François-Régis Clet d'après ses lettres

François Régis Clet

D'après ses lettre

Par Thomas Davitt CM

Quiconque désire connaître Jean Gabriel Perboyre a la chance de trouver 102 lettres de sa main qui ont survécu. Elles jettent une lumière sur chaque étape de sa vie, depuis la première lettre qu'il écrivit à quatorze ans jusqu'à la dernière écrite juste avant son exécution.

Nous avons beaucoup moins de chance avec François Régis Clet. Il reste soixante-quinze de ses lettres, mais la première d'entre elles fut écrite alors qu'il avait déjà 42 ans. (1). Nous ne possédons aucune lettre datant de son enfance, de sa période d'études, pas plus que de l'époque où il enseignait en tant que professeur de Séminaire en France.

Il est né à Grenoble le 19 août 1748, le dixième des quinze enfants nés de ses parents (2). Il fut baptisé François-Régis d'après saint Jean-François Régis qui venait d'être canonisé neuf ans plus tôt et envers qui on avait une grande dévotion dans la région. Il entra dans la Congrégation de la Mission à Lyon en 1769 et fut ordonné prêtre en 1772. Ces dates signifient qu'il devait avoir fait la plus grande partie de son Séminaire avant d'entrer dans la Congrégation. Après son ordination il fut envoyé au Grand Séminaire d'Annecy comme professeur de théologie morale. Durant ses dernières années à Annecy il fut aussi Supérieur. En 1788, il fut élu délégué de la Province de Lyon et alla donc assister à la seizième Assemblée Générale de la Congrégation à Paris; il était le plus jeune délégué présent. Le Supérieur Général nouvellement élu, Jean-Félix Cayla de la Garde, demanda à François Régis de rester à Paris comme directeur du séminaire interne. En 1789 commença la Révolution. En 1791 le Supérieur Général décida d'envoyer trois prêtres en Chine. Un d'entre eux n'ayant pas réussi à être prêt au départ, François Régis se proposa pour le remplacer et sa proposition fut acceptée.

La première lettre qui nous reste de lui était adressée à sa soeur Marie-Thérèse, l'aînée de la famille, le 10 mars 1791. C'est une très longue lettre, qui commence comme suit:

Ma chère Soeur,

Enfin mes voeux sont exaucés, er je suis au comble de la joie. La Providence me destine à aller travailler au salut des infidèles. L'occasion vient de s'en présenter, je l'ai saisie avec avidité; je viens d'en parler au supérieur général, qui veut bien se prêter à mes désirs.

Cette occasion se trouve accompagnée de diverses circonstances qui ont fait juger que c'était la volonté de Dieu; et vous sentez que je sens trop le prix de cette faveur divine, pour ne pas y correspondre par un entier acquiescement. En un mot, je pars incessamment pour la Chine avec deux de mes confrères, qui sont aussi contents que moi de notre heureuse destination.

Un peu plus loin il traite de questions pratiques:


Je n'ai plus que dix jours à peu près pour me rendre à Lorient, où je dois m'embar-quer; ainsi, il est douteux si je pourrai avoir une réponse de vous avant que de quitter Paris; ne perdez donc point de temps pour me répondre. Comme je vais courir un grand nombre de dangers, et que je n'aurai probablement plus la douce satisfaction de vous voir, je crois devoir mettre ordre à mes affaires, en cas que ma vie soit plus longtemps prolongée que la vôtre; car, si vous me surviviez, il n'y a aucune difficulté, puisque mon testament est tout fait. Mais il est impor-tant d'arranger les choses à tout événement. Je ne vous fais pas un abandon absolu de tous mes biens, parce que, absolument parlant, il est possible que je revienne, et alors, si vous étiez morte, je n'aurais rien à pré-tendre. (Lettre n1).

Il est intéressant de savoir qu'il lui fallait payer son voyage sur son propre avoir. Il dit à sa soeur que l'économe de Saint Lazare, Jean-François Daudet, est prêt à lui avancer 1000 francs à la condition que Marie Thérèse rembourse sur l'argent personnel de François Régis.

Sa soeur reçut sa lettre à Grenoble, y répondit, et il eut le temps de lui en envoyer une autre le 20 mars, à la veille de son départ de Paris. Le service postal dans la France révolutionnaire était donc encore très efficace. Elle essaya bien, c'était naturel, de le dissuader de réaliser ses plans. Dans sa réponse, il disait:

Je puis me tromper sans doute ; mais au moins je suis de bonne foi. Si le bon Dieu ne bénit pas ma démarche, j'en serai quitte pour reconnaître mon erreur, et me tenir mieux en garde une autre fois contre les illu-sions de mon imagination ou de mon amour-propre je deviendrai sage à mes dépens. (Lettre 2).

Il lui écrivit encore une fois de Lorient le 2 avril, le jour même où le navire devait partir:

Je ne vous répéterai que je suis très content de ma destination. Ce n'est pas que la nature ne réclame en moi bien des droits, et que mon expatriation ne me fasse éprou-ver quelque sensibilité. Mais je crois que la Providence a parlé ; je crois devoir obéir à ses ordres. Dieu le veut, voilà ma devise; vous n'en avez jamais eu d'au-tre. (Lettre 3).

A peu près à l'époque du départ de François Régis, l'économe de Saint Lazare, Jean-François Daudet, déjà mentionné, écrivit à un confrère Irlandais, Robert Hanna, qui attendait à Macao l'occasion de se rendre à Péking:

M. Clet, après avoir enseigné quatorze ans la théologie avec distinction, vint ici à l'Assemblée Générale; on le connut assez pour le juger ce qu'il valait, on en fit le directeur du séminaire et je crois que, malgré tout l'attachement qu'a pour vous M. le Général, il n'eût pas consenti à son départ, si la Congrégation devait être conservée. Il réunit tout ce qu'on peut désirer: piété, science, santé, aménité dans le caractère; c'est, pour tout dire en un mot, un sujet accompli. (3).

François Régis écrivit à sa soeur, du Cap de Bonne Espérance, le 2 juillet:

La mer n'a point produit en moi les effets qu'elles occasionne ordinairement. Tandis que presque tous les nouveaux navigateurs payaient à la mer leur tribut par des vomissements fatigants, je n'éprouvais moi-même qu'une certaine fadeur de coeur qui fut bientôt dissipée. (Lettre 4).

Il arriva dans la colonie portugaise de Macao le 15 octobre 1791. Et exactement une année plus tard il écrivait à sa soeur, de sa destination finale dans l'intérieur de la Chine, la Province de Kiang-Si. Après avoir mentionné une constipation rebelle, il continuait:


Je suis actuellement logé dans une assez vaste maison, mais toute délabrée; on va incessamment travailler à la réparer et, comme elle est toute en bois, elle ne sera pas malsaine pour cet hiver qui, au reste, n'est pas bien rude dans ce pays-ci.

Une nouvelle carrière s'ouvre pour moi; il s'agit de renouveler l'esprit de religion dans d'anciens chrétiens qui sont abandonnés à eux-mêmes depuis plusieurs années, et de convertir des infidèles. Voilà, j'espère, mon occupation jusqu'à la mort. (Lettre 5).

François Régis était alors âgé de 44 ans: l'apprentissage du Chinois fut un gros problème pour lui. Près de cinquante ans plus tard, Jean Gabriel Perboyre écrivait qu'il avait entendu dire que François Régis n'arriva à parler le Chinois qu'avec beaucoup de difficulté (4). Le 29 août 1798, six ans après son arrivée à son poste de mission, il écrivait à son frère aîné François, qui était Chartreux à Rome (notre héros s'appelait François-Régis, comme on sait, alors que son frère aîné avait été baptisé François):

La langue chinoise est indécrottable. Les caractères qui la forment ne sont pas destinés à exprimer les sons, mais les pensées, de là vient ce nombre prodigieux de caractères. Je suis arrivé trop âgé en Chine pour en acquérir une connaissance passable; j'en sais seulement à peu près assez pour le commerce ordinaire de la vie civile, pour entendre les confessions et donner quelques avis aux chrétiens assemblés. (Lettre 12).

Quelques lignes plus haut, dans la même longue lettre, il avait écrit:

"Ma transplantation dans un pays et sous un climat si dif-férent du nôtre, n'a point altéré ma santé : j'ai été deux fois grièvement malade, mais Dieu n'a pas voulu me retirer de ce monde pour me laisser encore le temps de faire pénitence. Notre nourriture est à peu près la même qu'en Europe, à part le vin, qui est trop rare pour en boire; le peu que nous en avons est réservé pour le saint Sacrifice. Nous mangeons du pain de froment, à moins que nous n'aimions mieux du riz, qui est la nourriture habituelle du Chinois; nous avons de la volaille, de la chair de porc et des plantes potagères pour assaisonner notre pain....Ici les con-versions des païens sont rares; témoins du scandale de quel-ques mauvais chrétiens, ils refusent de s'instruire d'une reli-gion si mal pratiquée par ceux qui la professent; ils n'ont les yeux ouverts et fixés que sur les mauvais, et les ferment à la grande majorité, qui mène une vie conforme aux prin-cipes de l'Évangile.... (Lettre 12).

Dans une lettre du 6 novembre 1799, écrivant au même destinataire, il faisait une autre comparaison avec la France:

Nous avons quelques chrétiens tiè-des; mais grâce à Dieu, nous n'avons point de philosophes et point de femmes théologiennes;....Nos oreilles ne sont ja-mais frappées de blasphèmes ou du nom de liberté. Propor-tion gardée, il y a plus de chrétiens en Chine qu'en France...

Ma santé se soutient. Depuis mon entrée en Chine, j'ai fait plusieurs maladies, dont une seule vraiment sérieuse; la maigreur a succédé à l'embonpoint, par là il m'est plus aisé de parcourir nos montagnes. Je fais toujours mes voyages à pied; j'en suis moins fatigué qu'en montant à cheval, ce qui m'est souvent offert, mais toujours refusé." (Lettre 15).

Il mentionne aussi le fait que les lettres de France ne lui arrivent pas.


La dernière lettre adressée à son frère Chartreux qui nous reste est sans date, mais semble être de 1801-1802. Il avait reçu de son frère une lettre qui faisait allusion à d'autres lettres qui ne lui étaient jamais parvenues:

... Cette lettre, toute courte qu'elle est, m'a fait un plaisir infini, parce qu'elle m'apprend qu'au moins à une certaine époque, aucun d'entre mes frères et soeurs n'avait été la victime de la Révolution... Depuis plus de quinze ans, il n'y a point eu de persécution contre la religion, que nous ne pouvons toutefois prêcher publiquement, parce que l'empereur ne tolère les missionnaires que dans sa capitale et non dans l'intérieur des provinces, dans lesquelles nous nous introduisons furtivement. Ainsi l'exercice de notre ministère est toujours censé secret et caché, en sorte que si nous nous avisions de prêcher publiquement, nous serions aussitôt pris

et probablement renvoyés dans notre pays...

Je ne vois aucune lueur d'espérance du martyre, dont je n'ai pas de peine à me persuader que j'en suis indigne. Notre vie n'est toutefois pas sans danger, car depuis 6 ans un nombre prodigieux de Chinois se sont révoltés contre le gouvernement... (Lettre 16).

Le plus grand nombre des lettres qui ont survécu et que nous possédions ont été écrites à un confrère Chinois, Paul Song. Il était né en 1774 et avait été ordonné en 1803, puis placé avec François Régis pour travailler avec lui. Pendant huit ans il y a eu entre eux beaucoup de malentendus et de tension, ce qui n'a pas empêché Song de conserver toutes les lettres qu'il avait reçues de François Régis. En 1811 les choses changèrent et l'attitude de Song fut désormais une attitude d'admiration. Au tout début il était scrupuleux et était souvent absent aux exercices communautaires.

François Régis était le supérieur de Song, un office qu'il n'avait pas ambitionné et dont il demanda plus d'une fois à être relevé (Lettres 23, 33, 47, 50). Mais en tant que supérieur il eut à faire aux problèmes de Song, et parfois on peut détecter dans ses lettres le ton de l'ancien professeur de théologie morale. Dans une de ces lettres, traitant des soucis de Song qui lui avait parlé de ses distractions dans la récitation de l'office, il explique les divers degrés d'attention, puis conclut:

En conséquence, je vous ordonne de réciter votre bréviaire et autres prières tout rondement et sans répétition, après vous être préparé à ces actions par un instant de recueillement en la présence de notre Dieu. (Lettre 29).

Song semble avoir été aussi exagérément sensible à des accusations de paresse, par exemple, en voyant des allusions à sa conduite alors qu'il n'y en avait pas. Il ne se rendait probablement pas compte du léger sens de l'humour qui était celui de François Régis:

Votre lettre m'a causé tout ensemble de la joie et de la peine : la joie vient de ce que votre santé est bonne; la peine de ce que votre retour est encore différé jusqu'à la sixième lune. Huit mois, en effet, se sont déjà écoulés depuis votre départ pour la province du Ho-nan, où vous attendaient quatre cents confessions; or, pour entendre quatre cents confessions, huit mois ne sont assurément pas nécessaires. Aussi, voyant que vous tardiez tant à revenir, j'avais craint que vous n'eussiez contracté quelque maladie. A coup sûr, je ne vous accuse pas de paresse;.... (Lettre 19).

Il est clair que la dernière phrase n'eut pas d'effet prolongé:


Il est juste et important que je me hâte de vous désabuser d'une erreur où vous a jeté une phrase de la lettre de Mr Lamiot, une vous n'avez pas comprise. Relisez avec attention le texte cité et vous verrez clairement qu'il ne s'agit point de Mr Paul Song, mais d'un jeune homme de Hang-kéou, nommé François Liéou....que l'on renvoie à cause sa paresse, de son inapplication et de son inconstance.....Comment avez-vous pu me croire assez indiscret pour vous donner à lire une lettre qui contiendrait des plaintes contre vous ? (Lettre 34).

Song écrivit plus tard à Jean-Joseph Ghislain à Pékin, en se plaignant de François Régis. François Régis répondit, de nouveau avec humour:

M. Ghislain se plaint vivement dans une lettre qu'il m'écrit de ce que j'imposais à mes confrères un travail au-dessus de leurs forces, capable de ruiner les santés les plus robustes et de ce que je ne leur accordais point de repos. Je ne suis point fâché qu'on se plaigne de moi aux supérieurs majeurs. Je voudrais bien même qu'on fît contre moi des plaintes si fortes qu'elles déterminassent mes supérieurs à me décharger d'un poids ou fardeau que je ne puis porter; mais j'examine ma conscience et il me semble n'avoir jamais eu l'intention de ruiner la santé de mes confrères par un travail au-dessus de leurs forces. Je vous prie donc de ménager votre santé, puisque j'ai toujours dit qu'en Chine surtout, où les prêtres sont rares, il vaut mieux vivre que mourir pour la gloire de Dieu et le service de notre Congrégation, dont vous êtes membre.... (Lettre 55).

Cette lettre était écrite en 1811. De ce jour jusqu'au moment de son exécution en 1820, il reste beaucoup moins de lettres que pour la période précédente. En 1818 il écrivait à Louis Lamiot, son supérieur à Pékin:

Notre première croix est la mort de Mr Dumazel, dans le Chang-tsin-hien qui a été dans ses derniers moments assisté par Mr Song.....Notre seconde croix est la capture de Mr Chen, il a été vendu par un nouveau Judas 20 000 deniers à quelques prétoriens et quelques mauvais garnements dont la Chine abonde, connus sous le nom de Hong-quoei. Il a été conduit à Kou-tching, de là envoyé à Ou-chang-fou avec 15 ou 18 chrétiens, pris à peu près dans le même temps. Son sort n'est pas encore défini. Voici l'origine de la persécution que nous venons d'essuyer, et qui a commencé dès les premiers jours de la 1ère lune de la présente année. Un païen, connu de tous pour mauvais garnement, qui m'accusa, il y a 7 à 8 ans et qui ne reçut pour récompense qu'une vingtaine de soufflets, a pris, cette année, une voie plus efficace; il a brûlé sa maison et il en a accusé pour auteurs deux familles, à mon instigation; il a de même accusé Mr Ho et Mr Ngai. Ce dernier, dès les premiers jours, a fui, sans mot dire, dans le Chang-tsin-hien. Cette absurde calomnie a pris créance au prétoire; la capture de Mr Chen, qui a eu lieu peu de jours après, a envenimé l'affaire....

Pour moi, en attendant que je puisse retourner à nos montagnes de Kou-tching, j'entreprends l'administration du Ho-nan. Ma santé se soutient malgré nos traverses et mon âge plus que septuagénaire. Je ne désire rien des choses d'ici-bas qu'une bonne montre, de celles que vous nous envoyâtes, il y a plus de deux ans; il n'y en avait qu'une de passable; les autres avançaient d'une et ensuite de deux heures par jour, ensuite, toutes ont été saisies d'une fièvre intermittente qui les a conduites à la mort. Si vous avez donc quelque chose de bon, en genre de montre, je vous prie de me l'envoyer, ensuite de l'argent et des pilules rouges....(Lettre 63).

François Régis fut arrêté le dimanche de la Trinité, le 16 juin 1819, trahi par le même maître d'école qui avait déjà trahi François Chen l'année précédente, un Catholique dont la vie scandaleuse avait suscité de la mauvaise humeur entre lui et les prêtres. Six mois plus tard il écrivait à Jean-François Richenet C.M., à Paris:


L'intention du mandarin était de m'envoyer dans une prison, où j'aurais été seul chrétien, où j'aurais peut-être péri, faute de secours, mon séjour dans la prison du Ho-nan et ma longue route ayant fort altéré ma santé : mais la bonne Providence a voulu que les geôliers de cette prison n'ont pas voulu me recevoir. J'étais alors dans un pauvre état; une grande maigreur, une longue barbe qui fourmillait de poux, une chemise assez malpropre sur une culotte du même calibre, tout cela annonçait un homme pauvre qui n'avait point d'argent. Ce refus a été cause qu'on m'a conduit dans une prison voisine, où j'ai eu la consolation de trouver Mr Chen et dix bons chrétiens réunis seuls dans une chambre où nous faisons sans gêne en commun les prières du matin et du soir et les fêtes, sans être inquiétés soit par les geôliers, soit par une multitude de païens prisonniers qui occupent d'autres chambres qui donnent sur une vaste cour, où chacun a la liberté de se promener depuis l'aurore jusqu'à la nuit. A cette vue, je vous avoue que je ne pus m'empêcher de verser des larmes de consolation et de joie, en voyant le soin paternel du bon Dieu à l'égard de son indigne serviteur et à l'égard de ses enfants fidèles, qui ne pouvaient être confessés que par moi. Nous avons tous fait la confession et Mr Tching, qui continue en secret la visite des chrétiens dans les lieux circonvoisins de cette ville, a célébré la messe dans une maison peu éloignée, nous a apporté la sainte communion à l'insu de tous nos cohabitants...Pour mon affaire, la voilà à peu près finie. On vient de m'annoncer que dans peu, peut-être demain, je serai supplicié;...Mais gardez-vous bien, de me regarder comme martyr. Mon imprudence m'a fait compromettre notre maison de P[é]-K[in] et trois chrétientés qui souffrent par là persécution; ainsi je ne dois paraître que comme le meurtrier de plusieurs âmes, qui, comme coupable de lèse-majesté divine, souffre ici-bas la peine qu'il mérite. (Lettre 65).

Il écrivait cela le 28 décembre 1819. Le premier janvier 1820 il fut déclaré coupable d'avoir trompé et corrompu le peuple Chinois en lui prêchant le Christianisme, et condamné à être étranglé sur un gibet; la sentence avait besoin d'être confirmée par l'Empereur.

Le 26 janvier il ajoutait un post-scriptum à cette lettre:

Aujourd'hui 26 janvier, je suis encore en vie. Hier, fête de la Conversion de S. Paul, jour mémorable par l'institution de notre Congrégation, M. Chen et moi avons reçu la Ste communion des mains de M. Tching, et à midi, nous avons fait un petit festin, où nous étions trois prêtres et six laïques, dont 2 de la prison et 4 du dehors; il ne manquait que M. Lamiot qui a payé les frais du repas, mais quoiqu'il ne soit pas en prison comme nous, il n'a pas la liberté de nous visiter.

Cela fut possible parce qu'ils étaient dans une prison de détention, non dans une prison de punition, et ce fait l'amena à ajouter à la lettre que nous venons de citer une autre lettre destinée à être publiée dans les journaux Français. Il serait intéressant de savoir si elle a jamais été publiée:


Comme j'ai souvent ouï parler en France de basses-fosses et de noirs cachots où les criminels sont renfermés jusqu'à la décision de leur procès, je me crois obligé de, vous donner une petite notice des prisons de Chine, pour au moins faire, rougir des chrétiens d'être beaucoup moins humains que des Chinois à l'égard de ces malheureuses victimes de la ven-geance humaine, triste prélude de la vengeance divine dont on travaille si peu à les préserver. J'en puis parler de science certaine, puisque j'ai parcouru 27 prisons, pour être traduit du Ho-nan à Ou-tchang seng. Or nulle part cachots, basses-fosses. Dans la prison où je suis, il y a des meurtriers, des brigands, des voleurs, etc.; tous jouissent depuis l'aurore jusqu'à la nuit, de la liberté de se promener, de jouer dans une vaste cour, et d'y respirer cet air pur si nécessaire à la conservation de là santé. J'ai vu un homme qui avait empoisonné sa mère. Crime horrible ! Il a été libre dans cette cour jusqu'au jour de son supplice ....Cette cour est balayée tous les jours et maintenue propre.....La partie antérieure est comme un long vestibule; il y a une vaste porte qui, n'étant fermée que la nuit, éclaire ce vaste appartement avec une grande fenêtre aux deux. côtés de la porte. Les prisonniers couchent côte à côte sur des planches élevées de terre de la hauteur d'un pied, pour éviter l'humidité. Aux approches de l'hiver on donne à chacun une natte de paille pour garantir du froid, et aux approches de l'été, un éventail pour modérer la chaleur.....Je ne dois pas oublier que la commisération chinoise va jusque donner aux prisonniers, pendant les chaleurs, du thé en abondance ou bien quelque boisson rafraîchissante et en hiver, des habits et culottes fourrées de coton aux plus pauvres. En France, on prêche sur la commisération en faveur des prisonniers. Les soit-distants philosophes, non par charité, mais pour avoir occasion d'invectiver contre notre sainte Religion, qui est toute charité, élèvent aussi la voix, pour réclamer contre la dureté, pour ne pas dire inhumanité, à l'égard des prisonniers. Pour moi, j'élève ma voix mourante, pour opposer des païens aux chrétiens. Les prédicateurs, dans les chaires chrétiennes, réclament la charité des fidèles en faveur des prisonniers; et moi, je réclame le Christianisme et la bonté de nos monarques et la tendre vigilance des magistrats en faveur d'un grand nombre de malheureux qui meurent équivalemment mille et mille fois, avant que de perdre réellement la vie par le dernier supplice. Le secours que les bonnes âmes donnent aux prisonniers, n'est qu'un secours momentané; il appartient, et il est du devoir du ministère public d'améliorer tellement leur sort, qu'ils puissent avec patience et résignation envisager le supplice qui les attend, comme un moyen de satisfaire à la justice divine et leur donner droit au bonheur éternel promis aux pécheurs pénitents...(Lettre 65).

Ce fait lui permit aussi de jouer un rôle plutôt inhabituel pour quelqu'un dans sa position. Un désaccord s'était élevé entre les confrères français et portugais à Pékin et Louis Lamiot demanda à François Régis de servir de médiateur. Plusieurs lettres furent échangées entre François Régis et les Portugais, et on s'aperçut finalement que c'était Lamiot qui était en tort; il avait été trop en faveur des Français et essayait de précipiter les choses. François Régis lui rappela qu'Adrien Bourdoise était trop impétueux alors que Vincent de Paul était plus prudent. Bourdoise appelait Vincent une poule mouillée, mais les méthodes de Vincent étaient les meilleures (Lettre 74). Sa dernière lettre, à Lamiot, était sans date:

Bien ou mal je crois avoir rempli toute la tâche dont vous m'avez chargé : il ne me reste donc plus qu'à me préparer à mourir, ce que je désire plutôt que de vivre. je vous avoue que j'aime mieux mon sort que le vôtre : me voici, à ce que j'espère, peu éloigné du port, et vous êtes encore en pleine mer. Mais ayez confiance, et les tempêtes qui vous agiteront, vous pousseront au port, tandis qu'elles en précipiteront grand nombre au fond de la mer. Au reste sachez que, vivant ou mourant, je ne vous oublierai jamais.

Usez, je vous prie, de réciproque à mon égard.

J'ai toujours sur le coeur trois chrétientés du Ho-nan auxquelles j'ai nui dans le spirituel et le temporel par mes aveux imprudents devant le mandarin. je désire fort qu'à l'avenir on les secoure dans le spirituel et le temporel pour la décharge de ma conscience. Ces trois districts sont Sze-tchoang, Kiochan et Lou-y-hien.

Voici peut-être mon dernier signe de vie auprès de vous.

Clet


P. S. Dois-je brûler ou vous renvoyer tous les billets que vous m'avez adressés? (Lettre 75).

Le matin du 18 février 1820 il était exécuté.

(Traduction: François Brillet, C.M.)

(1) Van den Brandt, CM, Joseph (Ed.): Lettres du Bienheureux François-Régis Clet, Pékin, 1944.

(2) Ses parents étaient des commerçants aisés qui vivaient au 14, Grande Rue, à Grenoble.

(3) Cité par Demimuid: Vie du Vénérable François-Régis Clet, Paris, 1893. Pour ce qui est de Robert Hanna, voir mon article dans Colloque 25, Spring 1992, pp. 40-54.

(4) Van den Brandt CM, Joseph (Ed.): Lettres du Bienheureux Jean-Gabriel Perboyre, Pékin 1940, p. 119.