Fidèles à l'identité vincentienne. Créatifs devant les nouveaux défis

Fidèles à l'identité vincentienne. Créatifs devant les nouveaux défis

Par Fernando Quintano, C.M.

Directeur Général des Filles de la Charité

Introduction

Le thème que je présente se réfère à la spiritualité vincentienne qui nous identifie comme Congrégation et comme acteurs de cette identité, dans la mission qui nous a été confiée par l'Eglise. Il s'agit une fois de plus de la double fidélité recommandée par le Concile: le retour aux sources et l'attention aux signes des temps1.

Un thème si large peut être abordé de diverses manières. J'essaierai de présenter, dans un premier temps, ce que signifie un retour aux sources; c'est à dire, à l'intuition et l'inspiration originale de Vincent de Paul, à son expérience spirituelle, à sa manière particulière de découvrir et de suivre le Christ: noyau de la spiritualité vincentienne et à l'esprit qui doit animer les membres de la Congrégation. Dans un second temps, je me fixerai surtout sur les signes des temps, entendant cette expression comme les défis que nous lance la culture actuelle. Sur la base de notre identité et de notre mission dans l'Eglise, je proposerai des réponses possibles à ces défis.

  1. La racine de notre identité et mission vincentienne

  1. Jésus-Christ centre de l'expérience spirituelle de Vincent de Paul

Lorsque nous parlons de spiritualité vincentienne, nous nous référons avant tout à la manière de découvrir Jésus-Christ que l'Esprit-Saint inspira à Vincent de Paul. L'origine des divers courants de spiritualité surgis dans l'Eglise sont dus aux diverses façons de découvrir et de suivre le Christ que quelques chrétiens ont expérimenté. La spiritualité bénédictine, franciscaine et ignatienne répondent à diverses manières de suivre le Christ et d'incarner l'Evangile comme saint Benoît, saint François d'Assise et saint Ignace l'ont découvert. Vincent de Paul perçoit et suit un Christ évangélisateur et serviteur des pauvres.

Ces diverses façons de découvrir et de suivre le Christ ont été aussi influencées par la manière particulière dont ces chrétiens ont lu les signes des temps en les interprétant comme des indicateurs de ce que Dieu leur demandait. La découverte de l'ignorance religieuse et de la pauvreté du monde paysan a été un événement que Vincent de Paul a lu comme un appel de Dieu à continuer la mission de Jésus-Christ évangélisateur des pauvres paysans.

Parcourons brièvement l'expérience spirituelle de notre fondateur. Entre 1605 et 1616, Vincent de Paul est un jeune prêtre itinérant, poussé par le désir d'obtenir des bénéfices qui lui allaient lui procurer une honnête et commode situation personnelle et familiale.

L'accusation de vol et les tentations contre la foi dont il a souffert durant trois ou quatre ans l'ont plongé en un état d'inquiétude et de préoccupation. C'est sa nuit obscure. Il en sortit selon Abelly quand: "Un jour il se décida à prendre la résolution ferme et inviolable pour honorer davantage Jésus-Christ, de l'imiter plus parfaitement qu'il ne l'avait fait jusqu'alors, en donnant toute sa vie par amour au service des pauvres"2. À partir de ce moment "son âme fut remplie d'une douce liberté"3. Le chercheur de bénéfices personnels se convertit en gérant des affaires de Dieu.

"Honorer notre Seigneur Jésus-Christ et l'imiter plus parfaitement que jusqu'alors je ne l'avais fait", est la clef qui nous explique son changement. Sans cette expérience spirituelle, sans cette découverte du Christ et sans la résolution de continuer sa mission d'évangélisateur des pauvres gens des champs, nous ne pouvons nous expliquer ni sa vie ni les institutions qu'il fonda. Pour cela, nous sommes d'accord avec Brémond lorsqu'il affirme en se référant à saint Vincent : "Ce n'est pas l'amour des hommes qui l'a conduit à la sainteté, c'est bien la sainteté qui l'a converti véritablement et efficacement en un homme charitable, ce ne sont pas les pauvres qui l'ont conduit à Dieu, mais Dieu qui l'a rendu aux pauvres. Qui le voit plus philanthrope que mystique, qui ne le voit pas avant tout comme mystique, s'imagine un Vincent qui n'a jamais existé"4.

Un autre texte connu confirme la place centrale du Christ dans l'expérience spirituelle de saint Vincent. L'influence de Bérulle et du christocentrisme de l'école française affleurent dans la lettre adressée au P. Portail: "Souvenez-vous, Père, que nous vivons en Jésus-Christ par la mort de Jésus-Christ, et que nous devons mourir en Jésus-Christ par la vie de Jésus-Christ, et que notre vie doit être cachée en Jésus-Christ et remplie de Jésus-Christ, et que pour mourir comme Jésus-Christ il faut vivre comme Jésus-Christ"5. Le texte, plus qu'un effet de style, exprime un niveau d'identification élevé de saint Vincent avec Jésus-Christ, et ses paroles renvoient aux convictions de saint Paul : "Ma vie c'est le Christ, ce n'est pas moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi."; "dans la vie comme dans la mort nous appartenons au Christ".

  1. Un Christ évangélisateur et serviteur des pauvres

Le courant qui traverse toute la spiritualité de Vincent de Paul c'est le mystère du fils de Dieu envoyé et incarné pour être "missionnaire du Père"6. «Le fils de Dieu est venu pour évangéliser les pauvres, ne sommes-nous pas envoyés pour le même sujet? Oui, les missionnaires sont envoyés évangéliser les pauvres. Oh! Quel bonheur de faire sur la terre la même chose que Notre-Seigneur y a faite! 7». Ce Christ incarné pour évangéliser les pauvres est "la Règle de la mission"8. "Notre Seigneur Jésus-Christ est le vrai modèle et ce grand tableau invisible sur lequel nous devons former toutes nos actions"9.

Cette clef de l'incarnation pour l'évangélisation éclaire la pratique que notre fondateur a enseigné aux missionnaires:celle de se demander que ferait ou que dirait Jésus-Christ. "Comment Notre Seigneur en jugerait-il? Comment s'est-il comporté en pareil cas? Qu'en a-t-il dit? Il faut que j'ajuste ma conduite à ses maximes et à ses exemples"10. Le Christ de Vincent de Paul est un Christ incarné, exemple concret pour ceux qui dans nos missions expérimentent des situations similaires à celles que le Christ a expérimentées comme évangélisateur des pauvres. L'image du Christ préférée par saint Vincent de Paul est celle du semeur jetant la semence de l'Evangile dans les villages. C'est ce Christ évangélisateur que les missionnaires doivent imiter. Le Supérieur Général a écrit : "Nous, les missionnaires, nous suivons le Christ évangélisateur des pauvres. Le regarder et s'engager à le suivre, c'est le cœur de la spiritualité vincentienne"11.

La découverte, la rencontre et la suite de ce Christ évangélisateur et serviteur des pauvres, obéissant à la volonté du Père ont changé la vie du jeune prêtre Vincent de Paul. C'est seulement à partir de ce changement que peuvent se comprendre les œuvres et la finalité des institutions qu'il a fonddées.

  1. La "nouvelle ardeur" pour la "nouvelle évangélisation"

Depuis longtemps, Jean-Paul II insiste sur l'urgence et la nécessité d'une nouvelle évangélisation. La Congrégation de la Mission, étant donné sa mission dans l'Eglise, doit se sentir spécialement concernée et invitée par cet appel. Selon Jean-Paul II, pour réaliser la nouvelle évangélisation il faut des évangélisateurs animés d'une "ardeur nouvelle" et aussi "de nouvelles méthodes" et de "nouvelles expressions". Que signifie «Une nouvelle ardeur?» Où et comment la trouver? Je citerai saint Vincent pour appuyer ce que je désire exprimer.

« Regardons le Fils de Dieu; Oh! Quel cœur de charité! Quelle flamme d'amour … Oh Sauveur! Ô source de l'amour humilié jusqu'à nous et jusqu'à un supplice infâme, qui en cela a plus aimé le prochain que vous-même?… Ô messieurs, si nous avions un peu de cet amour, demeurerions-nous les bras croisés ?… Oh! non, la charité ne peut demeurer oisive. »12

Ce texte est extrait d'une conférence donnée aux missionnaires "sur la charité". Son argument central est que l'authentique amour de Dieu conduit à l'amour du prochain, "parce qu'il ne suffit pas d'aimer Dieu si mon prochain ne l'aime"13. Où les missionnaires rencontreront-ils cette nouvelle ardeur? Dans l'amour du Christ et l'amour que nous lui portons. Dans cette même conférence saint Vincent prononça las paroles suivantes: "Le Fils de Dieu est venu mettre le feu au monde afin de l'enflammer de son amour. Qu'avons-nous à vouloir, sinon qu'il brûle et qu'il consume tout? Mes chers frères, faisons réflexion à cela, s'il vous plait. Il est donc vrai que je suis envoyé, non seulement pour aimer Dieu, mais pour le faire aimer… Or, si tant est que nous soyons appelés pour porter loin et près l'amour de Dieu, si nous en devons enflammer les nations, si nous avons vocation d'aller mettre ce feu divin partout le monde, si cela est ainsi, dis-je, si cela est ainsi, mes frères, combien dois-je brûler moi-même de ce feu divin! »14.

Où donc les missionnaires trouveront-ils cette nouvelle ardeur? En se rapprochant davantage du Christ qui nous brûle du feu de son amour. Donc, il est sûr que "la charité du Christ nous presse"15. Tout ceci nous rappelle les paroles de saint Vincent parlant du zèle : "Si l'amour de Dieu est un feu, le zèle en est la flamme; si l'amour est un soleil, le zèle en est son rayon. Le zèle est ce qui est de plus pur dans l'amour de Dieu"16. La nouvelle ardeur, comme le zèle missionnaire, jailliront de l'amour de Dieu qui nous inonde, de l'accueil et de la réponse que nous donnons à cet amour de Dieu.

Le P. Maloney a écrit : "Le missionnaire d'aujourd'hui doit être saint. S'il n'est pas un homme de Dieu, il ne sera pas vraiment efficace et il ne lui sera pas possible de persévérer. Nous ne devons pas craindre la diminution des effectifs dans la Congrégation. Nous ne devons pas craindre la disparition des institutions. Ce que nous devons craindre est la perte du feu de notre cœur. Ce qui doit brûler dans le cœur d'un vrai missionnaire c'est un désir ardent et profond de suivre le Christ Evangélisateur des pauvres"17.

Saint Vincent est un homme d'action. Pour lui, chercher le Royaume de Dieu exige préoccupation et action. Mais, aussitôt il ajoute: "Il faut la vie intérieure, il faut tendre là; si on y manque, on manque à tout»."18. Ainsi s'exprime saint Vincent dans la conférence "sur la recherche du Royaume de Dieu"19. Il insiste, à plusieurs reprises, sur la nécessité qu'ont les missionnaires "d'être des hommes intérieurs", des hommes de foi, d'amour et d'oraison…. Si la Congrégation de la Mission s'occupe seulement de chercher les choses extérieures, se désintéressant des choses intérieures et divines, elle ne sera pas la Congrégation de la Mission. Toute cette longue conférence tourne autour de la contribution des missionnaires à la construction du règne de Dieu. Ceci sera possible que s'ils vivent en profondeur, s'ils cherchent au plus profond d'eux-mêmes Dieu qui les habite. "Cherchons, Messieurs… , que ce soit Jésus-Christ qui règne en nous"20. Nous avons ici une des expressions de l'homme intérieur.

La nouvelle évangélisation exige, plus qu'un effort stratégique ou d'organisation, une configuration au Christ et une docilité à l'Esprit. La contribution de la Congrégation à la nouvelle évangélisation commencera par le témoignage de vies cimentées dans le Christ évangélisateur des pauvres, convaincus que la mission se réalise grâce au témoignage personnel plutôt que par de nouvelles méthodes et de nouvelles expressions.

  1. Rénovation de l'option vocationnelle.

L'exhortation "Vita Consecrata" décrit les tentations qui peuvent assaillir les consacrés dans leur chemin vocationnel: crises de la foi ou crise d'identité, l'installation, l'individualisme… Le Supérieur Général a écrit que, pour une raison ou une autre, "l'expérience nous dit que la plupart des personnes, à un moment ou un autre de la vie, se sont trouvées dans le trouble, le doute, ou l'incertitude sur le chemin à suivre"21. "Vita Consecrata" énumère aussi certains remèdes contre ces tentations, entre autres: réviser à la lumière de l'évangile et du charisme, l'option prise à l'origine22.

Souvenons-nous l'expérience spirituelle que nous avons vécue les premières années, ou à l'occasion des moments significatifs de notre chemin vocationnel. Nous sentions sûrement la vocation comme un don de Dieu accueilli avec joie. Sans aucun doute, nous étions animés par le désir généreux d'être des saints missionnaires, de dépenser notre vie évangélisant les pauvres, de vivre la vie communautaire comme une véritable fraternité. Notre vie était remplie d'enthousiasme en répondant à ce qu'impliquait notre vocation. Que s'est-il passé par la suite ? Que nous est-il arrivé : comme les disciples d'Emmaüs, avons-nous perdu l'enthousiasme en suivant le Christ et avons-nous été déçus de ne pas voir s'accomplir nos attentes?

Jean-Paul II parle d'une possible "lassitude intérieure" qui peut envahir les prêtres23. Le peu de fruit dans nos tâches apostoliques, l'ambiance sociale et la culture contraire, les espérances non atteintes, la dimension de la croix que comporte la suite du Christ, notre âge avancé… produisent cette "lassitude spirituelle" sur le chemin vocationnel.

L'auteur de l'Apocalypse, dans les messages qu'il adresse aux responsables des diverses Eglises, les invite à réfléchir sur l'état spirituel dans lequel ils se trouvent: "Maintenez avec fermeté ce que vous avez", "soyez forts dans l'épreuve", "réanimez ce qui est sur le point de mourir", "tu as perdu l'amour d'antan"24.

Les années passées sur notre chemin de vocation ont pu être un temps de croissance progressive avec le projet de vie missionnaire vincentien. Mais aussi, ce temps a pu détruire les espérances, refroidir notre adhésion au Christ, entamer les convictions et nous installer dans la médiocrité. Que faire dans de tels cas? Nous devrons "revenir à l'amour des débuts".

Dans les moments précis de notre chemin vocationnel nous avons expérimenté un désir sincère d'être saints et de vivre avec générosité notre vocation missionnaire. La force de l'Esprit nous poussait à surmonter les obstacles s'opposant à la suite du Christ et nous insufflait le zèle du Royaume. Mais cette expérience fait partie de notre histoire personnelle; elle est là au plus profond de nous-mêmes et nécessite un souffle qui la ranime. Revenir à l'amour des débuts signifie dynamiser l'option vocationnelle, relier et faire mémoire des expériences les plus authentiques qui nous ont motivés en d'autres temps. Elles ont un pouvoir rénovateur.

Cet exercice: ce "faire mémoire" suppose, non seulement le souvenir de nos sentiments, mais surtout de nos convictions. Nous devons réaffirmer nos convictions profondes et nous questionner en quoi ou pourquoi elles ont pu se faner, et comment récupérer la fraîcheur de jadis. Nous sommes appelés continuellement à la conversion, c'est-à-dire, à une plus grande adhésion, à une suite plus radicale et enthousiaste du Christ: que le Christ attire à Lui notre cœur, notre compréhension et notre volonté avec un amour inconditionnel25.

Notre fondateur expliquait ce que signifie l'amour affectif et effectif pour Dieu. L'amour effectif vérifie l'authenticité de l'amour affectif, mais les deux sont nécessaires. "Notre Seigneur est notre père, notre mère et notre tout", écrivait-il au P. Etienne26, "le plus grand cadeau que vous pouvez offrir(à Dieu) c'est le cœur, il ne demande pas davantage"27.

Si nous ne nous relions pas à l'expérience de saint Vincent et ne la répétons pas, tous les autres efforts de rénovation résulteront inefficaces. La rénovation ne viendra pas par la voie des assemblées, des documents, des plans de formation, des programmes pastoraux. Tout cela ne peut être instrument valide que fondé sur la rénovation intérieure.

Nous vivons une époque d'offres multiples et de grands changements. Face à ce panorama, il est chaque fois plus nécessaire de se centrer sur l'essentiel et de trouver un noyau central unificateur. Nous ne le rencontrerons qu'en Christ. Il est le seul rocher de notre existence. Tout autre fondement serait construire sur le sable. La première mission de la vie consacrée est la suite radicale du Christ et la donation à sa mission. "En vertu de cette primat, rien on ne peut être préféré à l'amour personnel pour le Christ et pour les pauvres en qui il vit"28.

Vincent de Paul a trouvé le sens de sa vie quand il a décidé d'aimer davantage Jésus-Christ, de l'imiter et de le suivre de plus de près comme évangélisateur des pauvres.

  1. Défis culturels pour notre identité et notre mission. Quelques réponses

Les membres de la Congrégation de la Mission sont appelés à incarner ce qui est le noyau de l'expérience spirituelle de saint Vincent de Paul: la découverte de la pauvreté du peuple des campagnes et du Christ évangélisateur et serviteur des pauvres. C'est de cela que dépendra la fidélité à notre identité vincentienne et que jaillira aussi la "nouvelle ardeur" réclamée aux missionnaires pour la nouvelle évangélisation.

Cependant, il s'agit d'une fidélité inventive, c'est-à-dire, qui essaie d'exprimer aujourd'hui cette identité dans une réponse aux signes de ce temps. Je tenterai une nouvelle approche de notre identité vincentienne, ainsi que les deux autres conditions qu'exige la nouvelle évangélisation: "nouvelles méthodes", et "nouvelles expressions".

  1. L'inculturation du charisme

Un des signes de notre temps est le respect croissant des diverses cultures. Dans chacune d'elles peut s'incarner le projet de vie que le Christ nous offre. La Bonne Nouvelle que Christ nous a apportée a une vocation universelle et n'est pas nécessairement liée à une culture concrète. L'Évangile doit assumer les valeurs des diverses cultures et, comme le levain dans la masse, transformer les contre-valeurs qui s'y trouvent. On peut dire la même chose à l'égard des différents charismes qui existent dans l'Eglise.

Le charisme vincentien est apparu et s'est incarné dans le contexte social et religieux du XVIIe siècle français. Ce contexte n'existe plus aujourd'hui ou est fondamentalement différent. C'est pourquoi quand on parle d'inculturer le charisme, nous devons nous référer non seulement aux pays où les missionnaires ont porté avec l'Evangile, une culture étrangère aux peuples qu'ils allaient évangéliser; nous devons aussi nous référer aux changements expérimentés par les cultures où est né le charisme. Si nous regardons attentivement le monde d'aujourd'hui, nous percevons que les changements profonds et rapides ont provoqué de nouvelles façons de se situer face à Dieu, à la nature, à nous-mêmes et aux autres. C'est une toute nouvelle culture dans laquelle il faut incarner le charisme.

La nouvelle évangélisation est exigée tant à cause de la nécessité de respecter et d'estimer les différentes cultures là où l'annonce n'a pas été faite, qu'à cause des changements profonds des cultures où l'Evangile et le charisme se sont incarnés autrefois. Si la pénétration de l'Evangile ne se fait pas dans les diverses cultures, l'évangélisation est superficielle, elle ne parvient pas aux racines, elle paraît étrangère aux peuples et reste incapable d'enrichir les valeurs et de transformer les contre-valeurs que les caractérisent. Paul VI et Jean-Paul II ont reconnu que le drame de notre temps est la séparation de la culture et de la foi.

Est-il possible de séparer l'Evangile et les différents charismes de la culture où ils ont surgi et se sont incarnés à l'origine ? L'exemple de saint Paul libérant le message de Jésus des conditionnements judaïsants et l'incarnant dans les cultures grecque et romaine, nous prouve que cela est possible.

Mais aujourd'hui d'autres voix résonnent également qu'entre les charismes et la culture dans lesquels ils se sont incarnés dès l'origine, une symbiose s'est produite et, que tenter de les séparer ferait perdre les éléments les plus spécifiques de chacun d'eux. Le vin nouveau est versé dans des outres appropriées, et si l'on essaie de le changer d'outres, il va se répandre. De ce point de vue, on défend la temporalité des charismes. S'investir pour perpétuer ce qui surgit comme réponse à des nécessités en des temps concrets serait une tâche inutile et indiquerait davantage une lutte pour la survie qu'une docilité à l'Esprit créateur qui conduit l'Eglise et qui suscitera ce dont chaque époque a besoin.

Si nous parlons de nouvelles méthodes et expressions, c'est parce que, laissant de côté l'opinion antérieure, nous acceptons toujours la validité du projet évangélique vincentien, en même temps que la nécessité de l'exprimer et l'incarner aujourd'hui de façon différente. Il s'agit, alors d'une fidélité créative autour de l'essentiel, en même temps qu'une diversité dans les modes d'expression.

  1. Refonder le charisme vincentien ?

La vie consacrée traverse une crise. Quand, pour en sortir nous parlons de rénovation, re-situation, recréation, même de re-fondation, nous exprimons une certaine insatisfaction ou un mal être à l'égard de la situation dans laquelle nous nous trouvons. La rénovation des Constitutions, les Assemblées successives et leurs documents respectifs, les plans de formation… n'ont pas suffis à surmonter la crise. Le malaise continue.

Quelles que soient les paroles utilisées, toutes insistent sur une fidélité dynamique au charisme. Reconnaissons la validité et la nécessité du projet originel de saint Vincent sur la Congrégation, mais nous sommes convaincus qu'une authentique rénovation fait défaut. Telle rénovation ou re-fondation se réalisera, si nous parvenons à reproduire en nous l'expérience spirituelle de notre fondateur et, si nous arrivons à l'incarner dans de nouvelles méthodes et de nouvelles expressions, tant dans nos communautés que dans la mission confiée.

La fidélité au charisme exige de revenir aux sources pour tenter de découvrir les valeurs essentielles qui constituent le charisme vincentien. Cela veut dire que nous devons faire une relecture de saint Vincent, en essayant de discerner le cœur du charisme des structures et de l'habillement propre de l'époque. L'essentiel doit demeurer. Afin d'être fidèles, il faut que l'essentiel demeure; les éléments culturels (œuvres, structures, coutumes..) peuvent et doivent changer s'ils ne sont pas des supports ou des expressions adéquates au service de l'esprit et de la fin de la Congrégation. C'est ainsi seulement que l'on pourra parler de créativité.

Il n'est pas facile, mais il est nécessaire de le faire. Il s'agit d'un exercice qui nous permet de distinguer l'essentiel de ce qui ne l'est pas. L'essentiel pour la Congrégation est la suite du Christ Evangélisateur et Serviteur des pauvres, en vivant en communauté pour la mission, en pratiquant les vertus spécifiques qui constituent notre "esprit", ainsi que le mode particulier d'assumer les trois conseils évangéliques. Dans l'Eglise, nous sommes une société de vie apostolique et, tous ces éléments sont constitutifs. Les œuvres et ministères divers, les structures pour incarner et exprimer dans chaque époque l'esprit et la fin, le style de vie…peuvent ou doivent changer. Pour rénover, recréer et refonder le charisme nous devons être attentifs non seulement aux dire et faire de Saint Vincent, mais à son intuition, et à ce qu'il a souhaité. Le charisme dépasse les circonstances historiques du fondateur, et même les œuvres dans lesquelles il s'est manifesté à ses débuts et dans les époques postérieures. Nous sommes des gardiens jaloux d'archives et de musées vincentiens, mais des chrétiens qui veulent suivre le Christ animés de l'esprit de Vincent de Paul pour le suivre dans la collaboration à la mission confiée par Christ à son Eglise.

  1. Esprit, fin et œuvres

Il s'agit des trois éléments qui donnent forme à l'identité de chaque congrégation. Pour nous, l'esprit n'est pas autre chose que l'action de l'Esprit-Saint agissant en saint Vincent et lui inspirant une nouvelle façon de suivre le Christ. C'est ce même Esprit qui nous a appelés à suivre la même voie. Pour notre fondateur, les cinq vertus spécifiques, que d'une manière spéciale, il nous recommande de pratiquer, sont des éléments propres de "l'esprit" de la Congrégation de la Mission. Le "fin" est de continuer la mission du Christ comme évangélisateur des pauvres; Les "œuvres" ou ministères sont des moyens par lesquels il est possible d'incarner l'esprit et de parvenir à la fin de l'institut. L'esprit et la fin demeurent, les œuvres changent, selon les nécessités du monde, de l'Eglise et des pauvres.

Vincent de Paul perçut la pauvreté spirituelle et matérielle des gens des champs. Pour y remédier il ne trouva pas de meilleur ministère que les missions. Mais la pauvreté est une réalité qui peut se déplacer d'un lieu ou un secteur social à un autre. La Congrégation est apparue pour continuer la mission du Christ Evangélisateur et serviteur des pauvres. Si aujourd'hui les paysans n'étaient pas des pauvres, la Congrégation de la Mission ne devrait pas hésiter à se déplacer et assumer les œuvres et ministères adéquats pour les pauvres d'aujourd'hui. Cela est juste un exemple. Aux origines, notre Congrégation assuma les ministères avec les paysans, les prisonniers, les fous, les enfants, les séminaires. Il est possible d'en assumer d'autres. L'important est d'incarner "l'esprit" et de parvenir à "la fin" par des "œuvres" ou ministères qui soient réellement au service des pauvres.

Juger les œuvres et ministères de la Congrégation et suggérer lesquels pourraient être abandonnés ou assumés dépend aujourd'hui de divers facteurs. Reconnaissons que l'âge avancé des missionnaires - avec ce que cela implique de perte de dynamisme et la tendance à l'installation - conditionne la révision des œuvres. Mais, une institution comme la nôtre qui a opté pour les pauvres, étant donné que la pauvreté évolue, devrait être toujours disposée à réviser ses œuvres et ministères avec ces critères: que les œuvres facilitent l'incarnation du charisme et l'obtention de la fin de la Congrégation. Je crois que c'est aussi le critère proposé par nos Constitutions: "Centrée sur l'Evangile, toujours attentive aux signes des temps et aux appels plus pressants de l'Eglise, la Congrégation de la Mission aura soin d'ouvrir des voies nouvelles, d'employer des moyens adaptés aux circonstances de temps et de lieux et de procéder à l'évaluation et à la coordination de ses activités et de ses ministères ; ainsi se maintiendra-t-elle en été de perpétuel renouveau."29.

  1. Défis actuels de la Congrégation de la Mission

Ni le monde, ni l'Eglise, ni les pauvres, ni les institutions, ni l'ordre des valeurs ou contre-valeurs d'aujourd'hui ne sont comme au temps de Saint Vincent. Pour cela il est essentiel de rentrer en contact avec le cœur de son expérience spirituelle pour, ensuite, la rendre signifiante dans la réalité contemporaine. Si nous ne parvenons pas à atteindre les deux choses en même temps, notre retour au fondateur sera archéologique, et les œuvres, une simple façon de nous perpétuer ou de nous sentir utiles.

Les défis que l'époque actuelle lance au monde, à l'Eglise et à la vie consacrée sont les signes de ce temps, les uns positifs, les autres négatifs, par lesquels Dieu veut nous dire quelque chose et ils nous exigent des réponses adéquates. "L'Esprit-Saint appelle la vie consacrée à élaborer de nouvelles réponses aux problèmes nouveaux du monde d'aujourd'hui… qui s'accordent avec le charisme originel et avec les exigences de la situation historique concrète"30.

Face à de tels défis, les membres de la Congrégation ne risquent pas d'être au chômage. Effectivement, trois principaux défis de la culture contemporaine affectent directement notre condition de missionnaire des pauvres.

  1. L'éclipse de Dieu

Le procès de sécularisation, justifiable sans doute, a débouché sur un sécularisme généralisé. L'obscurcissement du visage de Dieu; l'incroyance; l'agnosticisme et l'indifférence religieuse sont quelques-unes de ses expressions culturelles.

Ce panorama devrait être le premier fait que perçoivent les membres de la Congrégation de la Mission. Notre mission dans l'Eglise est d'être évangélisateurs des pauvres. La réponse ne peut être autre que celle de renouveler notre courage missionnaire et notre fidélité à la Congrégation. "Notre Seigneur demande de nous que nous évangélisions les pauvres: voilà ce qu'i l'a fait et ce qu'il veut continuer de faire par nous»31. Le climat généralisé d'incroyance devrait mettre en question nos méthodes et programmes pastoraux. Nous approchons-nous des éloignés ou nous contentons-nous de ceux qui sont proches de l'Eglise? . La réponse de la Congrégation au défi de l'éclipse de Dieu ne se limitera pas à rénover les méthodes et les expressions, mais elle exige de nous que nous soyons évangélisés autant que nous évangélisions, que nous soyons des témoins du Dieu vivant que nous expérimenterons.

C'est cette réponse que l'Eglise attend des consacrés devant le défi de "l'éclipse de Dieu": "Notre monde, dans lequel les traces de Dieu semblent souvent perdues de vue, éprouve l'urgent besoin d'un témoignage prophétique fort de la part des personnes consacrée. Ce témoignage portera d'abord sur l'affirmation du primat de Dieu"32. Comme évangélisateurs dans l'Eglise, nous devrions nous sentir encouragés par l'affirmation de Paul VI : "L'homme contemporain écoute plus volontiers les témoins que les maîtres, c'est parce qu'ils sont des témoins "33. "Le monde réclame des évangélisateurs qui lui parlent d'un Dieu qu'ils connaissent et fréquentent comme s'ils voyaient l'invisible"34.

  1. Le néolibéralisme économique

Le résultat de la galopante globalisation de l'économie accentue la distance entre les pays riches et les pays pauvres. Les riches sont toujours plus riches et les pauvres toujours plus pauvres. Les zones de pauvreté et les groupes marginalisés augmentent y compris dans les pays riches. Parallèlement à cette pauvreté croissante on rencontre le gaspillage et le consumérisme non solidaire.

La réponse de la Congrégation de la Mission à ce défi du système néolibéral- capitaliste ne peut être autre qu'une option claire pour les pauvres. Ce qui est inhérent à la mission de toute l'Eglise, est doublement urgent pour nous qui existons pour les pauvres. "Il n'y a pas dans l'Eglise de Dieu dont le partage sont les pauvres et qui se donne totalement à eux. Les missionnaires font profession de cela; ce qui les caractérise c'est de se consacrer aux pauvres, comme Jésus-Christ." "Nous sommes pour les pauvres; ils sont notre présence, notre capital, tout le reste est accessoire"35.

La meilleure façon d'exprimer l'option de la Congrégation pour les pauvres sera de consacrer à leur service le plus grand nombre de missionnaires, et de les doter d'une formation adéquate, spécialement dans le champ de la doctrine sociale de l'Eglise; Comme disait Saint Vincent, "rendre effectif l'Evangile". L'option de la Congrégation pour les pauvres réclame aussi une insertion de proximité physique et effective dans leur monde. Nous ne sommes pas des agents bureaucratiques, mais des compagnons de route, des frères et des disciples de ceux qui sont "nos seigneurs et nos maîtres". Ceci devrait nous conduire à un style de vie plus proche de ceux que nous allons évangéliser.

  1. L'individualisme

Nous sommes enfants d'une époque dite post conciliaire. Il y a trente ans les slogans étaient "engagement", "liberté", "pluralisme", "réalisation personnelle". Nous ne pouvons nier ces valeurs, mais nous ne pouvons omettre certaines conséquences négatives: l'individualisme croissant dans nos communautés, la priorité des projets personnels sur la mission commune, les conflits entre liberté et obéissance, le manque de disponibilité… La vie fraternelle en communauté a perdu de la qualité et, ce qui est pire encore, on perçoit une lassitude quand à sa possible rénovation. Peut-être pour cela défendons-nous une vie communautaire fondée sur la tolérance, en une pacifique coexistence ou, au mieux, comme une équipe apostolique ou un groupe "d'amis qui s'aiment bien" (cette expression de Saint Vincent me paraît toujours attrayante, mais insuffisante).

Le défi que la culture contemporaine individualiste lance à la Congrégation nous demande une compréhension plus théologique et évangélique de la communauté réunie, comme celle des apôtres, pour être avec Jésus et pour la mission. Être avec Jésus signifie privilégier la dimension de prière et le partage de foi. Une communauté pour la mission signifie nous sentir consacrés pour une mission commune, le dialogue et le discernement, l'ouverture à des structures flexibles qui favorisent la mission. L'individualisme régnant dans la culture ambiante est un défi lancé à la dimension communautaire de notre Congrégation.

5. Les dynamismes de l'âme de la Congrégation de la Mission

Pour vivre aujourd'hui la fidélité à notre identité vincentienne, nous ne pouvons laisser de côté les cinq vertus qui "sont comme les facultés de l'âme de toute la Congrégation et que les actions d'un chacun de nous en soient toujours animées"36.

Pourquoi ces vertus, et non d'autres, sont-elles l'âme de la Congrégation? Nous retiendrons deux réponses intimement liées. Une d'elles nous est donnée par les Constitutions: ce sont celles qui se déduisent de la vision particulière du Christ qu'a eu saint Vincent et qu'a la Congrégation37. Et l'autre: parce que ces vertus facilitent la réalisation de la fin que nous avons dans l'Eglise.

Dans les conférences que Saint Vincent a donné aux missionnaires sur ces vertus, transparaît la théologie et la spiritualité propre de son époque. La différence se trouve dans les motivations et dans la finalité. Pour les missionnaires, ce sont des vertus apostoliques plutôt que des vertus ascétiques. C'est-à-dire qu'elles sont orientées pour un meilleur accomplissement de la fin de la Congrégation. Saint Vincent prend le Christ comme modèle pour chacune d'elles, mais le Christ en tant qu'évangélisateur des pauvres. Ces cinq vertus du Christ évangélisateur sont celles dont a besoin la Congrégation si elle souhaite continuer sa mission. Mais elle doit "se revêtir de l'Esprit de Jésus-Christ" et "utiliser les mêmes armes dont il a usé".

En plus de cette orientation missionnaire, les cinq vertus sont nécessaires pour la vie fraternelle d'une communauté apostolique. C'est l'autre but sur lequel insiste saint Vincent.

Ces cinq vertus spécifiques de la Congrégation, interprétées selon la spiritualité du temps de saint Vincent, attaquent de front certains traits de la culture actuelle. Comment parler et pratiquer la simplicité et l'humilité dans une culture qui privilégie le pouvoir et la compétition? Les mortifications et le zèle ne sont-ils pas incompréhensibles dans une culture hédoniste?

Aujourd'hui, ces vertus, l'esprit et l'âme du corps de la Congrégation, sont par bien des aspects: une contre-culture. Ce n'est pas pour cela que nous devons les considérer comme expressions d'un temps révolu. Elles expriment des valeurs évangéliques, et sont pour cela exposées au rejet. Ces vertus ont une fonction prophétique à laquelle nous ne pouvons renoncer, elles contiennent des valeurs à introduire dans la culture actuelle comme la levure dans la pâte. Mais aussi dans la culture contemporaine existent des valeurs qui s'harmonisent avec quelques expressions de ces vertus et nous pouvons les assumer en cohérence avec elles. À ce sujet le P. Maloney a écrit : "il est vital que chaque époque ré-interprète ces vertus afin que l'esprit de Saint Vincent continue vivant et soit manifesté d'une manière remarquable dans chaque époque historique".38

La valeur théologique et évangélique de ces vertus demeure mais la façon de les exprimer aujourd'hui doit changer pour contrecarrer les contre-valeurs. Ainsi, la simplicité devra se mettre en relation avec les courants actuels comme la spontanéité et la transparence, en même temps qu'elle sera un antidote contre la fausseté et le mensonge. L'humilité exprimera le sens de l'interdépendance, de l'acceptation et de la mise en valeur des personnes que l'on perçoit aujourd'hui, tout en corrigeant la compétitivité et l'autosuffisance. La douceur nous insèrera dans ce courant de la civilisation de l'amour et de la tolérance, tout en étant un signe prophétique face à la violence et la crispation. La mortification nous rendra solidaires des souffrances physiques et morales des pauvres, tout en protestant contre l'hédonisme et le consumérisme. Le zèle nous mettra en relation avec la préoccupation actuelle de la compétence et du goût des choses bien faîtes, tout en étant un antidote contre l'apathie face aux grands problèmes du monde, ou le découragement face aux difficultés.

Dans la conférence "sur les maximes évangéliques" opposées à celles du monde, saint Vincent énumère ces cinq vertus comme faisant partie de l'esprit de la Congrégation, en tant que maximes évangéliques et comme des armes utilisées par le Christ dans l'accomplissement de sa mission. Dans une lettre au P. Codoing il écrit : "Laissez, Monsieur, penser et dire ce qu'on voudra, (par rapport à la simplicité et à l'humilité de la Congrégation) et assurez-vous que les maximes de Jésus-Christ et les exemples de sa vie ne portent point à faux, qu'elles donnent leur fruit en leur temps, que ce qui ne leur est pas conforme est vain et que tout réussit mal à celui qui agit dans les maximes contraires. Telle est ma foi et telle est mon expérience"40.

Les maximes évangéliques sont aussi les trois conseils évangéliques que nous assumons. Ils peuvent aussi acquérir de nouvelles expressions pour être "une thérapie spirituelle"41 pour un monde dominé par l'argent, le pouvoir et le plaisir. Aujourd'hui plus que jamais nous devrions vivre avec radicalité ces trois vœux évangéliques pour offrir au monde le témoignage prophétique d'un mode de vie alternatif : face au désir effréné de consommation, la pauvreté comme signe de partage avec les pauvres et comme une protestation contre l'injuste distribution des biens; face à l'hédonisme, un amour désintéressé et universel exprimé par la chasteté dans le célibat; face à l'individualisme, l'obéissance comme ouverture aux autres en même temps qu'à Dieu.

L'exhortation "Vita Consecrata" invite à la collaboration avec d'autres et insiste pour que chacun se réalise en respectant son charisme propre. Plusieurs congrégations ont une fin et des ministères similaires. La différence sera dans l'esprit qui anime chacune. Celui de notre Congrégation s'exprime dans les cinq vertus. Dans le spécifique de notre identité, il y a des éléments communs aux autres congrégations. Les cinq vertus nous donnerons notre «couleur particulière»... Peut-être sommes-nous différents par un seul ton de couleur; nous ne devons cependant pas dévaloriser ces différences. Ce sont elles qui précisément distinguent les divers charismes. Certaines options actuelles qui tendent à réduire les congrégations à un dénominateur commun en faveur de l'unique cause du Royaume, produisent une perte d'identité et un affaiblissement des charismes qui ne respectent pas la dynamique de l'Esprit, auteur des différents charismes42.

Conclusion

La spiritualité vincentienne dont nous sommes les héritiers est marquée par l'expérience que saint Vincent de Paul a faite du Christ et des pauvres. Parler de rénover le charisme de notre identité vincentienne présuppose que nous nous relions à cette expérience spirituelle comme telle. Au cœur de celle-ci, la double découverte qu'il fit: d'une part l'ignorance religieuse et la pauvreté du peuple des champs, et de l'autre, l'appel de Dieu à suivre le Christ évangélisateur des pauvres.

Nous serons fidèles à notre identité vincentienne si nous réactualisons en nous une expérience identique : Christ Evangélisateur centre de nos vies. De là naîtra la nouvelle ardeur que réclame de nous aujourd'hui l'Eglise pour collaborer à la nouvelle évangélisation. Sans cela il serait inutile de parler de nouvelles méthodes et de nouvelles expressions.

Renouveler le charisme de notre identité vincentienne implique que nous nous convertissions à cette expérience: vivre un enracinement plus grand du Christ dans notre vie et un dynamisme pour continuer sa mission parmi les pauvres; renouveler notre option vocationnelle; réactualiser de manière plus valide et plus authentique notre chemin vocationnel, en suivant le Christ sur des chemins vincentiens. Ainsi surgira la nouvelle ardeur.

Avant de chercher comment exprimer aujourd'hui notre identité vincentienne dans l'Eglise, nous devons boire à ses sources. La première a été la passion de Vincent de Paul pour le Christ et pour sa mission d'évangélisateur de pauvres. Nous mettre en résonance et répéter en nous l'expérience de notre fondateur est la condition "sine qua non" de la rénovation.

"La Vie Consacrée" affirme que lorsque nous sommes davantage unis au Christ nous pouvons mieux servir les frères et nous serons davantage capables d'aller jusqu'aux postes avancés de la mission pour assumer des risques plus grands43 et nous avertit qu'une congrégation s'affaiblit davantage par la perte de son adhésion spirituelle au Seigneur et de sa vocation propre, que par la diminution numérique44. L'Eglise attend des Sociétés de Vie Apostolique la plus grande collaboration possible pour l'annonce de l'Evangile45 et que les missionnaires s'engagent avant tout pour la cause de l'évangélisation. Peut-être avant de parler de nouvelles méthodes et de nouvelles expressions pour l'évangélisation, il nous faudrait dépasser la crise des agents d'évangélisation.

Si les moyens existant (structures, œuvres…) ne nous sont pas utiles, l'ardeur nouvelle se chargera de nous laisser les abandonner, et de nous en faire trouver de nouveaux pour atteindre notre fin. Outres neuves, oui, mais il faut un vin nouveau que les vieilles outres ne peuvent contenir. S'il manque le vin nouveau (l'ardeur nouvelle), à quoi serviront les outres neuves (nouvelles méthodes et nouvelles expressions)? N'aurions-nous pas oublié qu'une seule chose est capable de faire toutes choses nouvelles: la force de l'Esprit? Lui seul peut nous libérer de la peur, de la fatigue et de l'installation.

(Traduction : BERNARD MASSARINI, C.M.)

• Cet article recueille synthétiquement deux conférences que l'auteur a données aux confrères de la Province de Paris, lors d'une journée de réflexion

1 Cf. Perfectae Caritatis, 2.

2 L. Abelly, La vie du Vénérable Serviteur de Dieu Vincent de Paul, I. Paris 1664, p. 241.

3 Ibid., p. 119.

4 Brémond, Histoire de la littérature française, III, 1ere partie, p. 219.

5 Saint Vincent, I, 293, lettre n°197 au P. Portail, 1er mai 1635.

6 Cf. Saint Vincent, XI, 435 - n° 176 Répétition d'oraison du 11 novembre 1657.

7 Cf. Saint Vincent, XI, 315 - n° 142 conf. du 15 octobre 1655. Cf. XII, 73 - n°195 Conf. du 6 décembre 1658.

8 Saint Vincent, XII, 130 - n° 198 Conf. du 21 février 1659.

9 Saint Vincent, XI, 212; Conf. du 1er août 1655.

10 Saint Vincent, XII, 178; Conf. du 14 mars 1659; Cf. XI, 343 Avis à Antoine Durand (1656)

11 P. Robert Maloney, Écoute la clameur des Pauvres. Ed. CEME. Salamanca 1996, p.148.

12 Saint Vincent, XII, 264-265; Conf. du 30 mai 1659.

13 Saint Vincent, Coste XII, 262; conférence du 30 mai 1659

14 Saint Vincent, Coste XII, 262; conférence du 30 mai 1659

15 2 Co. 5,14

16 Saint Vincent, XII, 307-308; Conf. du 22 août1659.

17 P. Maloney, Écoute la clameur des Pauvres. Ed. CEME. Salamanca, 1996, p.165-166.

18 Saint Vincent, XII, 131; Conf. du 21 février 1659.

19 Saint Vincent, XII, 129-131 ; Conf. du 21 février 1659.

20 Saint Vincent, Coste XII, 131; Conf. du 21 février 1659.

21 Échos de la Compagnie des FdlC, mai 1996, p.174.

22 Cf. Vita Consacrata, n° 70.

23 Cf. Pastores dabo Vobis, n° 75-77.

24 Cf. Ap. 2 et 3.

25 Cf. Jn.21,15-17.

26 Saint Vincent, Coste V, 354 lettre du 30 janvier 1656.

27 Saint Vincent,XI, 147, lettre à un frère mourant en1645.

28 Vita Consecrata, 84 a.

29 C. 2.

30 Vita Consecrata n° 73b.

31 Saint Vincent XII, 79 ; Conf. du 6 décembre 1658.

32 Vita Consecrata, n°85 a.

33 Evangelii Nuntiandi, n° 76.

34 Idem, n° 76.

35 Saint Vincent Coste II , 199;  XI, 314-315, 327-330, 367; XII, 4-5.

36 Saint Vincent XII, 298; Conf. du 22 août 1659.

37 Cf. C. 7.

38 P. Maloney, Le chemin de Vincent de Paul, p.87; Cf. P.Miguel P.Flores, Se revêtir de l'esprit de Jésus-Christ, Salamanca 1996, thèmes 6-11. Cet point s'inspire de ces deux auteurs.

40 Saint Vincent, II, 236-237; lettre au P.Codoing, du 5 août 1642.

41 Cf. V.C. n° 87.

42 Cf. La vie fraternelle en commun, n° 46.

43 Cf. Vita Consecrata n° 76.

44 Cf. Vita Consecrata n° 63b.

45 Cf. Vita Consecrata n° 78b.

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