Former aujourd'hui à la vie consecrée

Former aujourd'hui à la vie consacrée

par Christian Sens, C.M

Visiteur du Toulouse

10-VII-2001

Il y a certainement bien des manières d'aborder et de présenter la formation à la vie consacrée. J'ai retenu trois axes : formation humaine, formation chrétienne, formation vincentienne. Je vais évidemment parler de la formation à la vie consacrée des Filles de la Charité et donc d'une formation dont l'objectif est le service des pauvres, le service de Jésus-Christ en la personne des pauvres. Ce sera la première partie de mon exposé. Chacun de ces axes mériterait d'amples développements. Je vais simplement vous proposer quelques réflexions sur des points d'attention qui me paraissent importants aujourd'hui, en étant bien conscient que je suis tributaire de la situation des Filles de la Charité en France et du contexte de ce pays. Dans d'autres situations, d'autres contextes, vous retenez peut-être d'autres points d'attention. Je n'ai pas davantage la prétention de vous dire comment doit être pensée la formation des Filles de la Charité. Vous avez bien plus d'expérience que moi en ce domaine et il sera intéressant que vous puissiez la partager et confronter les diverses pratiques provinciales.

1. Une formation pour le service des pauvres

Je ne vais pas développer longuement cette partie dans la mesure où certains points seront repris dans la suite de l'exposé.

« Le service est pour elles l'expression de leur consécration à Dieu et dans la Compagnie et lui confère toute sa signification » (C.2,1). Ce rappel des Constitutions me permet de préciser d'emblée de quelle vie consacrée je parle ici parce que cela a des incidences sur la formation. La consécration des Filles de la Charité ne s'identifie pas à celle des religieuses. Leur manière originale de vivre la consécration baptismale est de se donner à Dieu pour le service des pauvres ou pour servir Jésus-Christ en la personne des pauvres. C'est pour cela que Dieu a fait la Compagnie.

« Vous devez souvent penser que votre principale affaire et ce que Dieu vous demande particulièrement est d'avoir un grand soin de servir les pauvres. C'est pourquoi vous devez les traiter avec douceur et cordialité, pensant que c'est pour cela que Dieu vous a mises et associées ensembles, c'est pour cela que Dieu a fait votre Compagnie » (IX, 119).

Dans la consécration des Filles de la Charité, Dieu et les pauvres, le Christ et les pauvres sont indissociables. On n'entre pas dans la Compagnie pour vivre une expérience de vie religieuse ou pour faire simplement une expérience de vie communautaire, mais fondamentalement pour servir les pauvres, en communauté, à la manière du Christ Serviteur. A ce titre, leur formation, tant initiale que permanente doit leur permettre de faire la vérité sur l'appel de Dieu et leur réponse, d'approfondir leur expérience spirituelle, mais en n'oubliant jamais que dans l'appel, la réponse et l'expérience spirituelle, les pauvres sont nécessairement présents.

Si leur consécration ne fait pas d'elles des religieuses, elle n'en a pas moins une dimension de radicalité, même si elles la renouvellent chaque année. Le don à Dieu pour les pauvres, le don à Dieu et au service des pauvres engagent toute leur vie et leur personne. Vincent de Paul l'écrivait le 24 novembre 1658 à Anne Hardemont qui était à Ussel : « Vous avez de la peine à vous accoutumer au pays mais aussi vous avez un grand mérite devant Dieu d'avoir surmonté vos répugnances et d'avoir fait sa volonté plutôt que le vôtre. O ma sœur, combien vous serez consolée à l'heure de la mort d'avoir consommé votre vie pour le même sujet pour lequel Jésus-Christ a donné la sienne. C'est pour la charité, c'est pour Dieu, c'est pour les pauvres…Et quel plus grand acte d'amour peut-on faire que de se donner soi-même, tout entier, d'état et d'office, pour le salut et le soutien des affligés. Voilà toute votre perfection » (VII, 382). Leur chemin de sainteté passe, à la suite du Christ Serviteur, par les routes des pauvres. Elles sont appelées à s'y engager totalement, « d'état et d'office », autrement dit, tant par leur manière d'être que par leur agir, leur engagement.

La formation à la vie consacrée comporte donc tout à la fois l'approfondissement du mystère de Dieu et de la foi, la contemplation du Christ Serviteur, la connaissance des Constitutions et aussi une meilleure appréhension du monde des pauvres, un apprentissage de leur langue et de leur culture. Cette meilleure appréhension et cet apprentissage sont partie intégrante de l'expérience spirituelle des Filles de la Charité.

2. Une formation humaine

Dans tous les projets de formation, que ce soit en vue du ministère ordonné ou de la vie consacrée, la formation humaine a sa place. Nous savons bien que la piété et le désir de se donner à Dieu ne pallient pas un manque de maturité et d'équilibre ou une affectivité mal assumée. La diminution des vocations en certains pays, et je pense à la France, ne peut pas devenir un alibi qui conduirait à être moins exigeant sur la maturité humaine des candidats, leur équilibre affectif, leurs capacités relationnelles, leur sens du service, leur aptitude aussi à assumer les changements dans un monde où les mutations sont rapides et profondes.

Je ne vais pas développer ici un programme de formation humaine, mais simplement relever quelques points qui me paraissent importants aujourd'hui. Votre expérience de Directeur vous permettra très certainement d'en rajouter d'autres et surtout de partager la manière dont vous vivez votre responsabilité d'accompagnement de la Province, des communautés et des sœurs en ce domaine de la formation humaine.

2.1. Une relecture de la vie

Je crois que la formation humaine exige d'apprendre à lire, à relire sa vie, ses expériences, pour mieux les objectiver et pouvoir ainsi mesurer les avancées, mais aussi les limites, les pauvretés, les blocages, les blessures peut-être, provoquées par des échecs ou des expériences malheureuses. C'est ainsi que l'on devient davantage responsable de soi en maîtrisant mieux sa vie, ses choix, ses actes. La relecture comporte une dimension communautaire parce qu'il faut aussi apprendre à relire sa vie avec d'autres, notamment en communauté, et accepter leur regard, leur questionnement, leur interpellation. Elle se fait durant l'étape de la formation initiale. Elle doit aussi se poursuivre tout au long de la vie. Les sœurs en ont-elles toujours facilement la possibilité ? Quelle est la manière dont les Provinces et les Directeurs portent ce souci et aident les communautés et les sœurs à faire cette relecture personnellement et communautairement.

2.2. Un apprentissage de la différence

La formation humaine comporte cet apprentissage. On parle beaucoup de la différence aujourd'hui, mais peut-être parce qu'elle est difficile à vivre et à accepter, tant sur le plan culturel que religieux. Elle peut devenir un lieu de conflits. Dans les imposantes implantations communautaires d'hier, les différences pouvaient être voilées ou même gommées. L'uniformité mal comprise pouvait conduire à l'uniformisation. Cela ne pourrait pas être compris en ce temps où le respect de la personne humaine et les droits de l'homme sont devenus des valeurs fortement affirmées. Ce n'est pas davantage possible dans des communautés qui aujourd'hui sont généralement plus restreintes avec une confrontation aux autres plus forte et quotidienne. On n'entre pas dans une communauté toute faite, dans une sorte de moule qui éliminerait les différences. La communauté s'édifie au quotidien avec la richesse des différences quand elles sont reconnues et acceptées non comme un obstacle mais comme richesse d'unité et de communion. Il s'agit donc d'apprendre, et cet apprentissage n'est jamais achevé, à vivre fraternellement avec d'autres personnes que l'on n'a pas choisies mais avec lesquelles on partage un même projet, une même consécration à Dieu pour le service des pauvres. Il ne s'agit pas de rêver de communautés sans tensions et sans conflits, mais plutôt d'apprendre à les assumer, à les gérer, à les dépasser. Sans doute faut-il, pour reconnaître et accueillir les différences, apprendre à se respecter dans la mesure où selon Monsieur Vincent « sans respect on n'a point de douceur, et sans douceur on n'a point de charité » (IX, 260). Votre mission de Directeur vous conduit à rencontrer les communautés et les sœurs. Vous êtes certainement témoins des tensions ou même des conflits que peuvent vivre certaines communautés, des difficultés de relation de certaines sœurs. Vous êtes sans doute appelés parfois à aider des communautés à affronter un conflit, une difficulté relationnelle. Cela fait partie de votre responsabilité d'accompagnement. Et sans doute vous appartient-il d'apprendre vous-mêmes à gérer des situations conflictuelles.

2.3. Un équilibre affectif

On ne saurait parler de formation humaine sans évoquer l'affectivité et le travail de vérité à faire sur le désir d'assumer le célibat et de vivre la chasteté. Nous savons bien que ce travail de vérité ne se termine pas avec l'engagement initial. Le célibat pose question à bien de nos contemporains ; l'amour peut être dénaturé jusqu'à devenir un simple objet de consommation. Hier, les murs des institutions pouvaient servir de protection. Aujourd'hui, les communautés sont bien plus insérées dans un quartier, une rue, un village et les relations de proximité sont quotidiennes. On n'assume pas le célibat, on ne vit pas la chasteté en s'entourant de protections ou en refoulant son affectivité. La chasteté vécue dans le célibat ne se limite pas à des renoncements, elle n'interdit pas d'aimer et ne peut se vivre sereinement avec un cœur desséché. Les personnes consacrées sont appelées à aimer, à apprendre à aimer chaque jour parce que cet apprentissage n'est jamais achevé. Celui qui pourrait dire un jour qu'il aime assez, avouerait de ce fait qu'il n'aime plus ou n'est plus capable d'aimer. En ce domaine des relations, la relecture de vie que j'évoquais précédemment est aussi une exigence. Elle peut sans doute se faire en communauté, mais en ce domaine, tout ne peut être partagé en communauté. Un accompagnement personnel est nécessaire. Dans les Provinces, des propositions de réflexion sur les vœux sont certainement offertes aux sœurs. Cette réflexion est-elle toujours reprise, approfondie en communauté ? Cela relève sans doute de votre responsabilité d'accompagnement que d'y être attentif et d'interpeller la Province et les communautés en ce sens. Je dis cela à propos de la chasteté, mais c'est vrai également pour la pauvreté et l'obéissance. Le langage pour présenter les vœux a été renouvelé et cela a des incidences sur la manière de les comprendre et de les vivre. Pour ne parler que de l'obéissance, il est évident qu'elle ne se vit plus aujourd'hui sous le mode de l'obéissance militaire que l'on a pu connaître hier, mais dans le dialogue, sans que soit pour autant évacuée la disponibilité. Les temps de formation sont évidemment nécessaires pour mieux comprendre les vœux. La communauté elle-même peut aussi jouer un rôle de formation.

2.4. Le défi du féminisme

La reconnaissance de la place et du rôle des femmes dans la société comme dans l'Eglise est un défi pour notre temps et pas seulement dans des pays comme l'Afghanistan. L'état de « soumission » qui a pu être autrefois décidé pour les femmes, y compris par des théologiens, est inacceptable. La formation humaine des Filles de la Charité doit prendre en compte le défi du féminisme et les conduire à prendre leur place dans le monde et dans l'Eglise et à y jouer pleinement leur rôle de « femmes » consacrées. Vous êtes des hommes dont la mission est un service d'aide et d'accompagnement de femmes. Dans ce service, il y certainement une réciprocité et vous recevez aussi d'elles. Dans la collaboration, dans ce partenariat avec les sœurs, vous mesurez sans doute la richesse de la différence, la richesse de la féminité. Mais, dans l'Eglise comme dans la société, la place et le rôle des femmes sont loin d'être encore pleinement reconnus partout. Votre mission ne peut que vous rendre sensibles à ce défi du féminisme, ne serait-ce déjà qu'en reconnaissant qu'il se justifie pleinement.

3. Une formation chrétienne

« O mes filles, si vous êtes bien fidèles en la pratique de cette manière de vie, vous serez de bonnes chrétiennes. Je ne dirais pas autant si je vous disais que vous seriez de bonnes religieuses. Pourquoi a-t-on fait des religieux et des religieuses, sinon pour faire de bons chrétiens et de bonnes chrétiennes ? Oui, mes filles, faites grand état de vous rendre bonnes chrétiennes par la pratique fidèle de vos règles. Dieu sera glorifié, et votre Compagnie à édification à toute l'Eglise » (IX, 127).

3.1. Choisir « la meilleure part »

Je n'ai pas l'intention de développer ici toutes les dimensions de la vie chrétienne. Je reprendrai seulement un aspect. Pour être de bonnes chrétiennes, il ne suffit pas seulement de prier, de pratiquer, de se dévouer dans le service. Tout disciple du Christ est appelé à choisir sans cesse « la meilleure part », comme Marie assise aux pieds de Jésus pour écouter sa parole et se mettre à son école. Le désir de formation, d'approfondissement de la foi, d'une connaissance plus grande de la Bible est aujourd'hui très fort et multiples sont les propositions de formation. Certes la foi est fondamentalement don de Dieu et réponse de l'homme par une adhésion personnelle libre. Mais la foi sans formulation risque bien de verser dans l'imaginaire. Et il ne suffit pas de répéter inlassablement des formules et des discours du passé. Les chrétiens demeurent toujours d'humbles chercheurs de Dieu et à ce titre ils sont invités à approfondir leur foi pour la vivre, la dire et en témoigner dans la mesure où ils sont appelés à prendre leur part du ministère d'annonce de l'Eglise qui n'est pas réservé aux seuls ministres ordonnés ou à quelques spécialistes.

3.2. Honorer la dimension spirituelle du service

Pour Vincent de Paul, le service est toujours un service corporel et spirituel. C'est là sans doute, au XVIIè siècle, une marque typiquement vincentienne, de même que la présentation de l'évangélisation « par parole et par œuvre ». Une telle définition du service manifeste une vision de la personne dans toutes les dimensions de son humanité. L'homme est un être de besoin : de pain, de vêtement, de toit, de santé…et à ce titre le service est corporel. Mais l'homme est aussi un être de désir : de justice, de paix, de dignité, de fraternité, de solidarité…Il porte aussi en lui des questions sur le sens de la vie et de la mort, de l'histoire et de l'aventure humaine. Nous croyons même qu'il n'est pas indigne de lui que de se poser la question de la transcendance, la question de Dieu. C'est pourquoi le service doit avoir une dimension spirituelle que Monsieur Vincent évoque en parlant du « bon mot » à dire en toute occasion, des « vérités propres à salut » à enseigner aux pauvres.

Pour être de bonnes chrétiennes, les Filles de la Charité sont invitées, comme tous les disciples du Christ à approfondir sans cesse leur foi pour la renouveler et se renouveler elles-mêmes. La qualité de leur service dans sa dimension spirituelle ne peut qu'y gagner et les pauvres aussi. Je n'ai pas la prétention de vous faire ici un cours de dogmatique. Permettez-moi d'évoquer simplement la question de Dieu. Peut-on dire Dieu aujourd'hui en reprenant simplement les mots, les formules et les discours d'hier, dans un monde qui n'a plus besoin de Dieu pour se comprendre, pour comprendre l'homme et pour bien de nos contemporains, simplement pour vivre ? On ne se tourne plus tellement vers une instance supérieure pour trouver une réponse aux questions non encore résolues. Présenter aujourd'hui un Dieu nécessaire comporte le grand risque de le reléguer dans la catégorie de l'utilitaire. Or Dieu se révèle comme le Dieu de l'Alliance, le Dieu de la gratuité. Il est le Dieu Amour qui en appelle toujours à la liberté de l'homme. Le philosophe Lévinas parle de la grandeur de Dieu qui « a mis sur pied un être capable d'athéisme ». Dieu est bien au delà de l'utile et du nécessaire, de l'inutile et du non-nécessaire. Nous ne pouvons pas enfermer Dieu dans nos représentations et c'est bien pourquoi nous devons sans cesse approfondir son mystère en contemplant le visage de Jésus-Christ. Ajoutons encore qu'aujourd'hui, notamment dans le domaine de l'éthique, de la bio-éthique, de nouvelles questions se posent. On ne peut évidemment devenir un spécialiste en tous les domaines. Mais accepter d'entrer dans un processus de formation continue, biblique, théologique, spirituelle, éthique est une exigence pour structurer sa foi et pour en témoigner dans la diversité des langues et des cultures des hommes. Pour être de bonnes chrétiennes et en fidélité à la dimension spirituelle de leur service, cette exigence concerne évidemment les Filles de la Charité.

3.3. Apprendre à « lire »

Ce souci de formation, nous le trouvons chez Monsieur Vincent. Il est même inscrit dans le règlement. « Le temps qui vous restera après le service des malades, vous le devez bien employer ; ne soyez jamais sans rien faire ; étudiez-vous à apprendre à lire, non pas pour votre utilité particulière, mais pour être en mesure d'être envoyées aux lieux où vous pourrez enseigner. Savez-vous ce que la divine Providence veut faire de vous ? Tenez-vous toujours en état d'aller, quand la sainte obéissance vous enverra » (IX, 7). Certes, les Filles de la Charité n'ont plus à apprendre à lire comme Marguerite Naseau. Mais permettez-moi d'interpréter cet apprentissage de la lecture. Ne faut-il pas sans cesse apprendre à lire la Bible, le mystère chrétien pour l'approfondir ? Ne faut-il pas apprendre à lire les « signes des temps » ? Ne faut-il pas apprendre à lire les faits sociaux dans leur complexité, les situations de pauvreté et leurs causes ? Ne faut-il pas toujours apprendre à lire le charisme vincentien pour l'actualiser ? Ne faut-il pas encore apprendre à lire Jésus-Christ pour le reconnaître en la personne des pauvres ?

Ce souci de formation apparaît aussi au travers du dialogue entre Louise de Marillac et Vincent de Paul, lors d'un conseil (XIII, 664-665). Une sœur a demandé un catéchisme. Elle n'est pas satisfaite de celui qui lui est envoyé et en demande un autre. « Nous envoyâmes prier M. Lambert de nous en envoyer un et il nous envoya celui de Bellarmin et dit à la sœur à qui il le donna que cela était bien savant et que ce n'était que pour les curés. Or, comme il ne faut pas que nous paraissions savantes, j'eus quelque pensée de ne pas l'envoyer ; et comme j'étais pressée, je ne laissai pas ; je lui mandai seulement qu'elle ne le fit que lire, parce que, comme ce que l'on prend dans le livre ne vient pas de soi, il semble que ce n'est pas tout que de l'apprendre par cœur et le réciter ». Ne pas paraître savantes relève sans doute de l'humilité. Mais ce serait une fausse compréhension de l'humilité que de refuser de l'être. N'est-on jamais tombé dans ce travers chez les Filles de la Charité et aussi dans la Congrégation de la Mission ? Certes, l'humilité conduit à vouloir tenir la dernière place, celle du serviteur, celle de la servante, mais cela exige, je crois, une compétence pour la tenir au mieux.

La réponse de Vincent de Paul est sans équivoque : « A quoi notre très honoré Père répondit : il n'y a point de meilleur catéchisme, Mademoiselle, que celui de Bellarmin ; et quand toutes nos sœurs le sauraient et l'enseigneraient, elles n'enseigneraient que ce qu'elles doivent enseigner, puisqu'elles sont pour instruire, et elles sauraient ce que les curés doivent savoir. Savez-vous ce qui maintient ces deux ou trois filles de Madame de Villeneuve ? C'est de savoir le sens de ce catéchisme-là ; elles l'enseignent et font par là un bien incroyable. Il serait bon qu'on le lût à nos sœurs et que vous-même l'expliquassiez à nos sœurs, afin que toutes l'apprissent et le sondassent pour l'enseigner ; car puisqu'il est nécessaire qu'elles montrent, il faut qu'elles sachent ; et elles ne peuvent mieux apprendre plus solidement que dans ce livre-là. Je suis bien aise que nous en ayons parlé, car je crois que cette lecture sera d'une grande utilité. » (XIII, 664-665) Apprendre, sonder, savoir pour montrer et enseigner, cela relève d'un parcours de formation initiale sans doute, mais aussi de la formation permanente.

Dans les Provinces, des parcours de formation sont certainement proposés. Les sœurs peuvent aussi participer aux formations proposées dans les diocèses et les communautés chrétiennes. Directeurs, vous avez, en lien avec la Visitatrice, une responsabilité en ce domaine et je ne vous apprends rien en vous le disant. Mais ce souci de formation est-il réellement pris en compte dans la dynamique des provinces ? Les sœurs manifestent-elles le même désir de compétence pour honorer la dimension spirituelle du service que pour sa dimension corporelle ? Face à l'incroyance de tant de nos contemporains ou à leur indifférence religieuse, face à la diversité des langues et des cultures, face aussi à la quête spirituelle, même diffuse, que l'on peut percevoir aujourd'hui, n'y-a-t-il pas là un enjeu pour la qualité même du service vincentien, un enjeu pour les pauvres ?

4. Une formation vincentienne

Comme pour les chapitres précédents, je vous propose simplement quelques réflexions sur cette formation. Je n'aborde donc pas le contenu de cette formation et les divers aspects du charisme vincentien qu'elle doit prendre en compte.

4.1. Un approfondissement permanent du charisme

Ce n'est pas tant l'actualité du charisme qui est en question que l'actualisation qui en est faite au travers des institutions, des communautés, des engagements, de la pratique. Il serait illusoire de prétendre retrouver ce charisme à l'état pur pour le transposer dans le temps présent. Nous le recevons dans la langue et la culture du XVIIè siècle. Il n'est jamais, comme l'Evangile lui-même d'ailleurs, hors du temps et de la culture. Le travail d'inculturation passe donc par le chemin de la confrontation du charisme tel que nous le recevons avec notre temps et l'histoire des pauvres de ce temps. Dans la référence aux sources, aux textes fondateurs, une simple fidélité à la lettre, aux pratiques et aux œuvres serait certainement stérile. Reconnaissons toutefois que cela peut-être la tentation de toute institution, y compris l'Eglise, que de vouloir se reproduire à l'identique, en ajoutant aussi d'autres pratiques au cours des siècles, par peur de perdre son identité. C'est alors qu'elle risque bien de la perdre. Une authentique réception des sources conduit plutôt à rechercher l'esprit, les intuitions et les convictions qui habitaient et animaient les Fondateurs. C'est ainsi que la fidélité peut devenir inventive et donner du charisme une traduction parlante et signifiante dans ce temps de l'histoire des hommes, de l'histoire des pauvres. La fidélité répétitive peut figer l'institution et les personnes en témoins du passé et stériliser les engagements, parce que risque d'être oubliés les pauvres avec leurs attentes et les urgences qui caractérisent aujourd'hui le monde des pauvres. Il s'agit donc d'approfondir le charisme, de travailler les textes fondateurs, mais pour l'actualiser et le vivre aujourd'hui. La formation vincentienne demeure toujours un passage obligé pour les Filles de la Charité. Elle relève aussi d'une formation continue qui est certainement proposée dans toutes les Provinces, qui se fait également dans les partages communautaires. C'est là une exigence pour l'inculturation du charisme qui était le thème de la dernière A.G des Filles de la Charité.

4.2. Une connaissance plus approfondie de la société et du monde de la pauvreté

Je voudrais m'arrêter quelques instants sur une autre exigence. L'approfondissement permanent du charisme, pour aussi essentiel qu'il soit, n'est pourtant pas suffisant. Il faut encore apprendre à mieux connaître la société, à mieux appréhender les faits sociaux dans leur complexité. Les mutations rapides et profondes que connaît le monde ne se laissent pas appréhender de manière simpliste avec des affirmations péremptoires ou des slogans idéologiques. La réalité est aujourd'hui bien trop complexe pour se satisfaire d'un regard superficiel. Pour la « voir », pour la « connaître à l'œil », une diversité d'approches et de lectures sont nécessaires : politique, économique, sociale, culturelle, sociologique, socio- politique, etc. Nous ne sommes plus au temps où les catégories bourgeoisie/prolétariat ou exploiteurs/exploités permettait de classer une majorité de personnes et de rendre compte de la société. Il y a aujourd'hui le pouvoir « anonyme » de l'argent, le poids des multi-nationales, l'égoïsme des nations riches crispées sur leurs intérêts, frileuses face à la question de la remise de la dette des pays du Tiers Monde, peu soucieuses des questions d'environnement parce que prime l'économie. Il y a toutes ces personnes dont on ne peut plus dire qu'elles sont victimes de l'exploitation parce qu'elles sont simplement oubliées sur le bord du chemin de la rentabilité à tout prix et d'une compétitivité féroce. Il y a la violence, les conflits ethniques et même religieux. Il y a le racisme. Il y a ces contre-valeurs qu'évoque le document de l'A.G. 1997, « Un Feu Nouveau ». Tout cela affecte évidemment les pauvres et même provoque de nouvelles formes de pauvreté. Comment être réellement à leur service sans s'intéresser au contexte de la société, sans prendre le temps de mieux l'appréhender, sans voir les causes des pauvretés, de la marginalisation ou de l'exclusion, sans apprendre la langue et la culture des pauvres ? Ce regard sur la réalité de la société et des pauvretés s'apprend par l'expérience sans doute, mais aussi par la réflexion personnelle et communautaire et par le biais d'une formation. De quelle manière cela est-il pris en compte dans les Provinces et dans les communautés. 

Une connaissance plus approfondie de la société et du monde des pauvres permet aussi - et je cite « Un Feu Nouveau » - de « découvrir personnellement et communautairement, les « semences du Verbe » et les valeurs existant dans toutes les cultures et dans les pauvres ». Le document évoque la solidarité, le combat pour la justice et la liberté ; la reconnaissance de la dignité de tout être humain ; les relations personnelles les plus proches ; le sens de la fête ; la confiance et l'espérance en la Providence. La liste n'est pas exhaustive et nous pouvons ajouter l'engagement pour la paix et la recherche de chemins de dialogue, les actions humanitaires, la prise en compte de l'écologie et de l'environnement et tant de gestes d'amitié, de partage, de solidarité au quotidien. La reconnaissance des « semences du Verbe » implique un regard de foi mais sans faire l'économie d'une analyse sérieuse de la réalité. C'est ainsi que l'on peut dépasser, comme y invite Vincent de Paul « les apparences si souvent trompeuses ».

4.3. Pour un amour inventif jusqu'à l'infini

Tout en étant lucides sur les contre-valeurs, nous sommes appelés à aimer notre monde, ce monde « que Dieu a tant aimé qu'il lui a donné son Fils, son unique » (Jn 3, 16). Comment dire à ce monde qu'il est aimé de Dieu sans laisser transparaître sur nos visages et le visage de nos communautés un peu de la tendresse du Christ pour les hommes, pour les pauvres ?

Vincent de Paul rappelle que « l'amour est inventif jusqu'à l'infini ». C'est d'abord et fondamentalement l'Amour de Dieu qui est inventif jusqu'à l'infini et notre amour le devient en puisant à la source de l'Amour donné. De ce fait nous ne pouvons jamais prétendre épuiser l'infini richesse de l'amour dans l'aujourd'hui de nos réponses et de nos pratiques, tant personnelles que communautaires. L'humilité nous conduit à le reconnaître. Le charisme vincentien ne donne pas aux Filles de la Charité des réponses toutes faites face aux défis des pauvretés et des misères de notre temps. Il ouvre à leur liberté un espace pour renouveler et inventer les réponses les plus appropriés aux appels des démunis, des blessés, des souffrants, des exclus et pour les trouver avec eux. Il peut arriver que la peur ou le besoin de sécurité provoquent à regretter le passé, les « oignons d'Egypte » jusqu'à se figer dans ce passé et les pratiques d'hier sans pouvoir réellement et pleinement vivre le temps présent. Une telle attitude passéiste n'est pas seulement un risque pour des personnes plus âgées. On peut la constater aussi chez des plus jeunes. Je crois que la formation vincentienne doit apprendre à assumer les changements nécessaires, à les vivre dans l'espérance, tant personnellement que communautairement afin de témoigner que l'amour est inventif jusqu'à l'infini. Cela relève certainement de votre responsabilité d'accompagnement.

Conclusion

Je vais conclure en nommant un autre lieu de formation. Nous savons que dans l'expérience de Châtillon, Vincent de Paul a pris conscience que seule une réponse communautaire, structurée et organisée, permettait de relever le défi de la pauvreté de manière durable et efficace. La diminution des vocations, le vieillissement de certaines Provinces, et je pense particulièrement à la France, ont conduit les sœurs à laisser à des laïcs la responsabilité d'établissements scolaires ou de maisons de retraite, en veillant à ce que soit sauvegardé l'esprit vincentien. Les œuvres propres ont diminué et les engagements des sœurs dans des organismes sociaux, des associations sont devenus plus nombreux. Je ne sais si ma réflexion est pertinente mais je vous la livre. Quelle que soit la situation des Provinces, richesse en nombre et en jeunesse ou pauvreté, l'humilité ne provoque-t-elle pas à reconnaître qu'aucune Compagnie, aucune Congrégation, aucune communauté, ne peuvent à elles seules relever tous les défis des pauvretés et des misères et posséder toutes les compétences nécessaires pour les affronter ? Sans remettre en cause les réponses apportées par « nos » œuvres, je crois que le service des pauvres exige aujourd'hui d'entrer dans une dynamique de collaboration, avec les autres composantes de la Famille Vincentienne, chaque fois que cela est possible, dans le cadre aussi d'organismes ou d'associations, ecclésiaux ou non et avec tous ceux et celles qui se veulent artisans de justice, de paix, de solidarité avec les démunis, les souffrants, les blessés, les exclus. C'est là un défi pour tous les vincentiens. N'est-ce pas aussi une chance pour que l'esprit vincentien soit largement partagé avec tous ceux et celles qui se font solidaires des pauvres et de leur combat pour la justice et la reconnaissance de leur dignité ?

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