènent à discerner ce que Dieu demande à tel ou tel moment. Les processus ont varié considérablement au cours des siècles: tantôt démocratiques, tels l'élection d'un pape ou le choix d'un supérieur; tantôt monarchiques, tels l'époque où les princes-évêques régnaient sur leur diocèse local de la même manière qu'ils régnaient sur leur royaume. Parfois, une large place était accordée à la coresponsabilité, mais la décision finale était laissée entre les mains d'une seule personne. Le modèle actuel d'autorité est davantage basé sur le dialogue qu'au temps de saint Vincent.

*La place de “l'uniformité” a changé de façon significative, passant des structures à valeur universelle à des structures décidées par la communauté locale. Il est davantage question à présent de “l'unité dans la diversité”.(29) Les communautés ont sans cesse plus conscience que toutes les relations doivent être basées sur un profond respect du caractère “irréductible de l'autre”. Les personnes d'un groupe ne peuvent être fusionnées dans une masse dans laquelle leur identité personnelle seraient gommée; un individu ne peut non plus absorber ou dominer la personnalité d'un autre. Puisque nous nous consacrons à un avenir commun dans le Seigneur, les moyens évangéliques que suggère saint Vincent dans les Règles communes II, 12 (énumérées plus haut) sont essentielles. Au cœur de ces moyens, on retrouve un amour authentique pour ses frères et sœurs de communauté “comme soi-même”. En d'autres termes, il s'agit de les reconnaître entièrement comme des compagnons tout à fait égaux sur notre route vers le Père.

*Le troisième mécanisme employé par saint Vincent pour créer une cohésion étroite, “la communauté de biens”, demeure très important, même si nous le regardons à partir du nouvel horizon d'une société de l'information. Les inégalités matérielles dans une communauté continuent de créer des tensions. Le problème est particulièrement aigu en Asie, en Afrique et en Amérique latine. Les confrères nés dans ces pays observent parfois que des missionnaires qui vivent et travaillent avec eux côte à côte dans la communauté ont davantage de ressources financières qu'eux-mêmes. Ce problème, qui ne peut être aisément résolu, crée inévitablement des distances. Actuellement, en plus de parler de la “communauté de biens” dans un sens matériel, on insiste sur l'importance d'autres formes de communion: le partage de notre cheminement, de notre histoire personnelle, de nos expériences spirituelles et apostoliques.(30) Partager l'information devient également vital si tous doivent se sentir partie prenante de la vie et des décisions de la Congrégation. Le courrier électronique, rapide et relativement peu coûteux, joue déjà un rôle important à ce sujet.

III. La vie actuelle en communauté

- Quelques modèles -

Dans la plupart des cas, on ne pourrait certainement pas retourner aux structures de vie communautaire des siècles précédents. Elles ont servi leur but en leur temps, mais elles sont graduellement devenues trop formelles, rigides et désuètes. Pourtant, l'objectif qu'elles poursuivaient demeure encore de nos jours d'une grande valeur, telle l'unité, une vision commune, le zèle dans l'apostolat, la prière, la pénitence et la conversion.

Les formes anciennes ayant été abandonnées, nous n'avons pas encore réussi, à mon sens, à trouver suffisamment de moyens adaptés à notre temps pour créer des communautés locales pleinement vivantes et attrayantes pour les jeunes.

Dans un livre récent (31), j'ai beaucoup parlé des différents niveaux sur lesquels on peut bâtir la communauté, mettant en relief la nécessité de l'expérience commune, de la compréhension commune, du jugement commun, et de l'action commune. Je décrivais également cinq moments-clés dans la vie de communauté: les repas, la prière, les loisirs, les rencontres et l'apostolat.

Étant donné la complexité des relations humaines, nous ne devons pas être surpris de ce que la communauté demeure imparfaite. Si la communauté est réellement ce vers quoi on doit tendre, alors elle ne sera jamais faite une fois pour toutes. Elle restera toujours à créer. À certains moments il y aura des hauts, à d'autres des bas. La communauté sera meilleure dans telle maison plutôt que telle autre, et, parfois dans la même maison, on s'“enlisera” dans certaines choses plus que dans d'autres.

En considérant les grandes différences de cultures et la diversité des situations de vie dans la Congrégation à travers le monde, il est clair qu'on ne peut proposer un modèle unique de communauté. Une grande diversité est possible, voire même nécessaire.

Le projet communautaire local demandé par les Constitutions et Statuts laisse une grande place à la diversité et à la créativité. De fait, bon nombre de variantes émergent des communautés locales pour concrétiser au quotidien, dans les différentes cultures, les Constitutions et Statuts. Ci-dessous, je propose quelques modèles, tout en reconnaissant qu'aucun n'existe à l'état pur. Comme les couleurs du spectre lumineux, ils débordent les uns sur les autres. Bien d'autres modèles existent sûrement entre ceux-ci. Afin de décrire les modèles de façon plus concrète, je leur ai donné des noms, tout en étant conscient des limitations d'une telle nomenclature. Les communautés mentionnées sont fictives, bien que, comme cela sera clair pour le lecteur, des communautés semblables existent.

1. Un modèle traditionnel modifié

Saint Jean Gabriel, comme bien d'autres maisons provinciales, est une grande communauté locale. En plus des membres de l'administration provinciale, d'autres confrères y résident, incluant une petite équipe missionnaire, une quinzaine de prêtres et frères qui continuent de servir généreusement selon leur capacité, et huit membres de la province nécessitant des soins prolongés.

L'horaire de la maison est plutôt traditionnel, mais adapté aux conditions. La prière du matin commence à 6 h 30, suivie d'une demi-heure de méditation en commun et une concélébration eucharistique. Chaque semaine, un confrère est désigné pour animer la prière du matin et du soir; il choisit les hymnes et la façon de prier les psaumes, en suivant les “Instructions générales de la Liturgie des heures”. (33) Un autre confrère anime la concélébration eucharistique quotidienne.

Déjeuner à 7 h 45. Ensuite, la plupart des confrères se dispersent pour aller à leurs diverses activités.

À 12 h 30, après l'examen particulier, le repas est servi. Une récréation en commun d'une demi-heure suit le repas. Certains confrères vont ensuite se reposer; d'autres reprennent leur apostolat.

À 18 h 40, la communauté récite les vêpres, et une brève réflexion suit. La plupart sont présents au souper à 19 h. L'équipe missionnaire, par ailleurs, est souvent sur la route.

Une fois par mois, le supérieur local organise une rencontre; la veille, il remet aux confrères l'ordre du jour, après leur avoir demandé leurs suggestions. La rencontre porte généralement sur les affaires courantes qui affectent la vie et l'apostolat de la maison. Quatre fois par an, un samedi matin, les confrères se rassemblent pour une demi-journée de récollection. Tous participent à une retraite annuelle de cinq jours animée par un confrère de la province.

Dans une grande maison comme Saint Jean Gabriel, le supérieur local doit prendre un grand nombre de décisions. Il est aidé en cela d'un petit conseil nommé par le supérieur provincial.(34) Au moins une fois par an, il reçoit chaque confrère de la maison pour un entretien.

Les visiteurs ont découvert la nécessité de recourir aux services d'un administrateur compétent pour une bonne gestion de cette maison. L'expérience montre que lorsque les choses traînent en longueur, les confrères s'irritent. Par ailleurs, en ce qui concerne cette maison, les membres ont une longue expérience de vie en commun et se sont ajustés avec satisfaction aux innombrables changements qui ont pris place au fil des ans.

2. Un modèle de “jaillissement à partir de la base”

Huit confrères de la communauté locale habitent au collège Frédéric Ozanam, dans un quartier très pauvre. Ils sont réunis autour d'un seul apostolat, mais à l'occasion, l'un ou l'autre s'engage à d'autres ministères selon ses disponibilités. Tous les confrères travaillent à l'école et, par conséquent, ils passent beaucoup de temps ensemble. Le principal de l'école mais non le supérieur local, le Père John, tient une rencontre hebdomadaire pour discuter des préoccupations concernant l'apostolat. En plus des confrères, dix professeurs laïcs participent à cette rencontre. Pour sa part, le supérieur, le P. George, travaille en étroite collaboration avec le P. John. Selon sa conviction, pour créer une communauté locale vraiment unie, il faut que tous prennent leur part de responsabilité. Il réunit donc tout le monde toutes les deux semaines pour traiter des affaires majeures (et aussi des mineures!) et prendre des décisions. Tous les confrères présents à ces rencontres constituent le “conseil domestique”.(35) Chacun peut participer à l'ordre du jour que George remet la veille après avoir recueilli les divers points à discuter.

Les confrères se rassemblent pour la prière du matin à 7 h, suivie de la méditation. Chaque jour, l'un d'eux est désigné pour préparer avec soin le temps de prière, qui inclut la musique, les symboles, la façon de prier les psaumes, un choix judicieux de lectures, quelquefois des textes “vincentiens”. Deux fois par semaine durant la méditation, un moment de partage spirituel est réservé.

Après le déjeuner, chacun prend la route de l'école, les uns pour l'enseignement, les autres pour des tâches administratives. À la suggestion du P. George, le P. John a établi l'horaire de l'école de manière à ce que la plupart des confrères soient libres pour la concélébration eucharistique à midi. Bon nombre d'étudiants viennent librement à la célébration, qui est toujours bien préparée par la petite équipe liturgique de l'école.

Le déjeuner est rapide et informel, puisque le retour en classe ou au bureau est prévu pour 13 h 15. Il n'y a pas de cuisinier le midi.

Les classes finissent à 15 h 20, mais des activités parascolaires retiennent la plupart des confrères jusque vers 17 h. À 18 h, c'est le rassemblement pour les vêpres, que chacun prépare à tour de rôle. Un bref examen particulier suit, avec quelques variantes dans la forme, ensuite c'est le dîner. Étant donné que le repas de midi est rapide et informel, les confrères ont prévu, dans leur projet local, d'être présent pour le repas du soir dans la mesure du possible. Ceci étant difficile à réaliser, il a été prévu que chacun s'engage à au moins deux présences "incontournables".

En soirée, d'autres activités parascolaires ont lieu, mais tous les confrères sont de retour pour un moment de détente autour de 21 h 30. Chaque semaine, un film sur vidéocassette est présenté, puis on en discute ensemble autour de rafraîchissements. L'un des membres de la communauté prépare cette activité en faisant un sondage auprès des autres pour le choix du film.

Les confrères participent ensemble à une retraite annuelle de cinq jours, hors du milieu de travail, soit au séminaire local ou dans une maison de retraite. Deux fois par mois, le samedi matin, une récollection a lieu, où on prend amplement du temps pour la méditation et un partage de foi.

Dans un but de formation continue, la décision a été prise que, quatre fois par an, tous liraient le même livre et en discuteraient ensuite un mardi soir. À tour de rôle, lors d'une rencontre de la maison, chaque confrère choisit un livre, en obtient des copies et organise la discussion.

Le P. George rencontre chaque confrère deux fois par an de façon informelle pour s'entretenir avec lui.

3. Un modèle de petite communauté

Trois confrères vivent à la paroisse Saint Justin. Puisque les messes sont célébrées le matin à 8 h et à 9 h, et le soir à 18 h, les confrères se sont entendus pour réciter laudes à 7 h suivies d'une méditation. Les lundis matins, il y a lecture et méditation des textes du dimanche suivant, et un partage de leurs réflexions; ceci les aide dans la préparation de l'homélie du dimanche.

Chacun célèbre l'une des messes à la paroisse. Le déjeuner est informel, puisque chaque confrère doit se rendre assez tôt pour la célébration avec les paroissiens. Chacun prend un jour de congé par semaine, selon le projet local, et ils se remplacent les uns les autres pour les messes.

Les confrères se retrouvent pour le déjeuner à 12 h 30. Tous les trois sont presque toujours présents. Une foule d'activités les occupent le matin et l'après-midi: visite de paroissiens, accueil, enseignement occasionnel à l'école de la paroisse, prière avec des groupes, organisation et accompagnement d'associations paroissiales d'aide aux démunis.

Les confrères essaient de se retrouver pour le dîner autour de 19 h. Celui-ci est rapide et informel (pas de cuisinier le soir), puisqu'ils ont des rencontres en paroisse ou des visites à domicile en soirée. Tous s'efforcent de revenir aux environs de 22 h pour se détendre, habituellement autour d'une collation. La prière du soir les réunit à 22 h 45.

À tour de rôle, les confrères font une retraite annuelle avec des membres d'autres maisons de la province ou parfois avec les prêtres diocésains de la même ville. Ils se joignent également à des prêtres d'autres paroisses pour des programmes de formation continue qu'offre le diocèse. De plus, comme autre moyen de formation, ils se sont entendus avec les franciscains d'une paroisse voisine pour passer une soirée ensemble, chaque mois. À cette occasion, ils discutent d'un thème pastoral ou théologique, que l'un d'eux a préparé d'avance par une lecture et qu'il soumet ensuite à la discussion.

4.Un modèle de communauté dispersée

La communauté Bx François Régis Clet est située sur un immense territoire confié à la Congrégation de la Mission. Onze confrères y travaillent et résident dans sept villages. Dans quatre villages, deux confrères vivent ensemble; dans les trois autres, chaque confrère est seul. Quelques-uns sont situés assez près de la maison centrale où se trouve le supérieur, mais les autres sont éloignés de plus de 50 kilomètres, et, durant la saison des pluies, on peut difficilement circuler dans les chemins de montagne non goudronnés. Dans leur projet communautaire, les membres de la communauté ont pris l'engagement formel de se retrouver chaque lundi. Il est rare que l'un d'eux soit absent. Par le passé, la tendance à la surcharge a tenu certains confrères à l'écart, mais la communauté elle-même a été ferme et a insisté sur la fidélité à l'engagement pris ensemble.

L'ordre du jour du lundi varie quelque peu, mais en général les confrères prient ensemble le matin et font un partage spirituel, avant la méditation ou durant la concélébration eucharistique. Ils se rassemblent ensuite pour discuter sur l'organisation de l'apostolat, la formation continue, la modification ou l'évaluation du projet communautaire local, les affaires de la province, l'accueil, la préparation des assemblées, etc.

Les confrères prennent le repas du midi en commun et passent le reste de la journée à se détendre ensemble. Après une semaine fort occupée, ils sont heureux de pourvoir se reposer et de profiter de la présence les uns des autres. Les moyens de détente varient. Certains font du sport ou regardent un film. D'autres vont se baigner à la mer, toute proche. Les uns vont faire une promenade à pied. D'autres jouent aux cartes ou expérimentent leur l'ordinateur.

Le P. Ed, le supérieur local, rencontre chaque confrère quatre fois par année, soit dans les villages, soit à la maison principale. Vu la grande dispersion des confrères, il trouve important de s'asseoir avec eux assez souvent pour discuter de ce qui les préoccupe dans leur vie et dans leur travail.

Une fois par an, les confrères se retrouvent pour une retraite de cinq jours, donnée par un confrère d'une autre mission. Cette retraite a lieu habituellement dans un monastère trappiste, en montagne, à l'extrémité du territoire de la mission.

En dépit de leur éloignement, les confrères essaient de se soutenir les uns les autres dans la prière quotidienne. Ils reconnaissent le danger de l'isolement, et c'est pourquoi ils ont préparé ensemble un programme de prière qu'ils essaient de suivre, en privé ou avec d'autres; ils doivent cependant s'ajuster aux circonstances particulières selon leurs activités ou l'horaire des messes. Les confrères attestent qu'en général ils arrivent à se conformer à cet horaire qui comprend la prière des laudes à 6 h 30, suivie d'une méditation d'une demi-heure; à leur retour au village, le soir, ils récitent les vêpres avant le repas. Durant la journée, ils se rendent aux lieux de leurs activités : célébrations eucharistiques, visite des gens, formation des laïcs. Il y a environ 300 villages sur ce vaste territoire.

IV. S'aimer profondément les uns les autres

L8e défi de chacun de ces modèles, c'est de vivre comme des “amis intimes entre eux”.(36) C'est une partie essentielle de l'engagement pris les uns envers les autres et envers le Seigneur lorsque nous entrons dans la communauté de saint Vincent. Je donne ici simplement quelques suggestions à ce sujet. On pourrait en dire beaucoup plus. Je ne fais que “délimiter le territoire”. D'autres pourraient développer ce thème.

C'est une erreur de juxtaposer communauté et mission. Il est clair que dans une société apostolique notre sainteté est intrinsèquement liée à notre mission apostolique. Mais il est clair également que notre croissance dans la vie divine et la mission qui nous est donnée dépend aussi des liens de charité profonde tissés les uns avec les autres en communauté.

Ces dernières années, la partie centrale du magnifique triptyque peint par Kurt Welther pour la chapelle de la Miséricorde de l'église Saint-Vincent à Graz est devenue très populaire. Nous en avions utilisé la reproduction comme page de couverture du document final de la 39e Assemblée générale de la Congrégation de la Mission. Elle a paru sur notre site web durant toute l'Assemblée, et par la suite elle a figuré sur la page couverture de plusieurs de nos publications vincentiennes. Sur ce tableau, on voit Vincent assis au milieu des pauvres comme l'un d'eux. Un visage, jaillissant du centre de la table, reflète la présence du Christ. L'ensemble rappelle la dernière Cène, le repas sacramentel de l'amour de Dieu pour son peuple.

Ce tableau ne nous révèle-t-il pas quelque chose de notre vie communautaire également? De fait, ne devrions-nous pas nous rassembler autour de la table en communion profonde avec le Seigneur et en communion profonde les uns avec les autres, tout comme nous espérons nous rassembler avec les pauvres? Dans l'évangile de Marc, Jésus choisit les Douze à la fois “pour être avec lui” et “pour les envoyer prêcher” (Mc 3, 14-15). En fin de compte, la communion est le but de la mission de Jésus, et les communautés harmonieuses sont un signe vivant que sa mission est en train de s'accomplir. Pour cette raison, Vita Consecrata rappelle que l'Église a un urgent besoin de communautés étroitement liées entre elles “qui, par leur existence même, représentent une contribution à la nouvelle évangélisation, parce qu'elles montrent de façon concrète les fruits du `commandement nouveau'”.(37)

Sous cette optique, je crois qu'il y a deux vérités complémentaires concernant la communauté et la mission:

“La communauté existe pour la mission”: cet énoncé fait ressortir que notre propre communauté vincentienne, comme d'autres sociétés apostoliques, a été fondée pour servir un but particulier d'urgence missionnaire. Toutes nos décisions fondamentales doivent mettre en lumière ce but. De plus, les structures de vie communautaire doivent toujours préserver leur souplesse afin d'être en mesure de répondre aux besoins urgents de ceux que nous servons.(38) Mais nos structures communautaires ne doivent pas être si souples qu'elles s'écroulent. Notre but vincentien de communion profonde avec les pauvres se réalisera d'autant mieux que nous serons en communion profonde les uns avec les autres dans le Seigneur.

“La communauté fait partie intégrale de notre mission”, cela signifie que la communauté n'est pas simplement un moyen pour parvenir à une fin: c'est une valeur en elle-même. La communauté reflète et nourrit notre nature sociale comme personne humaine et, dans un contexte chrétien, elle est le lieu d'intériorisation de la parole de Dieu. Une communauté donnée concrétise en un temps et en un lieu une façon particulière d'être l'Église. Elle est l'une des nombreuses cellules qui construisent la grande communauté chrétienne. Bien entendu, telle communauté particulière doit toujours travailler à fortifier ses liens avec la communauté plus large; sinon, elle court le risque de se tourner vers elle-même et de s'enfermer sur elle-même.(39)

Autrement dit, comme tous les vrais énoncés, l'affirmation “la communauté existe pour la mission” fait partie d'un ensemble plus vaste de vérités. Et c'est seulement à l'intérieur de cet ensemble plus vaste qu'elle peut être réellement comprise. Il est certainement juste de dire que saint Vincent a fondé la Congrégation pour la mission. Mais lorsqu'on amplifie trop cet idée, on peut facilement tomber dans le piège d'utiliser le travail comme un modèle pour comprendre la communauté. Dans ce modèle, la communauté locale risque de dégénérer rapidement en un hôtel ou une station-service où on fait le plein pour une nouvelle journée ou pour recharger les piles afin d'accomplir davantage de travail.

Comment pourrons-nous renforcer notre communion avec les autres, ou notre manière de vivre comme des “amis intimes entre eux”? Voici quelques suggestions pour conclure ce long article.

Afin que la communauté soit vraiment vivante (40) nous devons créer :

1.un lieu d'expérience commune où tous auront reçu une formation initiale saine, des gestes symboliques d'initiation ou d'incorporation et une formation continue bien structurée;

2.un lieu de partage de vie, de sollicitude et de pardon;

3.un lieu où sont partagés les biens, les joies et les souffrances, la prière et le silence;

4.un lieu où sont partagés l'expérience, les fruits, les espérances et les craintes de la vie apostolique;

5.un lieu où se détendre ensemble, prendre les repas ensemble et se réjouir de la compagnie les uns des autres;

6.un lieu d'entraide mutuelle, à la fois au niveau de l'apostolat et des autres activités quotidiennes qui affectent la vie commune;

7.un lieu où nous bénéficions de liberté et d'initiative personnelle, mais où en même temps nous recherchons profondément le bien commun des confrères et de notre mission apostolique;

8.un lieu imprégné de l'amour affectif et effectif les uns pour les autres et pour toute la Congrégation;

8.un lieu où chacun peut dire avec le Seigneur, comme une communauté eucharistique : “Ceci est mon corps livré pour vous”.

Dietrich Bonhoeffer, mort martyr dans un camp de concentration nazi à la fin de la deuxième Guerre mondiale, écrivait ceci sur la communauté :

Entre la mort du Christ et le Jugement dernier, c'est seulement par une grâce d'anticipation des fins dernières que les chrétiens ont la chance de vivre en fraternité visible avec les autres chrétiens. C'est par la grâce de Dieu qu'une communauté a la chance de se rassembler visiblement en ce monde pour partager la parole de Dieu et les sacrements. Les chrétiens ne reçoivent pas tous cette bénédiction. Les prisonniers, les malades, les isolés, ceux qui annoncent l'évangile en terre païenne sont seuls. Ils savent que la fraternité visible est une bénédiction. Ils se souviennent, à l'exemple du psalmiste, comment ils allaient conduire “jusqu'à la maison de Dieu, parmi les cris de joie et de louange, une multitude en fête” (Ps 42, 4). (41)

De nos jours, on parle de la nécessité de “s'engager ensemble”, de “construire la communauté”,(42) de former des communautés “intentionnelles” dont les membres disent “oui” aux demandes des autres membres, tout en aidant à les formuler. Construire une telle communauté demande du temps, de l'énergie, de la participation et une volonté d'aller de l'avant. Si autrefois la plupart des structures des communautés étaient réglementées et qu'il fallait simplement s'y s'intégrer, il s'agit aujourd'hui de relever le défi de créer des structures communautaires locales qui nous aident à vivre ensemble “comme le font les amis intimes entre eux”.

Notes

1) Ceci ne signifie nullement que ce qui a déjà été écrit est sans valeur. Au contraire, il y a un bon nombre de textes très instructifs sur la vie communautaire. Cf. A. Dodin, “Le nacer de una familia vicenciana : Las Hijas de la Caridad”, dans Lecciones sobre Vicencianismo, CEME, Salamanque, 1978, pp. 139-160; A. Dodin, “Evolución de la Vida comunitaria y sus exigencias”, dans Vicente de Paúl, Inspirador de la Vida Comunitaria, CEME, Salamanca, 1975, pp. 13-35; A. Dodin, “La organización y le espíritu de la Vida Común según San Vicente de Paúl”, ibid. 139-160; J. Corera, “Las reglas o Constituciones de la C.M.” dans Vicente de Paúl, la Inspiración Permanente, SEME, Salamanca, 1982, pp. 187-216; R. Chalumeau, “La vie commune dans la Compagnie après saint Vincent” dans le Bulletin des Lazaristes de France, n° 34, mai 1972, pp. 7-9; J. Corera, “La Comunidad en las Reglas Comunes ” dans Diez Estudios Vicencianos, CEME, Salamanca, 1983, pp. 89-106; J. Corera, “ Ideas de San Vicente de Paúl sobre la Autoridad ” ibid, 107-128; J. Corera, “ Bases Económicas de la Comunidad Vicenciana ” ibid., pp. 129-157; J. Corera, “ Las Hijas de la Caridad no son Religiosas ” Ibid. pp. 158-184; J. Corera, “ Entregadas a Dios para los Pobres ” dans ibid. 185-199; M. Lloret, “ La comunidad vicentiana, realidad viva de fe ” dans Identidad Vicenciana en un mundo de increencia, SEME, Salamanca, 1990, pp. 161-180; J. Morin, “Saint Vincent de Paul et la communauté” dans le Bulletin des Lazaristes de France, n° 41, octobre 1973, pp. 46-65; P. Pardiñas, “De los Reglamentos a las Constituciones de las Hijas de la Caridad” dans Vicente de Paúl, la Inspiración Permanente, op. cit. Pp. 277-314; J. Suescun, “Vida Fraterna para la Misión” dans Don total para le Servicio, SEME, Salamanca, 1982, pp. 153-179; J. Suescun, “La Identidad de las Hijas de la Caridad y los dinamismos comunitarios” dans Identidad de las Hijas de la Caridad en las Constitutiones y Estatutos de 1983, SEME, Salamanca, 1984, pp. 115-160; J. Rybolt, “As good Friends. Reflections on the Development of the Concept of Fraternal Life in the Congregation of the Mission” dans Vicentiana XXXVII (1993), pp. 475-488; M. Pérez Flores, “Identidad de la Comunidad Vicenciana” dans Correo Vicentino - Comunidad para la Misión, Setiembre/Octubre 1997, pp. 13-18.

2) Cf. André Dodin, “La evolución de la vida comunitaria y sus exigencias” dans Vicente de Paúl, Inspirador de la vida comunitaria, CEME, Salamanca, 1975, pp. 15-35; “La organización y le espíritu de la vida común según san Vicente de Paúl ”, ibid. pp. 141-160; cf. en particulier pp. 145-150.

3) SV X, 661.

4) SV I, 562-563.

5) SV XIII, 633.

6) RC X, 2.

7) SV XII, 256-257.

8) SV XI, 120.

9) RC II, 12.

10) SV XII, 271.

11) SV XI, 226; cf. RC VIII, 1.

12) SV XII, 385; cf. RC III, 1, 3.

13) Pour le traitement des aspects institutionnels dans les Règles communes, je dois beaucoup à Jaime Corera, “La Congregación de la Misión: La comunidad en las Reglas Comunes” dans Diez Estudios Vicencianos, CEME, Salamanca, 1983, pp. 89-106.

14) RC V, 11-14; VI, 4; VIII, 5; IX 5-7; 11-15.

15) RC II, 10; V, 8-10; XI, 2-4; 8-11.

16) RC III, 3-6, 9.

17) RC II, 16-17; IV, 4; VIII, 8; X, 8, 11, 13, 15, 21; XII, 4, 9, 14.

18) SV XIII, 641.

19) RC II, 11.

20) Cf. RC X, 6; VIII, 7-8.

21) RC III, 3.

22) RC III, 8.

23) Ac 4, 32; cf. Ac 2, 42-45 et 5, 1-11.

24) RC VIII, 2.

25) Cf. Un chemin vers les pauvres, Desclée de Brouwer, Paris, 1994, 54-60, 107-116. Voir également He Hears the Cry of the Poor, New City Press, New York, 1995, pp. 60-63 et 83-85.

26) Cf. Lumen Gentium 18-28; Perfectae Caritatis 14; Ecclesiae Sanctae 18; Evangelica Testificatio 25.

27) Bernard Lee, “Community” dans The New Dictionary of Catholic Spirituality, édité par Michael Downey, Liturgical Press, Collegeville, 1993, pp. 183-192.

28) C 27: “Chaque communauté s'efforcera d'élaborer un projet communautaire dans la ligne des Constitutions, des Statuts et des Normes provinciales. Ce projet restera présent à l'esprit dans l'organisation de la vie et du travail, dans la mise en œuvre des décisions et dans la révision périodique de vie et d'activité.” S 16: “Le projet communautaire, que chaque communauté se fixe autant que possible au début de l'exercice annuel, englobera tout ensemble: l'activité apostolique, la prière, l'usage des biens, le témoignage chrétien sur le lieu de travail, la formation continue, les périodes de réflexion de groupe, le temps nécessaire au repos et à l'étude, le programme quotidien : toutes choses que l'on soumettra à une révision périodique.”

29) Cf. C 22.

30) C 46.

31)Robert P. Maloney, Des saisons dans la vie spirituelle, Congrégation de la Mission, Rome, 1998, 149-158. Voir également Bernard Lonergan, A Third Collection, Mahwah, NJ, 1985, pp. 5-6.

32) C 27; S 16.

33) “General Instructions of the Liturgy of the Hours” dans Documents on the Liturgy, 1963- 1979, Conciliar, Papal, and Curial Texts, Collegeville, 1982, p. 426 nos. 3431-3714.

34) Cf. C 134, 2.

35) Cf. S 79.

36) RC VIII, 2.

37) Vita Consecrata,45.

38)Saint Vincent exprimait ce concept surtout aux Filles de la Charité, lorsqu'il disait que nous devons être disponibles à “laisser Dieu pour Dieu”.

39) Cf. F.A.B.C. Papers, # 83 : “Communion and Solidarity : A New Way of Being Church in Asia, a Colloquium on the Church in Asia in the 21st Century”, F.A.B.C., 16 Caine Road, Hong Kong. 7. F.A.B.C. Papers est un projet de la Conférence des évêques d'Asie.

40) L'une des raisons sociologiques de l'entrée en communauté est la recherche de la satisfaction de certains besoins humains fondamentaux de toute personne: par exemple, le minimum de biens matériels, l'identité personnelle, l'intimité, la solidarité, la participation, la créativité, l'action. De tels besoins ne peuvent être entièrement satisfaits par la seule vie en communauté, mais celle-ci devrait jouer un rôle important. Pour une discussion intéressante de ce sujet, voir Sandra Schneiders, New Wineskins, New York, Paulist Press, 1986, p. 255-263.

41) Dietrich Bonhoeffer, Life Together, London, SCM Press, 1954, p. 8.

42) Voir l'article fort intéressant de John Rybolt “As Good Friends' Reflections on the Development of the Concept of Fraternal Life in the Congregation of the Mission” dans Vincentiana XXXVII (1993), pp. 475-488; en particulier 481.

(Traduction: Mme. RAYMONDE DUBOIS)

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