Les nouvelles Constitutions. Tradition et renouveau

Les nouvelles Constitutions

Tradition et renouveau

par Carlo Braga, C.M.

Province de Rome

L'histoire des Constitutions de la Congrégation de la Mission commence avec l'Assemblée Générale de 1968-69. Il s'agissait d'une Assemblée extraordinaire, destinée à réaliser l'aggiornamento que Vatican II avait demandé aux Instituts de Vie consacrée de mener sur la base de principes bien précis (Perfectae Caritatis, n. 2-3) tels que: claire définition du charisme comme idéal de la suite du Christ, règle suprême de la consécration, ainsi que des modalités de sa réalisation; interprétation fidèle et observance de l'esprit et des intentions spécifiques des fondateurs, des saines traditions et du patrimoine spirituel de l'Institut; participation à la vie et aux préoccupations de l'Eglise; profond renouvellement spirituel de la communauté. Le but était clair: «Il faut donc réviser convenablement les constitutions, les `directoires', les coutumiers, les livres de prières, … supprimant ce qui est désuet et se conformant aux documents du Concile». Ces principes furent par la suite mis en évidence et précisés par Paul VI dans le motu proprio Ecclesiae sanctae du 6 août 1966 (II, 12-14, 17: EV I, 852-854, 857).

Le travail n'était pas simple, et en Assemblée il fut long et, surtout en 1968-69, laborieux. Souvent sous un unique dénominateur des idéaux et des idées très différents s'opposaient. De grandes différences se manifestaient dans la façon de définir la fin de la Congrégation avec le danger de créer une certaine opposition entre l'évangélisation des pauvres, le service du clergé et d'autres activités; dans la définition de la vie fraternelle on pouvait donner une importance trop grande soit à vie communautaire soit au respect de la personne, ou bien les opposer. On devait aussi chercher un compromis, parfois lourd. Je pense à la déclaration, approuvée en 1969, qui vida de son vrai sens le choix prioritaire de l'évangélisation et de la promotion humaine des pauvres. Elle affirmait en effet que ce n'était pas là l'unique fin de la Compagnie, que c'était un critère suffisant, mais non pas unique et nécessaire dans le choix des œuvres. Ce sont des affirmations qui font réfléchir et rendre grâce pour le chemin de «conversion» qu'a vécu la Compagnie. Mais elles rendent évidentes la disparité de vues sur le terme de «tradition», sur les idées qui en découlent et sur la difficulté de les concilier.

La pause de réflexion qui eut lieu à partir de l'Assemblée de 1974 fut salutaire. Elle renvoya à six ans la présentation du texte des Constitutions au Saint-Siège, et invita la Compagnie à réfléchir sur le chemin progressivement découvert et vécu par saint Vincent, de façon à se l'approprier dans les situations d'un monde différent du sien. Des changements parmi les membres de l'Assemblée facilitèrent aussi la rédaction d'une série de «déclarations» qui ont aidé à la maturation sereine de nombreuses idées au cours des années suivantes.

L'Assemblée générale de 1980, avec de nouveaux changements de personnes et donc d'idées, forte de la réflexion et l'expérience des six années précédentes, tout en connaissant des difficultés considérables (pensons que l'article 1, qui définit la fin de la Congrégation, fut le dernier à être approuvé), put arriver à une rédaction plus équitable des règles de vie de la Compagnie.

Nous trouvons exprimé l'esprit de l'Assemblée, pour ce qui concerne la réalisation de l'aggiornamento demandé par le Concile, dans l'Introduction qui précède le texte proprement dit des Constitutions. Elle avait été conçue comme une présentation de caractère historique de la maturation de la pensée de saint Vincent par rapport à la fin de la Congrégation. L'Assemblée l'a élargie, en y incluant toute l'expérience personnelle de saint Vincent dans la fondation de la Communauté et dans le tracé de son identité spécifique. Reconnaissant le moment particulier de grâce que la Compagnie était en train de vivre, elle affirme: «Désirant sauvegarder et affirmer sa place et sa fin traditionnelles dans l'Eglise, cette Congrégation estime nécessaire de faire retour à ses origines, à l'expérience spirituelle et au dessein de saint Vincent. Elle pense pouvoir ainsi mieux distinguer son caractère propre et l'esprit de son Fondateur et y être fidèle. Elle puisera à ces mêmes sources une inspiration stimulante en vue de répondre à sa vocation, dans un souci attentif à la volonté de Dieu qui se manifeste à elle de façon particulière dans les besoins des pauvres de la société contemporaine, comme elle s'était déjà manifestée à saint Vincent». La fidélité à la tradition authentique du Fondateur est exprimée dans la pleine acceptation du n. 1 des Règles Communes, dans lequel saint Vincent indique les modalités par lesquelles la Compagnie «désire imiter le même Jésus Christ notre Seigneur… tant à l'égard de ses vertus que de ses emplois pour le salut du prochain». L'ouverture à l'adaptation apparaît dans la conclusion de l'Introduction: «C'est en ces termes que saint Vincent a légué à sa postérité spirituelle, les membres de la Congrégation de la Mission, une vocation spécifique, un genre nouveau de vie communautaire, et une fin qui stimule sans cesse, mais qu'il faut pourtant adapter perpétuellement et judicieusement, selon les temps».

Aujourd'hui la Congrégation est guidée par les nouvelles Constitutions, qui constituent le code juridique de sa vie. On a fait en sorte que les Constitutions ne soient pas seulement un simple recueil de lois, mais un instrument qui aide à vivre authentiquement l'esprit et l'idéal du Fondateur, en en reproduisant avec fidélité la doctrine et les attentes. Pour nous, la doctrine et l'idéal de saint Vincent se trouvent surtout dans les Règles Communes et dans les Conférences par lesquelles il explique lui-même la valeur et la signification de chacune des Règles. La substance, et non pas les mots, est passée dans le texte des Constitutions, elle l'en pénètre et l'interprète pour les situations nouvelles dans lesquelles nous sommes appelés à vivre. Nous devons ensuite lire et observer les Constitutions actuelles en les référant constamment aux Règles communes. Le genre littéraire et l'incidence juridique dans la vie de la communauté sont autres; mais c'est la même inspiration qui stimule notre spiritualité et soutient notre rapport à l'idéal auquel nous nous sommes consacrés.

Dresser une liste complète et systématique ou encore faire un parallèle des éléments de la tradition originelle et authentique de la Congrégation conservés dans les nouvelles Constitutions ainsi que des changements introduits sur la base des documents du Concile me semble de peu d'utilité: ce serait un exercice académique. Je pense qu'il vaut mieux souligner quelques points essentiels qui montrent la fidélité aux finalités et à la nature de la Compagnie et leur développement. En voici quelques-uns.

La fin de la Congrégation

L'un des premiers points à préciser était certainement la fin de la Compagnie. Une relecture des événements qui ont conduit à la rédaction actuelle est utile.

Dans les Règles communes, saint Vincent indique comme «fin» trois éléments concrets: travailler à sa propre perfection, évangéliser les pauvres de la campagne, aider les ecclésiastiques dans leur formation: trois «choses» concrètes, que, selon le langage du temps, il définit comme «fin». Il suit la même façon de parler dans la conférence du 6 décembre 1658: après une rapide allusion à l'exigence d'imiter le Christ en ce qu'il a fait et enseigné, surtout dans les vertus et dans les attitudes intérieures, il s'étend sur les trois aspects concrets des fins indiquées dans les Règles. La Compagnie a continué à s'exprimer comme son Fondateur.

Dans la révision des Constitutions de 1953, on ressent l'exigence d'un aggiornamento. De nouvelles situations sociales avaient conduit à de nouvelles expériences, surtout dans le domaine de l'éducation, à laquelle l'Eglise encourageait à porter attention. Certaines provinces s'étaient engagées sérieusement dans ce domaine. Tout en maintenant l'expression traditionnelle, on distingue entre fin générale, consistant à «travailler à la gloire de Dieu et à la perfection personnelle de ses membres», et fin spéciale, qui à l'évangélisation des pauvres et au service du clergé, ajoutait celle de «s'adonner à des œuvres de charité et d'éducation».

En 1968, sous l'impulsion des intuitions conciliaires, on voulut mettre en relief l'aspect de l'évangélisation et de la promotion humaine des pauvres comme caractéristique de la vocation vincentienne. Le texte des nouvelles Constitutions reprenait, de façon mise à jour, les trois «fins» énumérées dans les Règles Communes et, omettant l'ajout de 1953, il affirmait: «Par conséquent, l'évangélisation des pauvres et leur promotion humaine et chrétienne sera toujours pour elle un signe qui tiendra unis tous les membres de la Communauté et les poussera à l'apostolat» (n. 5). L'affirmation sonnait pour beaucoup comme un désaveu des œuvres créées par de grands sacrifices; elle semblait tout concentrer sur les missions, mettant au second plan les œuvres d'éducation, y compris les séminaires. On ne méconnaissait pas l'importance des missions, mais on craignait que les autres œuvres soient considérées de second ordre et que les jeunes, déjà enclins à une activité d'apostolat direct, abandonnent les œuvres de formation, y compris les séminaires. On comprend, ainsi, la déclaration qui, comme compromis, fut votée à la session de 1969.

Les Déclarations de 1974 maintenaient l'affirmation de l'évangélisation des pauvres et invitaient à une nouvelle réflexion pour approfondir la pensée de saint Vincent, et elles en indiquaient la route.

En 1980, pour maintenir la même orientation, deux affirmations des Règles communes sont surtout mises en valeur. La première, dans l'introduction, dit que la Compagnie et ses membres sont «appelés à poursuivre la mission du Christ, qui consiste surtout en l'évangélisation des pauvres»; la seconde, au n. 1, confirme que «la petite Congrégation de la Mission, avec la grâce de Dieu et dans les limites de ses faibles forces, aspire à imiter le Christ Seigneur, aussi bien dans ses vertus que dans ses ministères tournés vers le salut du prochain». Il est évident que saint Vincent a placé les trois éléments appelés «fin» dans un cadre idéal, celui de l'imitation du Christ évangélisateur des pauvres, et de cette façon il leur a donné une signification spécifique. C'est ce qu'expriment les Constitutions dans l'article qui décrit la fin de la Compagnie (n. 1). Le cadre est complet et clair quand on lit simultanément la conclusion de l'introduction et les articles 1, 2 et 18 des Constitutions. La fin apparaît comme un idéal capable de remplir et de transformer une vie. Le lien entre la figure du Christ évangélisateur et la figure du pauvre est central. Elles ont la force de traîner les communautés et chacun de ses membres à la recherche de la propre perfection par le fait de «se revêtir de l'Esprit de Jésus Christ» (RC I, 3); de les engager dans l'évangélisation des pauvres «surtout des plus abandonnés»; de former et d'amener clercs et laïcs «à prendre une part plus grande dans l'évangélisation des pauvres». C'est ce qu'a fait le Christ avec ses apôtres. Cette fin, immuable dans l'idéal, exigera un renouvellement constant dans les formes de sa réalisation: la Congrégation, attentive à l'Evangile, aux appels de l'Eglise et aux signes des temps, «aura soin d'ouvrir des voies nouvelles, d'employer des moyens adaptés aux circonstances de temps et de lieux, et de procéder à l'évaluation et à la coordination de ses activités et de ses ministères» (n. 2). Elle sera, comme saint Vincent, le bon samaritain qui, avec des moyens efficaces, ira vers les plus abandonnés pour les aider à être des auteurs de leur propre réinsertion dans la société (n. 18).

La figure du Christ

L'aspect christologique est caractéristique de la spiritualité vincentienne. Saint Vincent vit du Christ non pas comme une réalité abstraite qu'il suffit de contempler; mais comme un idéal de vie et comme une inspiration de sa propre œuvre évangélisatrice. C'est un Christ rempli de l'Esprit du Seigneur, envoyé au monde pour annoncer et réaliser le Règne de Dieu (Lc 4); un Christ uni au Père par un amour et un respect dévoué qui le porte à rechercher et à accomplir sa volonté, dans un abandon total à lui; un Christ inséré pleinement dans la réalité du monde, partie prenante des souffrances et des espérances des pauvres qu'il évangélise.

Le même Christ, il le propose à sa Communauté et il le vit dans son propre engagement: «Il est la règle de la Mission» (XII, 130). Pour ce motif son visage lui est constamment présent, afin d'inspirer les normes pratiques de la Communauté. Nous lisons dans l'introduction aux Règles communes: «Nous avons tâché, autant qu'il nous a été possible, de les puiser toutes de l'esprit de Jésus Christ, et de les tirer des actions de sa vie, comme il est aisé à voir: estimant que les personnes, qui sont appelées à la continuation de la mission du même Sauveur, laquelle consiste principalement à évangéliser les pauvres, doivent entrer dans ses sentiments et maximes, être remplies de son même esprit, et marcher sur ses pas». Chaque règle est inspirée de l'exemple ou de la doctrine du Christ. Les chapitres des maximes évangéliques, des conseils évangéliques, des pratiques de piété, des ministères de la Compagnie sont typiques. Chez saint Vincent il n'y a pas de concession au sentimentalisme ou à de pures dévotions. Doctrine et pratique sont entièrement inspirées du seul Evangile, la vraie règle de vie.

Les nouvelles Constitutions ne pouvaient pas s'écarter de l'exemple du Fondateur. Le Christ évangélisateur des pauvres (Lc 4, 18) apparaît dès les premiers numéros pour éclairer la fin de la Congrégation; son amour qui éprouve de la compassion pour les foules (Mt 8, 2) inspire et guide l'activité apostolique; son appel aux apôtres pour en faire des évangélisateurs des pauvres soutient la vie fraternelle; l'exemple pousse à la pratique des conseils évangéliques; l'union au Père et la recherche de sa volonté dans l'accomplissement de la mission éclairent la prière; l'exemple du bon pasteur inspire la conduite de celui qui est appelé à guider les confrères et les communautés dans l'accomplissement de leur vocation.

Ce sont seulement ici quelques éléments qui indiquent le souci des rédacteurs des nouvelles Constitutions de maintenir vivant l'aspect christologique dans la vie et dans l'activité de la Compagnie. Cela sera plus vivant et plus efficace, si la lecture et la pratique des Constitutions est éclairée par une lecture parallèle et complémentaire des Règles Communes.

L'Eglise

Á côté du Christ, l'Eglise, dans laquelle le Christ se manifeste et par laquelle il continue à réaliser sa mission, se trouve spontanément placée. Nous ne pouvons pas attendre des affirmations sensationnelles sur l'Eglise chez saint Vincent: son ecclésiologie était celle, plutôt limitée, du Concile de Trente. Nous pouvons cependant relever chez lui un sens clair et une préoccupation particulière de la communion ecclésiale.

On y trouve avant tout le sens de l'appartenance à l'Eglise. Dans le n. 18 du chapitre II des Règles communes, il écrit: «…cette petite Congrégation de la Mission [a été] suscitée en l'Eglise pour s'employer au salut des âmes, principalement du pauvre peuple des champs». En lisant ces paroles en langage moderne, on note spontanément la conscience d'appartenir à l'Eglise à travers un charisme spécifique qui permet de participer à sa mission.

De ce prélude découlent des applications concrètes. La communion avec l'Eglise universelle doit s'exprimer par une obéissance «fidèle et sincère» au Pape (RC V, 1); la communion avec l'Eglise locale passe par l'humble obéissance «selon notre Institut» (RC V, 1), c'est-à-dire dans le respect de l'exemption propre de la Compagnie, mais en pleine dépendance de l'Evêque pour l'exercice des différents ministères. C'est pour cela que saint Vincent souligne la nécessité d'avoir l'autorisation de l'Evêque pour les confessions (RC XI, 3) et pour la prédication des missions (RC XI, 5) et qu'il veut que les missionnaires demandent la bénédiction des curés au commencement des missions (RC XI, 6). Il impose des actes d'obéissance aux lois ecclésiastiques, mais il exprime aussi sa conscience de communion ecclésiale.

Les constitutions, à la suite des documents conciliaires, peuvent utiliser un autre langage, plus précis que celui du XVIIe siècle. En vertu de la communion dans le mystère trinitaire (C 20) la Compagnie se sent d'Eglise et elle s'y exprime par son charisme particulier (C 3). Elle s'applique à elle-même avec raison l'affirmation de Paul VI pour l'Eglise (Evangelii nuntiandi, n. 14) ressentant que «d'une manière particulière, pour elle la charge d'évangéliser est sa grâce et sa vocation propre et l'expression de son identité la plus profonde» (C 10). Des affirmations de principe découlent des engagements pratiques précis: l'attention aux appels les plus urgents de l'Eglise (C 2), la collaboration étroite avec les évêques et le clergé diocésain (C 3 § 2), l'insertion de son apostolat dans les plans pastoraux de l'Eglise locale (C 13), l'acceptation du magistère de l'Eglise comme guide de sa formation et de sa vie (C 78 § 3). En conformité avec sa tradition, elle assume un engagement significatif, celui du soin et de la formation des laïcs. En plus de l'assistance spirituelle aux groupes laïcs qui dérivent de saint Vincent (S 7), la Compagnie s'engage à la formation des laïcs, selon son charisme et l'esprit de son Fondateur, donc à les éduquer au sens, à l'amour et au service engagé du pauvre, et à la promotion de la justice sociale. Un élément nouveau est la préparation des laïcs aux ministères laïcs nécessaires à la communauté chrétienne, et à la collaboration active avec les prêtres (C 15). Le souffle ecclésial est évident et il est orienté au-delà des limites de sa vie interne.

Le sens de l'Eglise et l'amour envers elle veulent se manifester surtout dans l'engagement traditionnel à aider le clergé dans sa formation, mais avec la nuance actualisante de le préparer à «prendre une part plus grande à l'évangélisation des pauvres» (C 1, § 3), faisant du pauvre un choix prioritaire de son ministère. Les formes de service du clergé ne sont plus celles du temps de saint Vincent. Mais elles restent une part de nos activités, peut-être la plus importante et la plus absorbante, qu'il faut étudier et formuler selon des expressions totalement neuves, en partant d'une profonde amitié avec les prêtres et d'une participation à ce qu'ils vivent.

Le Pauvre

A côté de Jésus Christ, comme pôle d'attraction de ses idéaux et de sa vie, saint Vincent a toujours mis le pauvre. Son chemin spirituel a été éclairé par la découverte du pauvre, par la participation à ses souffrances, par l'anxiété d'aller à la rencontre de tant de misères que la Providence mettait sur ses chemins. Cela a été une ouverture progressive au souffle de l'Esprit, et la communication du fruit d'une expérience qui a grandi comme une semence dans un terrain fécondé par la grâce. Le pauvre paysan de Gannes a été seulement un point de départ. Beaucoup d'autres pauvres se sont ajoutés à lui; ils ont absorbé les soins de Vincent et augmenté l'élan de sa Congrégation, ils l'ont étendu, mûri, agrandi et conservé actuel. Dans la conférence sur la fin de la Compagnie (6 décembre 1658), aux paysans à évangéliser Vincent ajoute beaucoup d'autres catégories, qui étaient en continuelle augmentation à cause des conditions sociales: elles aussi rentrent dans la famille de ceux qui font l'expérience de sa charité.

Ce n'est pas la peine de tenter une synthèse de sa pensée, ou de son engagement. Nous les connaissons. Je les résumerai par ces paroles tirées d'une lettre au P. Alméras (8 décembre 1649) rapportées par Collet dans sa vie du saint: «Les pauvres, qui ne savent où aller, ni que faire, qui souffrent déjà, et qui se multiplient tous les jours, c'est là mon poids et ma douleur» (Vie de saint Vincent, vol. I, livre V, éd. 1748, p. 479). Ce sont des paroles très actuelles, qui ont encore la force de faire réfléchir et de faire s'engager face à la globalisation de la pauvreté. Je ne crois pas que saint Vincent les renierait aujourd'hui.

Demandons-nous: comment la Communauté y répond-elle, quels sont les engagements que les Constitutions lui proposent?

Durant le Concile on a beaucoup parlé «d'Eglise des pauvres». Cette expression courrait le danger de devenir une mode. Mais elle ne pouvait pas manquer d'interpeller la Congrégation de la Mission, dans la relecture de son patrimoine spirituel, pour la faire entrer dans ses programmes, dans ses efforts de renouvellement. Quelques points peuvent suffire à résumer et à exposer les lignes que la Congrégation se propose.

De la même façon que l'Eglise, la Congrégation de la Mission se propose comme idéal qui éclaire et concrétise sa fin, l'évangélisation des pauvres à l'exemple du Christ qui les a évangélisés et qui, par elle, continue aujourd'hui sa mission (C 1, 10, 12, 18). Ce sont des pauvres qui ne sont pas renfermés dans une catégorie sociale définie, mais seulement dans celle des «plus abandonnés». C'est un programme affirmé et réalisé aussi par d'autres communautés religieuses, mais il est particulièrement significatif pour la Congrégation de la Mission: il naît de ses racines mêmes.

L'évangélisation que la Compagnie veut accomplir sera inspirée par un amour «compatissant et efficace (C 6). Saint Vincent parlait d'amour affectif et d'amour effectif. Il s'agit de porter l'Evangile, la Bonne Nouvelle de la venue du Règne de Dieu, mais on ne doit pas omettre de s'engager pour le rendre effectif. Il s'agit d'aimer en actes et en vérité.

Cela demande une préparation: apprendre à connaître les causes de la pauvreté et la façon de s'y opposer; connaître, aimer et accepter le pauvre; faire du service du pauvre la motivation de la consécration (C 28-39) et de la vie fraternelle une préparation et un soutien à la mission (C 19, 25, 2°); porter le pauvre dans la prière et transformer le service en prière, en unifiant étroitement prière et travail apostolique (C 42-44); vivre «une certaine participation à la condition des pauvres (C 12, 3°). Ce programme est l'objet et le fruit aussi bien de la formation dans tout son déroulement, y compris la formation permanente (C 78, 85), que du contact progressif et effectif avec la réalité des pauvres: c'est une évangélisation des pauvres en se laissant évangéliser (C 12, 3°).

Le service des pauvres ne doit pas consister seulement à réconforter et à assister dans les menues nécessités. Il comporte un engagement sérieux, avec des associations spécifiques, à la défense des droits de l'homme et à la promotion de la justice sociale (C 18, 78).

On comprend pourquoi la Congrégation ne doit pas se contenter de l'engagement communautaire et personnel de ses membres; elle doit étendre à ceux qu'elle approche dans son ministère, prêtres et laïcs, la connaissance et l'amour pour le pauvre et le goût de son service (C 1, 2°, 3°; 15 etc…). Le feu doit flamber et se propager, parce que l'amour se diffuse, il est inventif jusqu'à l'infini.

Un dernier point à souligner. Le service doit être aussi une formation pour ceux qui en sont les bénéficiaires: les pauvres. Les mots employés au n. 18 des Constitutions sont significatifs; ils invitent à agir «pour eux et avec eux». La charité doit secourir, mais elle doit aussi former la personne à être acteur de sa propre promotion.

Ce ne sont que quelques points. Mais ils soulignent fidèlement les exigences les plus vives et les plus urgentes de l'enseignement du Concile (par ex. dans Gaudium et spes) et du magistère qui suivra. On y entrevoit un domaine vaste et renouvelé, sur lequel s'ouvre notre tradition. Son exploitation demandera préparation, inventivité et courage.

La vie fraternelle et la prière

La vie fraternelle en commun a toujours été un élément caractéristique des Instituts de vie consacrée, très estimé des fondateurs. La charité, le partage, l'exemple et l'édification mutuelle étaient destinés à soutenir l'effort commun pour vivre la consécration et la prière, et pour témoigner de la fécondité de l'Evangile.

Saint Vincent a voulu pour sa Congrégation, depuis le début, la vie fraternelle en communauté comme expression de charité, mais surtout comme préparation et soutien du travail apostolique. Les membres de la Congrégation, doivent vivre ensemble, prier, travailler, partager toutes les réalités de la vie comme des «amis très chers». Cela devenait visible surtout dans le ministère des missions: la clé de la maison laissée chez le voisin est devenue proverbiale. Avec le temps, les tensions qui naissaient des exigences d'une vie commune à la maison et d'une vie d'apostolat continuel n'ont pas manqué. Aussi pour la Congrégation de la Mission s'est fait sentir la nécessité d'une révision et de précisions.

Le Concile Vatican II, dans Perfectae caritatis au n.15, a sur la «vie en commun» des affirmations très génériques, qui partent des textes traditionnels des Actes pour exalter la charité. Seule la dernière partie fait allusion à la valeur de la vie fraternelle par rapport à l'apostolat.

La Congrégation de la Mission, en révisant ses Constitutions, a voulu récupérer les principes et les valeurs que saint Vincent avait laissés à sa famille spirituelle. Dans le chapitre VIII des Règles, concernant les relations entre nous, nous ne trouvons pas de grands principes doctrinaux par rapport à la charité, à la communion et à la collaboration. Les Conférences en sont plus riches. L'Assemblée générale, grâce à un travail minutieux, les a réunis et reproposés. Je les parcours à nouveau très brièvement.

Le numéro fondamental est celui qui ouvre le chapitre (C 19): «Saint Vincent a rassemblé dans l'Eglise des confrères qui s'appliqueraient à l'évangélisation des pauvres en une nouvelle forme de vie commune. Car la Communauté vincentienne est organisée de façon à élaborer l'activité apostolique, à la soutenir et à la seconder constamment. C'est pourquoi tous et chacun, solidement établis dans la communion fraternelle, cherchent à atteindre, en le renouvelant, l'accomplissement de la mission commune». Les mêmes concepts reviennent aussi au n. 21. La nouveauté vincentienne se trouve dans la fraternité non seulement de la vie, mais de l'apostolat.

Le fondement de cette communauté est la communion trinitaire dans sa dimension missionnaire (C 20), selon une image résolument vincentienne. L'animation est donnée par la charité, concrétisée dans la pratique des cinq vertus, qui conduit à la joie de l'aide fraternelle, à la coresponsabilité de la collaboration, au respect des personnes et des opinions des autres mais jusqu'à la correction fraternelle et à la réconciliation, à la création du milieu humain et spirituel exigé par notre vie (C 24).

La réalisation de cet idéal demande le don total de nous-mêmes et de ce que nous possédons: don que la communauté doit valoriser et accroître par l'attention aux aptitudes et aux initiatives personnelles ainsi que par leur développement, en faisant tout contribuer à raviver la communion et le travail apostolique (C 22).

Chaque personne est unique par ses qualités et par sa mission. On peut dire la même chose des communautés locales: chacune est «une cellule vivante de la Congrégation entière» qui contribue, dans son individualité, au bien de la Congrégation tout entière. Leur vie et leur formation seront donc individuelles, dans la nécessaire unité, afin qu'elles vivent plus authentiquement les valeurs de la fin, de l'apostolat, de la prière, et de la fraternité (C 23, 25).

Porter un regard sur la vie fraternelle en communauté, et sur son incidence sur toute la vie de la Congrégation demande que l'on fasse référence au chapitre sur la vie de prière. Je le fais en rappelant, sans commentaires, le n. 42 des Constitutions. Il unit bien les différents aspects de la vie de la Communauté: «Grâce à la prière, l'insertion de notre apostolat dans le monde, la vie commune et l'expérience de Dieu se compénétrent les unes les autres et s'unissent dans la vie du missionnaire. Dans la prière, en effet, la foi, l'amour fraternel et le zèle apostolique se renouvellent constamment; car, dans l'action, l'amour de Dieu et du prochain se révèle effectif. Ainsi, par l'union étroite de la prière et de l'activité apostolique, le missionnaire se fait contemplatif dans l'action et apôtre dans la prière».

Les chapitres des Constitutions sur la vie fraternelle et sur la prière vont bien au-delà des indications schématiques conciliaires et, je dirais, des Règles communes elles-mêmes. Ils entrent dans le vif de l'esprit et de la doctrine de saint Vincent, et ils offrent un cadre riche de couleur et de fond qui éclairent toute la vie de la Compagnie.

L'organisation

Le fil qui a guidé notre chemin nous a conduit à relire les chapitres des Constitutions qui contiennent surtout des principes et des orientations doctrinales. Cependant ils tendent à la vie et ils s'appliquent à l'organisation de la Communauté, dans le cadre d'un nécessaire renouvellement de structures et de formes. Déjà le Concile avait lancé ce défi à l'Eglise, en ouvrant la réflexion sur le chapitre de l'inculturation et de l'adaptation. Cela signifie arriver à exprimer les richesses cachées dans les différentes cultures et dans la croissance de l'esprit humain, tout en demeurant uni aux éléments essentiels et immuables. Le défi, à travers l'Eglise, rejoint aussi les communautés religieuses et nous.

Je voudrais attirer l'attention sur trois aspects, de principe et pratiques, qui peuvent avoir des incidences importantes sur la vie et sur les structures de la Communauté: la participation et la coresponsabilité, l'adaptation, la décentralisation.

L'élargissement de la participation et la coresponsabilité comportent le droit, le devoir et la possibilité pour tous de coopérer au bien de la communauté apostolique et de participer à son gouvernement de façon active et responsable (C 96 et 98). Nous pouvons en voir les applications pratiques, par exemple, dans la désignation des supérieurs provinciaux (C 124) et des supérieurs locaux (C 130), dans les Assemblées générales (C 139) et provinciales (C 146), ou dans la participation aux élections ou la présence de toute la communauté locale aux assemblées domestiques (C 147); dans les conseils (S 74); dans la formulation des projets locaux (C 27). Tous doivent se sentir impliqués dans les décisions où tous sont concernés, par un apport personnel et responsable.

L'adaptation tend à surmonter l'uniformité monolithique et parfois mortifère de potentialités vivantes et productives. Déjà saint Vincent insistait sur le concept d'uniformité plus comme consonance de sentiments que comme identité d'usages et de règlements. Nous voyons les applications pratiques d'une adaptation dans la vie de l'Eglise, ne serait-ce que dans le domaine de la liturgie.

Dans les Constitutions, les points indiqués sont significatifs. La façon d'observer la pauvreté évangélique, sur la base des diverses exigences des lieux doit être étudiée par les assemblées provinciales (S 18). La vie fraternelle de la communauté, les formes de prière sont nécessairement sujettes à la recherche et aux exigences de chaque communauté, pour être constructives et efficaces. La formation elle-même, tout en respectant l'unité fondamentale, doit répondre à la culture de chaque endroit, aux situations et aux exigences des personnes à former. Les directoires de caractère général, les décisions des assemblées, seront toujours sujets à des travaux d'adaptation locale pour devenir efficaces.

La décentralisation tend à reconnaître le pouvoir de décision des corps périphériques dans le cadre de la coresponsabilité. Nous le voyons dans l'Eglise avec la constitution des Conférences épiscopales nationales et régionales ou par le passage aux évêques de pouvoirs qui auparavant étaient centralisés

L'expression la plus évidente est le pouvoir des Assemblées provinciales d'établir des normes pour le bien commun de la Province (C 143); le droit des provinces à juger quelles formes d'apostolat elles doivent adopter, pour assurer leur insertion dans l'Eglise locale (C 13), etc.

Ce sont toutes des expressions de changements entrées dans la pratique et dont nous ne percevons plus de façon évidente la signification de nouveauté. Elles devraient être repensées de façon vigoureuse pour les rendre plus incisives dans la vie de nos communautés.

* * *

Saint Vincent aimait dire que les Règles Communes provenaient de l'Esprit de Dieu, qu'elles étaient inspirées de Jésus Christ, qu'elles ne contenaient rien qui fût différent de la doctrine de l'Evangile. Leur observance, donc, aurait attiré des grâces toujours nouvelles sur la Compagnie.

Comme les Règles Communes, les nouvelles Constitutions elles aussi sont le fruit d'attente, de prière, de souffrance, d'espérance. En elles aussi se trouve la présence de l'esprit évangélique, de la personne de Jésus, de l'amour de l'Eglise, de la Communauté, des pauvres. Trois Assemblées Générales et toutes les communautés y ont travaillé. Tous ont alors perçu le passage de l'Esprit qui redonnait vie à la Compagnie, la guidant dans la redécouverte de ses valeurs originelles et fécondes. À vingt ans de distance il faut ranimer l'espérance et aviver la capacité de regarder au loin dans la lumière de Dieu.

(Traduction: JEAN LANDOUSIES, C.M.)

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