Justin De Jacobis: l'art du dialogue

Justin De Jacobis: L'art du dialogue

Professeur Yaqob Beyené *

Justin de Jacobis, missionnaire, ne s'est pas rendu dans un pays africain pour prêcher l'Evangile à des païens, mais dans un pays déjà chrétien pour tenter d'unir de nouveau les chrétiens d'un pays africain avec les chrétiens de Rome. Je voudrais donc, avant tout, dire quelques mots pour présenter ce pays d'Afrique de religion chrétienne orthodoxe : l'Éthiopie1.

L'Éthiopie est le pays connu d'abord en Occident sous le nom d'Abyssinie, comme le rappelait Mgr de Jacobis dans son Journal, pays qui, plus tard, précisément sous l'influence du Christianisme, adopta le nom d'Ethiopie.

L'Éthiopie est un pays africain, mais un pays qui a une histoire complètement différente de tous les autres pays de ce continent, non seulement parce qu'il n'a jamais connu le joug colonial, mais encore et surtout parce qu'elle est la continuation du célèbre royaume d'Aksoum, royaume qui, à la période de sa plus grande splendeur (vers 325) a accueilli une nouvelle religion, le Christianisme, lequel exerça une influence décisive sur son développement historico-culturel. L'Éthiopie est le pays où le Christianisme a été, des siècles durant, la raison la plus puissante de son unité nationale, le pays où le Christianisme a scellé, maintenu et transmis tout ce qui caractérise ses habitants, de foi chrétienne-orthodoxe, par rapport aux autres Africains.

L'Éthiopie est un pays où la religion chrétienne, en s'identifiant au sentiment national face aux menaces d'invasion de la part de peuples de religion différente, a puissamment contribué au maintien de l'indépendance de ce même pays où le Christianisme a été la religion officielle jusqu'en 19742.

En plus de cela, l'Éthiopie est un pays où le Christianisme s'est développé au point de se confondre, de s'identifier avec le sentiment national face à tout agresseur externe. L'Éthiopie est enfin le pays que le Christianisme a transformé en une “île”, d'abord dans l'océan des païens, puis des musulmans; une île chrétienne qui a tenté, sans cesse, d'entrer en contact avec les autres pays chrétiens et a réussi à créer des liens permanents avec la civilisation et la culture méditerranéennes 3.

Pour se faire une idée claire des énormes difficultés que saint Justin De Jacobis eut à affronter dans son activité missionnaire, je pense nécessaire de retracer brièvement le cadre de la situation politique et culturelle de l'Éthiopie de son époque.

En 1270 Yekunno Amlak destitua la dynastie des Zagwé et fonda la soi-disant dynastie Salomonide, transférant en même temps la capitale de l'Ethiopie, de la province du Lasta, aux confins du Tigray méridional, plus au sud, dans le Shewa. Mais arrivés là, ses successeurs se trouvèrent dans une situation qui les obligea à mener une longue guerre contre les états musulmans du sud, de 1333 à 1577 environ. Le dernier de ces conflits, le plus terrible, que nous connaissons sous le nom de “guerre de Gragne”, c'est-à-dire de “guerre du Gaucher”, fut remporté par les chrétiens d`Éthiopie, mais avec l'aide - qui fut déterminante - de soldats portugais.

Après l'expulsion des Portugais et des missionnaires Jésuites (1632), missionnaires qui étaient venus afin de se faire payer pour l'aide des soldats portugais, et après, donc, le passage des Ethiopiens de la foi chrétienne orthodoxe à la foi catholique, l'Éthiopie se renferma de nouveau dans son isolement chargé d'une hostilité désormais ouverte, en général contre les Européens et en particulier contre les catholiques, qui avaient essayé de substituer, à sa longue tradition culturelle, leur propre culture latine.

Une fois terminée cette longue guerre entre chrétiens et musulmans, l'Etat Éthiopien se trouva affronté aux envahisseurs Oromo et dut déplacer sa capitale à Gondar, dans la province du Dambya. Puis, à la suite d'une série d'événements divers, on arriva, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, à la période dite “zéméné mésafent”, “l'ère des princes”, au cours de laquelle les ras, grands feudataires des diverses régions éthiopiennes, affirmèrent toujours plus ouvertement leur indépendance par rapport aux souverains salomonides, lesquels, affaiblis peu à peu, n'étaient plus à la fin que des empereurs-fantoches.

Quand Justin De Jacobis arriva en Éthiopie, telle était la situation politique du pays.

En outre, à l'arrivée du Père De Jacobis, ce n'était pas uniquement la situation politique qui était difficile, mais également celle de l'Église, qui était déchirée par les disputes théologiques en ce qui concerne la question de l'onction du Christ. Cette question était débattue entre les théologiens et elle provoquait souvent des conflits sanglants, du fait que, en Éthiopie, il n'existe pas une nette distinction entre les problèmes sociaux et les problèmes religieux, pas plus qu'il n'y en a entre conflits politiques et conflits théologiques. Pour voir clair en cette affaire, il est nécessaire de tenir compte du fait que, en Éthiopie, jusqu'en 1974, le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, c'est-à-dire l'Église et l'État ont été confondus et se compénètrent formant, donc, un seul être moral.

Les écoles théologiques éthiopiennes étaient divisées en trois courants bien distincts:

a) l'école Karra, suivie par la presque totalité des monastères de l'Éthiopie actuelle du nord et de l'Érythrée

b) l'école de « Yétsegga-Lidj », suivie par la plus grande partie des monastères du Shewa

c) l'école Qebat suivie par la majeure partie des monastères du Godjam

Ces trois courants théologiques étaient devenus, avec le temps, de véritables partis politico-religieux, au point que l'empereur était obligé, compte tenu des circonstances politiques du moment, à proclamer comme croyance officielle de son royaume, la doctrine christologique enseignée dans une de ces écoles au détriment des deux autres.

Justin De Jacobis arriva en Éthiopie en 1839. Il décida de s'établir à Adwa, une petite ville fameuse pour son hostilité manifeste à l'égard des européens de religion protestante ou catholique. Il est vraisemblable que son choix ne fut pas dû seulement à la “facilité des communications” avec Massawa ou au désir de conserver “les premiers germes de la vérité catholique”, comme le dit Justin lui-même dans son Journal4. Le choix fut aussi rationnel.

En réalité, Adwa est située à environ quinze kilomètres d'Aksoum, la ville sainte pour tous les chrétiens d'Ethiopie, le berceau de la civilisation Éthiopienne, la ville où le Christianisme arriva au IVe siècle, le siège de l'Église Mère de toutes les provinces ecclésiastiques du pays. Le sanctuaire où, jusqu'à la fin du XIXe siècle, tous les empereurs d'Éthiopie étaient couronnés et recevaient la sanction de l'Église nationale. Bien plus, Adwa était très proche de Fremona, la localité où les Jésuites, au XVIIe siècle, avaient fixé leur demeure et qui, après leur expulsion, était devenue Addi-Aboun, c'est-à-dire le domaine et la résidence des métropolites d'Éthiopie. Il faut ajouter qu'Adwa était située dans l'aire géographique où les “Neuf Saints” bien connus, dits “romains” parce que venus en Éthiopie envoyés par l'Empire Romain d'Orient, avaient prêché l'Evangile, réformé les coutumes, propagé les pratiques ascétiques et fondé des monastères5 .

Si nous ignorons la véritable raison pour laquelle Justin De Jacobis choisit Adwa pour en faire sa première résidence, nous ne pouvons pas exclure que le Saint ait préféré ce lieu, soit pour les raisons historiques déjà mentionnées brièvement, soit pour des motifs pratiques: c'était un endroit qui permettait d'avoir des contacts faciles avec les véritables dépositaires et transmetteurs de la culture traditionnelle éthiopienne, les moines, qui résidaient dans les nombreux monastères des environs.

Comme tout le monde le sait, l'Éthiopie chrétienne a toujours été très hostile aux missionnaires, et il est donc permis de se poser la question suivante: pour quelle raison Justin De Jacobis, un modeste prêtre, a-t-il eu tant de succès au point de mériter le titre de « fondateur » de l'Église Catholique éthiopienne de rite Éthiopico-Alexandrin, alors que tous les autres missionnaires sans exception, tant ses prédécesseurs à la mission que ses contemporains, bien au contraire, ont totalement failli dans leur tâche? A mon avis, il n'est guère difficile de répondre à cette question. En effet, nous savons bien que les autres ont abominablement failli - et continuent à rater aujourd'hui encore dans leurs efforts - parce qu'ils ont tenté et tentent encore de faire passer les chrétiens d'Éthiopie au Catholicisme :

  1. En refusant de dialoguer tout en se lançant dans des discussions inutiles et stériles sans se rendre compte que la dialectique théologique éthiopienne ne se fonde pas sur des raisonnements rationnels mais sur d'incessantes citations scripturaires qu'ils opposent à celles de l'adversaire, à l'appui de leur propre thèse, une dialectique, en résumé, totalement différente de la dialectique occidentale;

  2. En substituant au Christianisme de tradition orientale, telle qu'est celui des éthiopiens, un autre Christianisme de type Occidental, celui précisément des missions;

  3. En imposant le rite latin à la place du rite éthiopien, approprié à la culture locale;

  1. En s'opposant au respect des usages et coutumes locales en vue d'imposer les coutumes et usages occidentaux.

Justin De Jacobis, au contraire, a réussi à obtenir des résultats flatteurs parce que, dans sa simplicité, il avait parfaitement compris que:

  1. il n'était pas possible d'arriver à l'unité des chrétiens en partant d'un débat théologique, mais en instaurant un dialogue religieux franc et ouvert, basé avant tout sur le respect du prochain;

  2. il fallait respecter le christianisme de tradition orientale, tel que l'est l'éthiopien, et sans le modifier;

  3. il fallait utiliser le même rite éthiopien;

  4. il était important d'observer les usages et les coutumes du pays à l'exception de ceux qui étaient, à son avis, ouvertement opposés à l'enseignement évangélique.

Et maintenant, examinons un peu plus dans le détail l'art du dialogue à la manière de Mgr De Jacobis.

De Jacobis et les discussions théologiques

Justin De Jacobis , dans son premier discours ou, comme disent les Ethiopiens, dans son menfésawi Tchewewèt « dialogue spirituel, adressé le 26 janvier 1840 en langue amharique à quelques ecclésiastiques de l'Eglise Orthodoxe d'Ethiopie, ne leur dit pas: « Me voici devant vous afin que nous puissions discuter des problèmes théologiques qui séparent votre Eglise de celle de Rome », mais il dit:

« La porte du cœur, c'est la bouche. La clé du cœur, c'est la parole. Quand j'ouvre la bouche, j'ouvre la porte de mon cœur. Quand je vous parle je vous donne la clé de mon cœur. Venez et vous verrez que, dans mon cœur, le Saint Esprit a planté un grand amour pour les chrétiens d'Éthiopie6 ».

Or nous remarquons que Justin De Jacobis parle de son amour pour les chrétiens d'Éthiopie, l'amour que l'Esprit-Saint a fait « demeurer en lui », comme dit le texte amharique, mais évite les discussions théologiques habituelles comme s'il eût été au courant du fait que les catholiques engagés dans la dialectique théologique avaient été qualifiés, par les savants éthiopiens du XVIIe siècle, de « dissimulateurs »7, et que également un grand théologien éthiopien de la première moitié du XVe siècle, Giyorgis de Sagla, après avoir discuté avec un vénitien, avait affirmé que « la malice des ruses (min) » des fils de Léon est plus abondante que les grains de sable sur les rives du fleuve Ghion, c'est-à-dire du Nil Bleu8.

Les Ethiopiens de langue tigréenne, pour parler d'une personne non sincère, disent lebbu ayyeheben : « il ne donne pas son cœur ». Lorsque Justin De Jacobis a dit aux Éthiopiens : « Quand je vous parle je vous livre la clé de mon cœur », ils ont certainement compris ce que notre Saint voulait dire, à savoir qu'il n'allait pas faire usage de la méthode précisément qu'ils reprochaient aux missionnaires catholiques, je veux dire « dissimulation et malice », mais qu'il serait sincère avec eux. Du reste, selon moi, Justin n'était pas du genre de ceux qui, pour cacher leur erreur, recourent aux sophismes et aux astuces. Nous savons en effet que, lorsqu'il lui était arrivé de se tromper, il l'admettait publiquement et en demandait pardon9.

Un proverbe tigréen dit : Lebbi waddi sab ketfallet, benatka djemmer. Ce qui signifie : « pour connaître le cœur des gens, commence par le tien ». Justin De Jacobis connaissait bien son cœur.

Mais revenons à son premier discours. Après avoir déclaré, entre autres choses, qu'il n'avait plus sur cette terre personne si ce n'est Dieu seul, et les chers chrétiens abyssins et que ceux qui s'étaient dérangés pour venir l'écouter étaient ses parents et ses amis, il ajouta : « Je suis prêtre comme vous ; je suis confesseur comme vous. » Il est remarquable que Justin De Jacobis, à l'opposé de ses prédécesseurs et de certains auteurs contemporains, affirmait les considérer comme prêtres revêtus de la même dignité que lui-même, et cela signifie que pour lui leur sacerdoce était valide.

Puis Justin, après s'être présenté comme « un chrétien de Rome amoureux des chrétiens d'Abyssinie », termina son premier discours en leur demandant si, au cours des quatre mois qu'il avait passés en Éthiopie il avait fait quoi que ce soit qui aurait pu susciter un scandale10. Et enfin il promit d'être leur ami et leur serviteur11.

Dans son second discours adressé aux mêmes auditeurs qui avaient écouté le premier, Justin parla longuement de l'unité des chrétiens, de saint Pierre, de saint Marc, puis, après avoir souligné que le Pape de Rome est le successeur de saint Pierre et le patriarche d'Alexandrie le successeur de saint Marc, il dit : « Je suis venu […] pour vous dire que les chrétiens de Rome désirent s'unir aux chrétiens d'Abyssinie, ils veulent les aimer, ils désirent être pour eux des frères »12. Noter que Justin De Jacobis ne parle pas de « conversion » mais d'« union », et l'expression utilisée « les chrétiens de Rome désirent s'unir aux chrétiens d'Abyssinie », prononcée par la bouche d'un moine catholique, venue de la bouche d'un des fils de Léon, proprement ce pape Léon que ses auditeurs avaient toujours appelé regum « le maudit », aura certainement fait une grande impression dans le cœur de ses auditeurs.

De Jacobis et le Christianisme éthiopien

Justin De Jacobis croyait fermement en l'unité des chrétiens dans la foi et il invitait les prêtres éthiopiens à prêcher, en même temps que lui, une seule foi, un seul amour et une seule Eglise13. Je n'ai jamais entendu dire que Justin De Jacobis ait appliqué au Christianisme éthiopien des expressions du genre « c'est un Christianisme purement nominal, avec une façade sans importance: un Christianisme de pure habitude sans effets de foi et de conviction; un Christianisme dont, si on le vidait de l'observance matérielle de quelques pratiques, il ne resterait rien », etc. Si Justin avait eu du Christianisme éthiopien une telle opinion, pensez-vous qu'il aurait dit, au clergé lui-même de cette Eglise, que « les Chrétiens de Rome désirent s'unir aux Chrétiens d'Abyssinie »? Les aurait-il invités à prêcher, avec lui, « une seule foi, un seul amour et une seule Eglise »? Je ne crois pas. Le jugement négatif que je viens de citer au sujet du Christianisme éthiopien a été exprimé par écrit non par un humble prêtre catholique comme fut Justin De Jacobis, mais par un haut prélat catholique, le cardinal Guglielmo Massaia14 qui, à l'époque même de notre Saint, exerçait son activité missionnaire15 en Éthiopie méridionale.

De Jacobis et le rite éthiopien

Dans la préface d'un petit livre intitulé « L'Ordinaire et Quatre Anaphores de la Messe Éthiopienne » publié à Rome en 1969, on trouve à la page 5, l'affirmation suivante:

« Les divers rites orientaux auxquels se rattache aussi le rite éthiopien, bien qu'ils diffèrent entre eux et par rapport au rite latin en des matières non essentielles, possèdent beaucoup de parties communes qui suggèrent la même origine liturgique: comme les rites de l'offertoire, la liturgie de la Parole, centrée sur la récitation du Credo, le Pater noster, le dialogue de la Préface et du Sanctus, lequel culmine avec la consécration, etc. La diversité dans les éléments non essentiels est liée à la première évangélisation de chacun des peuples ayant assimilé le Christianisme selon sa propre culture, comme cela apparaît clairement à qui considère l'introduction du Christianisme en Éthiopie dans la moitié du IVe siècle, etc. ».

Plus avant, dans ce livre, aux pages 7-8, on fait remarquer ceci :

« La liturgie éthiopienne, née au milieu de difficultés insurmontables dûes aux guerres continuelles et séculières pour la défense de la foi, reflète le caractère fort et le sentiment de profonde religiosité du peuple d'Éthiopie. Elle est restée inchangée pendant des siècles, soit dans sa structure, soit dans sa langue, et n'a jamais été retouchée fût-ce au moment du renouveau liturgique post-conciliaire. C'est pourquoi il nous est possible de découvrir en l'étudiant les traditions les plus originales de l'antiquité chrétienne des premiers siècles ».

Je suis en plein accord avec ces lignes écrites en 1969 par abba Adhānom Se'elu, alors vice-recteur du Collège Pontifical Éthiopien.

Justin De Jacobis, on le sait, arrivé en 1839 à Adwa, commença à fréquenter les églises orthodoxes pour y prier, pour y assister aux cérémonies qui s'y célébraient, y compris la liturgie eucharistique, suscitant ainsi la curiosité, l'intérêt et les sympathies du clergé orthodoxe. Il fournit ainsi l'occasion, non de discussions si chères aux savants éthiopiens16 mais de colloques amicaux au sujet de la foi. De ces dialogues et de son assistance fréquente aux cérémonies religieuses, Justin De Jacobis comprit immédiatement qu'il ne s'agissait pas d'enseigner aux Ethiopiens de nouveaux dogmes, une nouvelle morale, une nouvelle liturgie, mais de favoriser l'union des chrétiens d'Ethiopie, de foi orthodoxe, avec les chrétiens de Rome, de foi catholique. Avec cet idéal à l'esprit, il entreprit de dialoguer avec les personnes cultivées qui seraient capables de suivre son raisonnement, à parler de la foi chrétienne en partant des Livres de l'Ecriture Sainte éthiopienne qu'ils connaissaient bien. Ainsi, avec l'aide de ses nouveaux amis, il réussit à vérifier que dans les prières de la liturgie éthiopienne18 il n'y avait rien qui pût déplaire au Seigneur. Il décida alors de laisser ceux qui le suivaient libres de pratiquer leurs dévotions, même après qu'ils eussent adopté la foi catholique. Il laissa aux prêtres la liberté de célébrer en utilisant leurs livres liturgiques tels qu'ils sont sans apporter de modifications19, sans demander - chose importante - qu'ils fussent de nouveau ré-ordonnés selon le rite latin. Le cardinal Guglielmo Massaia, qui désapprouvait le comportement de Justin De Jacobis en matière de rite et osait le critiquer ouvertement, écrivit alors ce qui suit:

« La population de Gwala, qui s'est déclarée tout entière catholique en même temps que son clergé en charge de l'église de saint Jean, continue à assister aux cérémonies de ses prêtres, les croyant validement ordonnés. Nous avons été obligés de tolérer provisoirement cet abus et de les laisser dans leur bonne foi encore quelque temps »20.

G. Massaia avait reçu l'ordre de conférer deux ordinations sacerdotales en rite latin à condition que les prêtres demeurent de rite éthiopien. Et lorsque, en 1847, il se trouva à Gwala même, sur la demande de Justin De Jacobis il ordonna secrètement plus de dix prêtres dans une petite chapelle21. C'est ainsi que nacquit le clergé catholique de rite éthiopien: c'était un des résultats du dialogue de notre saint Justin De Jacobis.

Les missionnaires, que ce soit ceux qui ont exercé, que ce soit ceux qui exercent encore leur activité en Ethiopie, peuvent se départager entre disciples de Justin De Jacobis et disciples de Massaia, et sont favorables ou opposés au rite éthiopien. Il est triste de constater que, en conséquence de cette division, les catholiques de l'unique Église Catholique Éthiopienne sont divisés en partisans du rite éthiopien et partisans du rite latin. Et c'est très embarrassant. Encore plus embarrassant de savoir, que certains évêques catholiques européens de rite latin, membres de la Conférence Épiscopale Éthiopienne, n'ont pas eu honte, en février 1986, de présenter à la même Conférence un projet prévoyant la création d'une « liturgie adaptée au peuple éthiopien » et basée sur un mélange des deux liturgies préexistantes, la latine et l'éthiopienne22. Etant donné que les promoteurs de la création de ce rite hybride ne connaissent pas la langue liturgique éthiopienne, il n'est pas facile de comprendre comment ils ont pu juger un rite qu'ils ne connaissent pas.

Justin De Jacobis et les us et coutumes de l'Ethiopie

Comme j'y ai fait allusion précédemment, Justin De Jacobis, qui voulait éviter autant que possible, de provoquer du scandale en Éthiopie chrétienne, décida de respecter les us et coutumes du pays, à l'exception de ceux qui seraient clairement en opposition avec l'enseignement évangélique. Je pense donc utile de faire une brève allusion à certaines de ces coutumes, mais uniquement à titre d'exemples, pour faire mieux comprendre l'importance de la décision de Justin.

1. Tabous alimentaires

De même que la tradition relative à l'histoire civile et religieuse de l'Éthiopie est liée aux contenus historiques de la Sainte Écriture, de la même manière les antiques tabous alimentaires de l'Éthiopie chrétienne ne diffèrent pas de ceux qu'expose l'Ancien Testament, et plus précisément de ce que l'on trouve dans le livre du Lévitique, au chapitre 1123. Il s'agit de restrictions très sévères observées avec beaucoup de zèle par les chrétiens orthodoxes éthiopiens et érythréens et qui, en ligne générale, correspondent à celles observées par les hébreux. Elles sont très fidèlement respectées et pas uniquement afin d'éviter de violer les lois judaïques. Les motifs sont au nombre de deux et sont étroitement liés entre eux. La première raison, c'est que les Ethiopiens sont très fiers de leurs propres traditions et n'oseraient jamais violer l'un quelconque des tabous alimentaires transmis à travers les siècles de génération en génération et qui sont profondément enracinés dans le cœur et l'esprit de chaque chrétien éthiopien et érythréen. Et si quelqu'un, dépassant ses propres blocages psychologiques - éventuellement avec l'aide de la culture occidentale - réussissait à manger ce qui est interdit par la tradition, il se verrait progressivement exclu de la vie communautaire du village, ce qui signifierait la destruction totale de l'individu en tant que membre de la société au sein de laquelle il vit.

Le second motif, je dirais le principal, est dû à la position doctrinale traditionnelle de l'Église Orthodoxe d'Éthiopie. En effet, elle est d'avis que rien ne peut être ajouté ou abrogé de ce qui a été établi dans la Sainte Écriture et dans les trois premiers Conciles œcuméniques. Et donc, elle ne pense pas qu'aucune des lois du Pentateuque puisse être abrogée par le Nouveau Testament. Dans son affirmation, elle déclare que Jésus est celui qui a donné tant la Loi à Moïse que les clés à saint Pierre, qui a dit « je ne suis pas venu abolir la Loi et les prophètes mais les mettre en pratique24», qui a dit en outre « je n'ai rien apporté qui contredise la loi ancienne25». Il est donc possible que Justin De Jacobis ait été informé par les savants éthiopiens devenus ses amis et ses disciples que, pour les Ethiopiens de culture traditionnelle, il est impossible d'être chrétien sans observer les lois de Dieu exposées tant dans l'Ancien Testament que dans le Nouveau, telles qu'elles sont, sans aucune révision ni modernisation26.

2. La viande d'animaux égorgés par les musulmans

L'histoire d'Éthiopie est caractérisée par un affrontement constant entre chrétiens et musulmans, par les conversions forcées des deux parties, et par la destruction des églises et des mosquées. Et un des tabous alimentaires présents en Éthiopie concerne, pour les chrétiens, la consommation de viande d'animaux égorgés par les musulmans, et pour les musulmans, celle de viande d'animaux égorgés par les chrétiens. Ce tabou, observé aujourd'hui encore par les deux parties, constitue un témoignage vivant des rapports difficiles passés et présents entre les disciples des deux religions dans cette région de l'Afrique. Les conséquences pour qui n'observe pas ce tabou sont très graves, en ce sens que tout le monde croit fermement que manger la viande d'animaux égorgés par les musulmans équivaudrait, pour un chrétien, à l'acceptation de l'Islam et vice-versa. J'ignore ce qui se passe lorsqu'un musulman, devenu chrétien pour avoir violé ce tabou, se repent et retourne à sa foi originaire; pour un chrétien devenu musulman pour avoir consommé de cette « viande musulmane », au contraire, l'Église éthiopienne, ne pouvant rebaptiser, a recours au rite de la réconciliation: elle fait réciter sur le coupable repenti des lectures et des prières, tout en procédant à des aspersions et des onctions exactement comme on fait pour les renégats revenant de l'Islam au Christianisme28. Justin De Jacobis nous explique lui-même la raison pour laquelle il est absolument interdit aux chrétiens de consommer cette « viande musulmane » et aux musulmans de consommer de la « viande chrétienne ». Il écrit, dans son Journal:

« Un chrétien ne donnerait jamais le coup mortel, par exemple à une vache ou à un mouton, ou à quelque autre animal dont il veut se nourrir, sans avoir d'abord invoqué le nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, un seul Dieu. En somme, le chrétien abyssin ne tue jamais un animal sans faire profession de foi en la Trinité des Personnes Divines en Dieu. De même que le musulman, de son côté, tue toujours en disant « il n'y a pas d'autre Dieu qu'Allah, et Mohammed est son prophète », ce qui veut dire que l'égorgement d'un animal en vue de s'alimenter de sa chair est considéré comme un acte de religion, comme une profession de foi, comme une espèce de sacrifice; de sorte qu'il n'est permis à personne d'autre d'y participer s'il n'est pas de la même foi »29.

Il faut noter que, en Éthiopie chrétienne, quiconque mange indifféremment de la viande tuée par les chrétiens ou les musulmans est considéré comme une personne sans foi aucune. Ainsi les protestants et même certains compagnons de Justin De Jacobis qui mangeaient de n'importe quelle viande sans se préoccuper de savoir par qui l'animal avait été égorgé, étaient considérés comme des gens sans foi aucune. À ce sujet, Justin De Jacobis lui-même nous a transmis par écrit ce que lui avaient dit les prêtres et les moines éthiopiens de Tara-Emni, dans le Saraya:

«[…] une nouvelle génération d'hommes blancs est apparue parmi nous qui n'est ni chrétienne, ni musulmane, qui n'est pas non plus païenne: ceux qui se sont demandé à quelle religion ils appartiennent ne te répondent jamais: `C'est la religion de Dieu', et pendant ce temps ils mangent indifféremment la chair des animaux tués tant par les chrétiens que par les musulmans»30.

Justin De Jacobis avait donc bien compris qu'une religion enseignée par quelqu'un qui est considéré comme un homme sans aucune foi religieuse, ne serait acceptée en Éthiopie, ni par les chrétiens orthodoxes, ni par les musulmans. En fait, quand il apprit que les habitants de l'Akkélé Guzay, dans l'actuelle Érythrée sud-orientale, étaient scandalisés de voir le P. Biancheri manger indifféremment de la viande égorgée soit par des chrétiens soit par des musulmans, il fut attristé et se jugea obligé d'en écrire à Rome pour demander comment il devait résoudre ce grave problème. Il reçut alors une lettre qui imposait aux missionnaires l'interdiction de manger de la viande égorgée par les musulmans. A la suite de quoi, le P. Biancheri, qui n'était pas d'accord avec Justin, non seulement sur la question de la viande, mais encore sur l'attitude à adopter dans les relations avec le clergé orthodoxe, demanda et obtint la permission de se séparer de notre Saint et d'aller travailler dans les zones habitées par les musulmans31.

3. Justin De Jacobis et le jeûne

Il est bien connu que les Éthiopiens ont une foi vive et solidement enracinée. En témoignent vigoureusement les nombreuses pratiques religieuses comme, par exemple, les jeûnes fréquents, longs et rigoureux, qu'ils observent avec tant de ponctualité, des jeûnes qu'il n'est pas facile d'observer. Il est nécessaire de souligner que le jeûne éthiopien consiste non seulement à éviter de manger tout ce qui est produit par les animaux, comme les laitages, les œufs et la viande, mais aussi à ne rien prendre avant 15.00 heures. La Messe elle-même, les jours de jeûne, n'est jamais célébrée avant cette heure tardive33.

Justin de Jacobis, comme on le sait, ne jouissait pas d'une bonne santé. Malgré cela, pour éviter de susciter des scandales34, il entreprit d'observer tous les jeûnes y compris ceux prévus pour l'Église latine35. Alors, vu qu'il lui était très difficile à la fois de mener une activité apostolique et d'observer tous les jeûnes, on lui accorda, sur sa demande, la dispense des jeûnes latins: il n'eut à observer que les jeûnes éthiopiens36.

4. Le divorce

Nous avons affirmé précédemment que Justin De Jacobis a observé tous les us et coutumes de l'Éthiopie, à l'exception de ceux qui étaient en opposition avec l'enseignement évangélique. Le divorce est, certainement, un de ceux que Justin combattit toujours.

Parmi les populations éthiopiennes de langues amharique et tigréenne de religion chrétienne-orthodoxe, le divorce existe immémorialement, du fait qu'en Éthiopie et en Erythrée chrétiennes il existe deux types de mariage: le mariage civil et le mariage religieux. Le mariage civil est célébré pendant le banquet nuptial devant tous les invités, avec témoins et garants, en présence du père spirituel de la famille naissante. Il s'agit d'un mariage qui est un vrai contrat au sens propre du terme, passé par un pacte entre deux lignées, pacte qui est annullé uniquement par un nouveau mariage. Ce genre de mariage peut être dissous.

Le mariage religieux, est au contraire indissoluble. Il est contracté, habituellement, à l'église, et l'union est consacrée par la communion eucharistique des deux époux. Le lien matrimonial ainsi consacré est le plus rigide que connaissent l'Éthiopie et l'Erythrée de religion christiano-orthodoxe et il ne peut être dissous avec la même facilité que l'autre. En fait, il exige de la part des époux un comportement plus rigoureux. C'est pourquoi le mariage religieux est choisi par les laïcs, habituellement, lorsque deux époux ont vécu longuement ensemble unis par un lien matrimonial ordinaire.

Le mariage est, aux yeux de Justin De Jacobis, c'est évident, un et indissoluble. C'est la position que notre Saint n'a jamais cessé de soutenir, soit en privé soit en public. Et dans le gadele, c'est-à-dire dans la biographie de notre Saint écrite en langue amharique, citée ici plus d'une fois, nous pouvons lire l'épisode suivant qui fit grand bruit. Quand les catholiques de la zone d'Adigrat, dans l'actuelle Éthiopie nord-orientale, se multiplièrent, Justin de Jacobis, n'ayant pas à sa disposition suffisamment de personnel pour affronter le problème de l'instruction religieuse, décida de prendre une personne renommée pour sa vaste culture religieuse et de lui confier l'enseignement de la religion. Ayant appris que, à Tara-Emni , dans le Saraya, il y avait un maître connu du nom de Mébréq Welde Sellassié, il le fit appeler à Gwala, dans l'Agamié, à quelques kilomètres d'Adigrat, vers l'est, où Justin avait fait construire le premier séminaire de l'Eglise catholique éthiopienne de rite éthiopien, et il l'engagea pour un salaire annuel fixe. Ce Mébreq Weldé Sellassié qui, alors qu'il vivait à Gwala, avait épousé en secondes noces une femme du poste, embrassa la foi catholique. Quand Justin entendit dire que le maître était déjà marié à une femme amhara lorsqu'il vivait à Dambeya, dans le Beghemeder, lui dit que le mariage, selon l'enseignement de l'Evangile, était un et indissoluble et que, pour vivre chrétiennement, il était nécessaire de renvoyer la seconde femme. Alors le maître suivit le conseil de Justin: il renvoya la seconde femme pour vivre seul en lui garantissant, toutefois, le paiement des sommes nécessaires à l'entretien des enfants. Ce fait remplit de stupeur et de perplexité tout le monde37.

Je voudrais maintenant conclure mon intervention en citant quelques phrases prononcées par quelques-unes des personnes ayant combattu le Saint non pour sa conduite, mais pour sa foi catholique, foi qui menaçait de remplacer la religion orthodoxe comme religion d'État.

1) L'empereur Teodoros II, qui voulait unifier l'Éthiopie sous une seule couronne et une seule foi, la foi orthodoxe, dit à propos de Justin De Jacobis : « Si j'avais eu avec moi l'abouna Yaqob, j'aurais facilement réussi»38. Et après l'expulsion décidée par le même Teodoros (1855-1868) de Justin De Jacobis de Gondar, qui était alors la capitale de l'Ethiopie, alors qu'il expédiait l'abouna Salama enchaîné sur une montagne pour qu'il y reste prisonnier, lui dit: « C'est toi, l'Égyptien, qui m'as brouillé avec mon ami l'abouna Yaqob »39.

2) L'abouna Salama III, ami des protestants et grand ennemi de Justin de Jacobis, dit : « Yaqob tsadeq néw hathiatun ayshesheghem » (Justin De Jacobis est un homme juste, il ne cache pas ses péchés »40

3) Les orthodoxes qui le connurent de près mais n'embrassèrent pas la foi catholique, parlant de Justin De Jacobis, dirent: Haymanotou kefou nat endji megbarus melkam nat `sa foi est mauvaise, mais sa conduite est bonne'»41.

4) Ahmed Ara, chef des musulmans qui, pendant quatre jours escortèrent le corps de Saint Justin De Jacobis d'Aligadé, en passant par Adi-Kayeh et Massawa, jusqu'à Hebo, dans l'Akkélé Guzay, violant ainsi la tradition islamique qui interdit de transporter un cadavre de chrétien, donna l'ordre tant aux habitants et nomades Asawerta de religion islamique qu'aux voyageurs chrétiens orthodoxes de porter le cercueil jusqu'à Hébo. Et il ajouta: « Yom ténésta débré tsedeq wameskayomou lanadayan walaghefuan. `Aujourd'hui s'est écroulée la montagne de la vérité, le refuge des pauvres et des marginaux.'»42.

Quand j'étais jeune étudiant de philosophie, un jour le regretté professeur Cornelio Fabbro nous dit: « Si les missionnaires avaient suivi la méthode des communistes, aujourd'hui tout le monde serait catholique ». Dans la même ligne, je dis que si les missionnaires qui ont exercé leur activité dans notre pays avaient suivi la méthode et l'art du dialogue de saint Justin De Jacobis, aujourd'hui toute l'Éthiopie serait déjà devenue catholique.»

(Traduction: FRANÇOIS BRILLET, C.M.)

* Né en Éthiopie, Professeur de langue et littérature amharique à l'Institut Universitaire Oriental, Naples. Il a écrit divers ouvrages et articles sur la culture éthiopienne et théologue.

1 Les Éthiopiens ont adopté pour leur pays ce nom d'Éthiopie, poussés qu'ils étaient par le désir de lui attribuer les nombreuses références à l'Éthiopie que l'on peut trouver dans la Bible, dans le but d'exalter chez eux le sentiment national. C'est même en se basant sur les récits bibliques que les Éthiopiens affirment, par exemple, que la monarchie éthiopienne fut d'origine divine, en tant que descendant de David, le roi d'Israël, à travers la légendaire reine de Saba et le roi Salomon, qui auraient engendré Menelick 1°(cf. Premier Livre des Rois 10: 1-13).

2 C'est l'année où le Christianisme a perdu sa position favorable de “religion d'Etat” par la main des militaires révolutionnaires qui s'étaient emparés du pouvoir. Note personnelle F.B.: et qui tentèrent, en vain semble-t-il - mais « il est plus facile de sortir du marxisme », disait un prêtre polonais, « que de le faire sortir de nos têtes » - l, de le remplacer de force par l'idéologie marxiste. C'est un épisode de l'histoire éthiopienne que j'ai personnellement vécu.

3 Pour comprendre la chose, il suffit de se rappeler les pélerinages que faisaient les chrétiens d'Éthiopieen Palestine et la formation de communautés éthiopiennes dans le bassin méditerranéen, de Jérusalem au Liban, à Chypre, à Rome, pélerinages et communautés qui ont contribué à maintenir pendant des siècles les contacts culturels avec l'Occident et le Moyen Orient.

4 Pour comprendre la chose, il suffit de se rappeler les pélerinages que faisaient les chrétiens d'Éthiopieen Palestine et la formation de communautés éthiopiennes dans le bassin méditerranéen, de Jérusalem au Liban, à Chypre, à Rome, pélerinages et communautés qui ont contribué à maintenir pendant des siècles les contacts culturels avec l'Occident et le Moyen Orient.

5 Diario, p. 406-407.

6 Journal, p. 79. Il faut souligner que ce discours a été écrit en langue amharique, comme le déclare en note le même Journal. En substance, le texte italien et le texte amharique sont les mêmes, mais il y aussi quelques différences: par exemple, le texte amharique ne dit pas « la porte » mais « la bouche » ; de même il ne dit pas « il a planté »  mais « il a fait demeurer, habiter ». De toute manière j'ai préféré citer non le texte amharique mais le texte italien parce que je pense que ce dernier rend mieux ce que Justin De Jacobis voulait dire. Pour le texte amharique voir Gadla Abuna Yaqob (manuscrit inédit), p. 162. Remarque personnelle (F.B.): je crois pouvoir deviner que le verbe amharique utilisé fut « addéré », que la traduction protestante de la Bible utilise pour Jean 1,14 : « le Verbe devint chair et il a demeuré parmi nous ». Ce verbe signifie aussi « passer la nuit ». Témoin la question matinale « comment avez-vous passé la nuit?» qui se dit traditionnellement « Endémen addérou ».

7 E. Cerulli, Mazgaba hāymānot e Masehēta Lebunā, dans Scritti teologici etiopici dei secoli XVI-XVII, II, Cité du Vatican 1960: tx. P. 11; tx. P. 156, tr. P. 182.

8 Yaqob Beyene, Giyorgis di Saglā; Il Libro del Mistero (Matsehāfa Mestir), dans CSCO, Scriptores Aethiopici, TT, 89-90, première partie, Louvain 1990, ts. p. 413, tr. p. 258. [Remarque personnelle F.B.] On s'explique facilement la réaction de gens confrontés à un langage abstrait qu'ils ne comprennent pas: ils se mettent alors à soupçonner dans cette discussion une intention mauvaise. Quiconque a vécu dans des cultures différentes et a été obligé de tenter de faire passer un message aussi ardu que tout ce qui est ou philosophique ou théologique, sait fort bien le piège que représentent les mots. J'ai plus d'une fois dans ma vie essayé de faire comprendre comment nos théologiens envisagent les mystères de Dieu et je me suis heurté chaque fois à l'incapacité de comprendre les notions de « personne » et de « nature », déjà en l'homme, à plus forte raison en Dieu. On traduit presque toujours « personne » par « homme ». Même chose pour « quelqu'un » ou pour « individu ». Alors qu'il s'agit de notions terriblement différentes. Un exemple frappant est le « dialogue de sourds » permanent entre Chrétiens et Musulmans. Obsédés sexuels, les Arabes voient tout de suite l'intervention d`une femme dès qu'on parle d'un Dieu qui engendre un fils. Ils nous prennent pour des polythéistes. Quant à leur approche de la sexualité, on sait que Mahomet avait toujours, très opportunément, une apparition de l'archange Gabriel dès qu'il désirait avoir une femme de plus. On sait également que, pour un Arabe, le bonheur suprême au Paradis, c'est d'avoir autant de femmes qu'on veut.

9 Takla-Hāymānot (ābbā, d' Adwā), Gadla Abuna Yāqob, tx. Ge'ez. IIe partie, p. 29-30. Cet ouvrage, écrit par le disciple préféré de Justin, ābbā Takla-Hāymānot, d' Adwā, est encore inédité.

10 A propos des missionnaires et des scandales, Justin écrit dans son Journal : « Les missionnaires doivent se garder soigneusement d'imaginer que les Abyssins pourront être gagnés, à la manière des sauvages, par une démonstration de frivolité. Ils désirent, eux aussi, trouver, chez quiconque se présente comme ministre de la Religion, la gravité, l'érudition sacrée, et une vie exemplaire ». Voir p. 486.

11 Journal, p. 81-82.

12 Journal, p. 84

13 Takla-Hāymānot (ābbā), op. cit., tx. amharique, p. 177. Ouvrage très vaste, encore inédit.

14 G. Massaia, I miei trentacinque anni di missione nell'alta Etiopia, I, (Mes 35 ans de mission en haute Ethiopie) Milan 1885, p. 60.

15 Cela, il le disait loin des centres culturels de l'Éthiopie chrétienne; il a été missionnaire non dans l'Éthiopie chrétienne, mais dans l'Éthiopie païenne, dans l'Éthiopie de religion musulmane.

16 Justin connaissait bien ce que j'appellerais la capacité dialectique innée des Éthiopiens. En fait, il écrit, dans son Journal: « Le talent abyssin, comme celui de tous les Orientaux, les porte tout naturellement vers la dialectique: c'est sensible jusque chez les petits gardiens de troupeau ».

Aux yeux d'un Éthiopien, un discours rationnel non basé sur des textes scripturaires n'est pas un discours théologique, mais philosophique. C'est pourquoi les théologiens éthiopiens affirment que quiconque dialogue et discute de religion sans apporter en témoignage la Sainte Ecriture et les textes des Pères de l'Église ne fait rien d'autre qu'un discours de mébellet, de « veuve, de religieuse, de moinesse ». Voir I. Giuidi, Annales Johannes I, Iyasu I et Bakaffa, dans CSCO, Script. Aeth., T. V., Paris, 1905, ts. p. 82.

18 Justin De Jacobis avait un maître de liturgie, un debterā du nom de Weldé Sellassié. Voir p. 827, 843-44.

19 En 1890 à Kérèn, en Érythrée, et en 1913, à Asmara, furent publiés des missels de rite éthiopien à l'usage des catholiques éthiopiens, mais sans respecter la vraie tradition de la liturgie éthiopienne. Ces missels ayant subi des modifications, pour les adapter à la théologie classique occidentale, provoquèrent une dispute tourmentée et litigieuse.

20 G. Massaia, op. cit., I, p. 68. Pour d'autres Lettres ou écrits de moindre importance, voir vol. V, Roma 1977, p. 386, dans lesquels le rite éthiopien est qualifié du nom de « infâme avorton ».

21 Journal, p. 795

22 Habte-Mikael Kidane, L'Ufficio divino della Chiesa etiopica, in Orientalia Christiana Analecta 257, Rome 1998, p. 38, nt.8.

23 Il faut noter que la position traditionnelle des chrétiens orthodoxes d'Éthiopie correspond parfaitement à celle des chrétiens des origines. De toute façon, pour ce qui est des usages et des coutumes éthiopiennes d'origine biblique, cfr. E. Ullendorff, Ethiopia and the Bible, London 1968, et The Two Zions. Reminiscences of Jerusalem and Ethiopia, London 1988.

24 Matthieu 5, 17-18; Luc 16, 17.

25 Matthieu 5, 17.

26 C'est la raison pour laquelle l'Église Orthodoxe d'Éthiopie est d'avis qu'il est nécessaire d'observer toutes les institutions mosaïques à l'exception des quelques rares qui ont été abrogées par les Apôtres sur la base de l'autorisation qui leur a été concédée par Jésus-Christ lui-même. Pour l'Église Orthodoxe d'Éthiopie les institutions judaïques abrogées sont, par exemple: la fête des azymes, des trompettes, des épis, la condamnation à mort par lapidation, le sacerdoce lévitique, etc. Voir Yaqob Beyyene, Ghiorghis di Sagla, Il Libro del Mistero, cit., TT.97-98, Louvain 1993, ts.p. 107, tr. p. 65.

En ce qui concerne l'histoire de la lutte entre chrétiens et musulmans, on peut renvoyer à: Taddesse Tamrat, Church and State in Ethiopia, 1270-1527, Oxford 1972; J. S. Trimingham, Islam in Ethiopia, Londres 1976; J. Cuoq, L'Islam en Éthiopie des origines au XVIe siècle, Paris 1981; P.Marrassini, Lo scettro e la croce, I.U.O., Naples 1993.

28 Le rite en question est celui contenu dans le livre bien connu Metshafé-Qedar, « Livre de la purification », rédigé dans ce but.

29 Journal p. 483. Voir aussi p. 371.

30 Voir Ibidem.

31 Takla-Hāymānot (ābbā), op. cit., tx. amharique, p. 159-60, 744-45.

Pour l'Eglise Orthodoxe d'Éthiopie les jours de jeûne sont au nombre de deux cent cinquante, dont cent quatre-vingt sont obligatoires, les autres facultatifs. Voir The Ethiopian Orthodox Church, Addis Abéba 1970, p. 63-65. De toute manière, les deux cent cinquante jours de jeûne sont observés seulement par le clergé et les anciens.

33 Journal, p. 560-561. NB. Dans le Journal, il est dit, à la page 44: “La veille de Noël […] tous les Abyssins ont mangé de la viande: le lendemain, qui pour eux est jour de jeûne, à la différence de Noël, ç'aurait été un grand scandale de manger gras ». C'est certainement un lapsus. En fait, pour les Ethiopiens, la veille de Noël est jour de jeûne ; le jour de Noël, au contraire, même quand ce jour tombe un mercredi ou un vendredi, il n'y pas jeûne.

34 En Ethiopie, un moine qui n'observe pas les jeûnes ne serait pas considéré, non seulement comme un moine, mais déjà seulement comme un bon chrétien.

35 Jeûnes non seulement du mercredi et du vendredi, mais encore du samedi.

36 Takla-Hāymānot (ābbā), op. cit., tx. amharicue p. 159; tx.Ge'ez, II partie, p. 54-55.

37 Takla-Hāymānot (ābbā), op. cit., tx. amharique, p. 443-445.

38 Takla-Hāymānot (ābbā), op. cit., tx. Ge'ez, II partie, p. 49., p. 443-445.

39 Yaqob Beyyéné, Fesseha Ghiorghis, Storia d'Etiopia, I.U.O., Naples 1987, tx. p. 87, tr. p. 213.

40 Takla-Hāymānot (ābbā), op. cit., tx. amharique, p. 720.

41 Takla-Hāymānot (ābbā), op. cit., tx. amharique, p. 161.

42 Takla-Hāymānot (ābbā), op. cit., tx. Ge'ez, IIe partie, p. 87.

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