La face obscure de la Mission Vincentienne

LA FACE OBSCURE DE LA MISSION VINCENTIENNE

John P. Prager, cm

La vocation vincentienne est missionnaire par nature (1). La véracité de cette déclaration ne repose pas sur le fait qu'un certain nombre d'entre nous prêchent des missions paroissiales ou vont missionner en terres étrangères. Ces ministères spécifiques découlent de l'esprit missionnaire dont Vincent de Paul a vécu et qu'il a insufflé et partagé avec sa famille. Il y a ici en jeu quelque chose de plus fondamental: nous sommes missionnaires parce que l'appel à suivre le Christ Evangélisateur des pauvres exige toujours une réponse missionnaire.

Notre tradition a apprécié l'idéal missionnaire pendant plus de trois siècles. Cet idéal a été comme canonisé dans nos Règles et autres documents. Les saints et héros de la Communauté qui nous ont été proposés comme modèles ont été des missionnaires. Néanmoins, sauvegarder cet esprit missionnaire de saint Vincent a souvent été un véritable combat. Et cette tension incessante indique une réalité qui est fréquemment signalée en passant mais rarement examinée en profondeur, à savoir que la vocation missionnaire est difficile.

Peut-être idéalisons-nous le but et oublions-nous les problèmes de fond impliqués dans le processus qui conduit à devenir des missionnaires? Est-il possible que nous supposions que la bonne volonté de ceux qui se destinent au service des pauvres peut suffire pour donner naissance à de bons missionnaires? Si nous négligeons d'aborder les réalités de l'expérience missionnaire, cet élément du charisme se retirera à l'arrière-plan.

Dans cet article, je me propose de livrer quelques réflexions simples au sujet de la mission vincentienne et de sa face obscure, que l'on pourrait appeler aussi "son côté ombre".

1. La vocation vincentienne missionnaire: suivre Jésus parmi les exclus.

Lorsque Jésus dit aux membres de la famille vincentienne: "Venez et voyez !", Il leur adresse cet appel de l'extérieur de la société. Il nous invite à l'accompagner dans le monde des pauvres et des damnés de la terre. Il nous met au défi de devenir les frères et soeurs de ceux qui ont été broyés par le système et qui ont été éliminés de la marche du monde moderne vers le progrès.

Suivre Jésus est une démarche missionnaire parce qu'elle conduit à quitter notre place à l'intérieur de la société pour en prendre une autre au milieu des exclus économiques et sociaux (2). Cela correspond à un libre choix par lequel nous voulons faire nôtre le monde des pauvres. Nous franchissons les barrières de races, de classes, de cultures et de conditions sociales pour vivre l'Evangile avec les plus abandonnés. Le Missionnaire cherche à vivre et à aimer dans un domaine qui ne lui est pas d'abord familier, en se faisant le porte-parole de la miséricorde de Dieu parmi ceux à qui il n'a pas été témoigné de miséricorde (3).

Ce qui est considéré ici est plus qu'un exercice intellectuel qui nous permettrait de nous considérer comme missionnaires tout en gardant nos distances par rapport aux pauvres. Ce n'est pas davantage une activité dont nous nous acquittons envers les pauvres, tout en nous retirant le soir dans notre autre monde. C'est plutôt comme un carrefour essentiel qu'il nous faut traverser pour faire des pauvres notre vie et notre travail.

Trois points caractérisent la vocation missionnaire (4): l'insertion, l'inculturation et la nouvelle évangélisation.

Insertion (5).

Sainte Louise réprimanda un jour un groupe de Soeurs qui hésitaient à se soumettre aux privations que les pauvres endurent chaque jour (6). Elle savait que, au pays des pauvres, nous risquons de devenir des touristes si nous n'adoptons pas quelque chose de leur style de vie.

Entrer dans le monde des pauvres, cela signifie abandonner derrière soi beaucoup de choses que l'on a possédées dans notre monde d'abondance. Cela équivaut à choisir librement de vivre dans les limites que les pauvres n'ont pas choisies. Pouvons-nous créer des îlots de luxe relatifs et néanmoins faire entendre une parole crédible au sujet de notre vie avec les pauvres?

Plus important encore: qu'arrive-t-il à un missionnaire qui refuse de renoncer à son bien-être? Saint Vincent a déclaré que, si nous ne vivons pas tout bonnement dans la simplicité, nous pouvons dire adieu aux pauvres (7).

Il voulait dire que, si nous acceptons que notre attachement à notre façon habituelle de vivre nous éloigne des besoins et des préoccupations des pauvres, nous ne deviendrons jamais des missionnaires.

Il est probablement vrai que nous ne serons jamais pauvres comme le sont les pauvres. Il ne s'ensuit pas cependant que nous devions chercher à être de la bourgeoisie comme des gens de la bourgeoisie. Si nous voulons réellement planter notre tente avec les victimes de la pauvreté, nous devons vouloir renoncer au moins à une partie de notre sécurité.

Inculturation (8).

Même quand un missionnaire ne se déplace dans l'espace qu'en franchissant quelques pâtés de maisons, son voyage vers les pauvres est un véritable bond à travers une énorme diversité: des réalités différentes prévalent et d'autres valeurs dominent. Le langage peut être ou ne pas être le même; mais le nouveau contexte change le sens des mots. Bref, le missionnaire pénètre dans une nouvelle culture (9).

Nous nous approchons des pauvres avec nos propres expériences, avec nos valeurs et nos soucis personnels. Cependant le monde semble différent, vu du point de vue sous-jacent de l'histoire. Etre missionnaire signifie entrer dans un nouveau milieu avec une attitude d'ouverture et de respect. Il faut suspendre son jugement jusqu'à ce que l'on soit capable de saisir les véritables significations cachées dans les expressions qu'utilisent les gens.

L'inculturation demande une sensibilité particulière, une vue du monde qui n'est pas familière et une volonté de dialoguer avec ce monde en vue d'apprendre. L'histoire des missions à l'étranger déborde d'exemples d'agents pastoraux qui ont cherché à imposer leur vérité. La fausse prétention que nous avons de savoir ce qui est le meilleur ou de posséder le seul vrai chemin qui mène à Dieu peut encore se rencontrer dans notre mission auprès des pauvres. On entend encore des phrases comme: porter le Christ aux pauvres. Saint Vincent, au contraire, rappelait à ses disciples que la vraie religion se trouvait chez les pauvres (10). Il souhaitait que ses missionnaires fussent bien conscients du fait que Dieu parle et agit différemment dans le contexte où vivent les pauvres.

Nouvelle Evangélisation (11)

Jésus, le Missionnaire du Père, est venu évangéliser les pauvres. Il connaissait mieux que quiconque les "mauvaises nouvelles" qui ruinaient la vie des gens. Par ses paroles et ses actes, il se mit à la recherche des moyens de proclamer l'amour de Dieu à la face du Mal.

Si la mission auprès des pauvres doit vraiment être "Bonne Nouvelle", le concept d'évangélisation doit comporter une démarche qui aille bien au-delà d'une simple catéchèse. L'évangélisation n'est pas tellement la transmission d'une doctrine: elle est davantage ouverture à la présence du Royaume de Dieu. Elle est le processus au terme duquel quelqu'un se laisse saisir par l'amour libérateur de Dieu et devient capable de coopérer avec cet amour (12).

La nouvelle évangélisation ne consiste pas seulement en techniques pastorales dernier cri. Elle est un changement radical qui va à la découverte de nouvelles possibilités d'évangélisation dans la situation toute transformée du monde moderne. Elle n'est pas nouvelle dans le sens qu'elle rejetterait et condamnerait l'ancienne évangélisation. Elle conserve la tradition de la communauté chrétienne et de la mission de Jésus. Mais elle commence dans le nouveau contexte d'aujourd'hui.

Ce n'est pas ici le lieu de développer tout ce que cela entraîne pour notre ministère. Je signale cependant quelques-uns des éléments qui pourraient trouver place dans la nouvelle évangélisation:

- un ministère qui soit plus d'accompagnement que de direction (13);

- un style pastoral qui facilite la participation des Laïcs (14);

- l'option pour les pauvres (15);

- l'attention aux réalités sociales, politiques et économiques ( 1 6 ) ;

- le développement de petites communautés chrétiennes (17);

- l'enseignement de la Théologie et de l'écoute de la Parole de Dieu dans la

perspective des personnes concernées (18).

2.La face obscure de la Mission.

Suivre Jésus missionnaire comporte un grand risque. L'inculturation, l'insertion et la nouvelle évangélisation impliquent que l'on jette par-dessus bord beaucoup de ce qui est habituel, pour se lancer dans l'inconnu. Cette expérience, alors qu'elle peut être un chemin de salut, est aussi une route où l'on peut se blesser douloureusement. Un psychologue pourrait sans doute expliquer la dynamique intérieure concernée dans tous ces passages. Je préfère décrire simplement l'expérience ( 1 9 ) .

Lorsque survient le désengagement à l'égard des cadres de vie habituels et que les points de repère rassurants qui donnaient de la stabilité viennent à disparaître, l'insécurité devient la compagne normale du missionnaire. L'exigence de renoncement au passé et le désir simultané de s'y cramponner produisent une lutte qui va en s'amplifiant. Les anciennes façons de penser ne paraissent plus très adaptées et la nouvelle situation semble encore impénétrable. Un sentiment de trouble résulte de l'impression que l'on a de ne plus être en harmonie avec le milieu environnant.

Des doutes et une certaine confusion s'ajoutent ordinairement à l'insécurité comme composante de l'expérience missionnaire. Une partie de ces réactions relève de l'incertitude relative au monde nouveau où l'on est entré. Que se passe-t-il ici? Qu'est-ce que cela signifie? Pourquoi les choses se déroulent-elles ainsi? Tout cela, ce sont des questions... normales.

A un autre niveau, et de façon beaucoup plus pressante, des doutes personnels et une sorte de déroute se manifestent. La confiance en soi peut être sérieusement ébranlée lorsque les façons privilégiées de penser et d'agir sont remises en question. Puis-je vraiment rendre service ici? Suis-je capable de faire ceci ou cela? Dois-je consacrer ma vie à ces personnes? Tout cela en vaut-il la peine? Parfois ces interrogations amènent en surface des questions plus fondamentales: Qui suis-je? Comment suis-je en relation avec les autres et avec Dieu? Des quantités de questions s'imposent et très peu de réponses immédiates se présentent d'elles-mêmes.

L'inquiétude, l'irritation et un sentiment d'abandon sont trois impressions que le missionnaire connaît bien. Le trouble et l'insécurité engendrent de fortes réactions. Lorsque les structures internes et externes qui ont déterminé la vie dans le passé changent, habituellement le malaise et le chagrin s'installent.

Parfois l'entrée dans la sphère de l'inconnu provoque une anxiété générale. D'autres fois, la peur se localise davantage autour d'expériences et de situations concrètes. L'impact créé par une sensation de perte crée un sentiment de vulnérabilité. Abandonner les lieux, les choses, les personnes ou les façons de penser et d'agir qui servaient d'ancre dans le passé place le missionnaire dans une position précaire d'affrontement avec le monde, sans qu'il puisse disposer de beaucoup de ressources qui lui permettraient de réagir efficacement.

Souvent l'emportement entre en scène en même temps que la peur. Mille agacements mineurs et la frustration constante que provoque l'impression de ne pas comprendre peuvent devenir enrageants. De grands ou petits affrontements tournant autour du fait de savoir s'il est exact ou faux de faire les choses provoquent une réponse irritée. Celle-ci s'extériorise parfois en direction de l'entourage. Elle peut aussi se tourner vers l'intérieur lorsque l'on est envahi par l'exaspération que fait naître un flot incessant d'expériences non souhaitées. Même Dieu, de temps à autre, reçoit son explosion de colère pour nous avoir mis dans cette situation.

Alors que le missionnaire sort d'un monde et se dispose à entrer dans un autre, il rencontre l'isolement. Même lorsqu'il est entouré de nombreuses personnes, la présence de ces dernières ne diminue en rien le sentiment de solitude. En fait, ceux qui l'entourent peuvent lui faire croire qu'il est un étranger. Les anciens amis ne sont plus en mesure d'apporter leur aide ou bien parce qu'ils sont partis au loin ou bien parce qu'ils ne comprennent pas très bien l'expérience vécue. Même Dieu semble être absent ou ne pas écouter.

Le côté obscur de la mission provoque de nombreuses réactions. Personne ne se réjouit d'avoir à l'affronter. Un prompt repli vers la sûreté et la sécurité est toujours une forte tentation. Certains abandonnent complètement le projet. D'autres essaient de vivre dans les deux mondes en même temps sans pouvoir vraiment se dégager du passé. Un petit nombre se réfugient dans le refus. La plupart dressent leurs défenses, au moins pour un temps. Malheureusement, aucune de ces réponses ne se révèle efficace pour l'entrée dans la mission. Elles peuvent fournir une échappatoire à l'expérience et une défense contre les sentiments dérangeants. Mais, finalement, elles ramènent au point où l'on avait commencé.

Il y a pourtant des chemins qui, à travers l'obscurité, conduisent à la lumière. Dans la section suivante, j'aimerais en signaler quelques-uns.

3.La conversion: passage de l'obscurité à la lumière

La conversion de saint Vincent a été l'expérience-modèle de la vocation vincentienne. Il trouva sa voie en quittant son propre monde et en entrant dans le monde des pauvres (20). Il nous a ainsi donné l'espérance que l'expérience missionnaire est le chemin qui conduit à la sainteté, à la joie et à la paix. Si nous considérons son cheminement plutôt que le résultat final, la conversion de Vincent est encore plus éclairante. Comme nous, il a eu à se battre avec le côté ombre de la mission auprès des pauvres. Il a hésité devant les appels. Sa tentation première a été de chercher son bien-être personnel et sa sécurité. Il lui fallut plus de dix ans avant d'en arriver finalement à opter en faveur des pauvres (21).

Saint Vincent découvrit, en dernière analyse, qu'il n'existe pas de moyen de suivre Jésus dans le service des pauvres tout en échappant aux exigences difficiles de cette vocation. Il a dû trouver sa voie à travers les obscurités. Cela continue à être le défi pour les missionnaires qui s'engagent auprès des pauvres aujourd'hui. Comme notre Fondateur, nous devons rechercher les mesures pratiques qui nous permettront de manoeuvrer à travers les difficultés de la mission. J'aimerais suggérer quelques attitudes et activités possibles et, aussi, utiles.

Se connaître soi-même

Chacun apporte à la mission une histoire personnelle, avec ses faiblesses et ses points forts. Au cours de notre vie, nous développons une structure psychologique fondamentale qui donne son orientation à la façon dont nous entrons en relation avec les expériences de la vie et les autres personnes. La connaissance de mon identité (Qui suis-je?) et de mes façons de réagir (Comment est-ce que je me comporte?), particulièrement face à des situations stressantes, est indispensable avant l'entrée dans la mission auprès des pauvres. Une claire connaissance des défenses personnelles, des tendances et des ressources intérieures permet à chacun de préserver ses orientations et de prendre des mesures positives tout en évitant les pièges graves.

Outre une connaissance générale de soi-même, il faut aussi être au courant de la façon dont on réagit à sa situation particulière. Personne n'aime s'attarder à considérer des sentiments troublants, des faiblesses, la douleur. Et cependant il deviendrait impossible d'adopter des mesures positives si l'on ne reconnaissait pas honnêtement, pour l'affronter, cet aspect de l'expérience.

Avoir un guide

Parlant de la vie spirituelle, Thomas Merton dit qu'il est insensé de pénétrer seul dans l'obscurité (22). Cela peut s'appliquer également à la vie missionnaire. Pouvoir compter sur la sagesse et l'expérience d'un mentor ou d'un directeur spirituel a une valeur incalculable. Le simple fait d'avoir quelqu'un qui nous accompagne et nous écoute suffit souvent pour nous rendre capables de clarifier la situation. De plus, l'opinion objective d'un guide expérimenté peut aussi bien confirmer des orientations positives que signaler des impasses ou des résistances.

Vivre en communauté

La communauté existe pour la mission. Cela en arrive à être plus qu'un axiome souvent répété lorsque l'on se plonge dans le monde des pauvres. La vision partagée, la présence et l'exemple d'autres personnes qui se sont consacrées à la même mission deviennent des appuis essentiels. Les structures formelles d'une communauté donnent de l'assurance et de la stabilité au milieu du changement. Plus important encore: la multitude de moyens simples qu'utilisent les membres d'une communauté pour se faire part de l'attention, de l'intérêt mutuel et de la confiance, dans les situations banales de la vie quotidienne, sont des signes qui montrent clairement que l'on n'est pas seul dans ce monde nouveau où l'on s'est aventuré .

Avoir des amis.

C'est annoncer une évidence que de rappeler que l'amitié est une expérience humaine irremplaçable. Chacun a besoin d'aimer et d'être aimé. Le missionnaire n'en est pas exempt. Au coeur du changement, du détachement et de la solitude, on a besoin de savoir qu'il y a des gens que nous intéressons et qui se soucient de nous. On doit pouvoir s'attendre à ce que des amis nous aiment assez pour écouter le récit de nos expériences et essayer de les comprendre. Il est important de rester en lien avec des amis qui nous aideront. L'idéal serait de prendre le temps de leur faire visite. Mais, si l'éloignement ou les exigences du ministère rendent le déplacement impossible, le courrier et les appels téléphoniques restent d'autres moyens pratiques pour entretenir l'amitié.

Créer un espace personnel

La tension constante pour s'adapter, essayer de comprendre et procéder à des changements requiert une dépense de temps et d'énergie considérable. Au bout d'un moment, la tension sape les capacités. Une initiative raisonnable est alors de prendre un temps personnel pour se détendre. Des distractions, l'exercice, de petites promenades, la tenue d'un journal personnel, la lecture ou quelque autre activité délassante peuvent aider à sauvegarder l'équilibre.

Toutes les suggestions ci-dessus sont des moyens très bien admis pour se comporter au cours de n'importe quel passage ou changement. L'appel à la mission est aussi une vocation chrétienne qui a des ramifications théologiques et spirituelles. La tradition vincentienne nous offre une grande variété de ressources en ce domaine. La spiritualité vincentienne est une spiritualité pour la mission et l'apostolat (23). La plupart des conférences et des lettres de saint Vincent furent adressées à des hommes et des femmes qui étaient sur le point d'entreprendre leur mission auprès des pauvres ou qui cherchaient à la développer (24). Je voudrais simplement signaler ici quelques points d'insistance recueillis dans notre tradition.

Attitude d'humilité et d'ouverture

L'ouverture et l'humilité rendent possible l'insertion aussi bien que l'inculturation missionnaires. En l'absence d'une préparation à accepter de nouveaux modes de penser et d'agir, il n'y a pas d'accès possible au monde des pauvres. Cela demande un certain effort pour garder l'esprit ouvert et vouloir apprendre. C'est pourquoi l'humilité marche avec l'ouverture, la main dans la main. Ceux qui pensent qu'ils ont déjà toutes les réponses et que leur façon de faire est la seule bonne ne pourront jamais accompagner les pauvres. L'humilité aide à écouter les gens et leurs expériences car elle crée une attitude d'estime de l'autre.

Attitude de mortification et de souplesse

Certaines personnes ne deviennent jamais missionnaires parce qu'elles ne se décident pas à renoncer à tout. Elles posent tant de conditions avant d'être capables de laisser ou d'emporter tant de bagages (quand elles se mettent en route !) qu'elles sont irrécupérables pour n'importe quelle entreprise pratique. La mortification missionnaire est la volonté de renoncer à sa sécurité pour suivre Jésus. Elle est l'esprit de sacrifice qui rend quelqu'un capable d'être assez souple pour souffrir avec les pauvres.

Simplicité et transparence des motifs

La principale motivation de la mission vincentienne est de suivre le Christ Evangélisateur des pauvres. Lorsque quelqu'un découvre la réalité de cette mission, et spécialement ses éléments plus obscurs, d'autres alternatives se présentent à l'esprit. La simplicité de pensée garde comme première considération la raison originelle de la mission. Lorsque des sentiments désagréables et des expériences négatives accroissent l'attrait qui pousse vers une autre route, la simple transparence ou l'honnêteté nous aident à faire des choix qui soient en harmonie avec l'option missionnaire (25).

Douceur

Les pauvres portent de lourds fardeaux. Chaque jour ils ont affaire à des institutions glaciales et à des gens au coeur dur. Seule la douceur peut ouvrir la porte qui ouvre sur leur monde. Si un missionnaire fait preuve d'insensibilité, la porte lui restera solidement fermée. La douceur est une attitude qui se traduit en une foule de gestes: effort de compréhension des soucis des pauvres, volonté de les accompagner sans leur imposer d'exigences ni leur poser de conditions, acceptation de ce à quoi l'on n'est pas habitué, compassion à l'égard des faibles. Même le missionnaire le plus doux peut avoir à faire l'expérience de la contradiction et de l'emportement. L'esprit de douceur incite à trouver des moyens sensés de dominer sa colère.

Zèle évangélique

Bien que le missionnaire doive faire attention aux réactions des personnes et bien qu'il ait besoin lui aussi de support, le but de l'évangélisation ne doit pas être perdu de vue. On entre dans la mission pour placer ses talents, son énergie, sa créativité et son temps au service des pauvres et du Royaume de Dieu. Le missionnaire qui ne détourne pas son regard de ses nécessités personnelles pour le porter vers celles des pauvres sera finalement découragé. Le zèle aide à accepter les défis envisagés par la volonté de vivre l'Evangile dans de nouvelles situations. Il incite le missionnaire à rechercher les moyens de surmonter obstacles et échecs. Il donne naissance au désir d'évangéliser les pauvres et d'être évangélisé par eux.

Prière

L'inspiration principale pour la mission vincentienne est une relation approfondie avec le Christ Missionnaire que l'on rencontre parmi les plus pauvres et les plus abandonnés. Comme la présence de Jésus n'est pas évidente d'elle-même mais qu'elle a, en ce cas, une sorte de qualité sacramentelle, seule la foi permet de voir au-delà de la laideur qui marque tellement la vie des pauvres. Cette foi peut en réalité être mise à l'épreuve par le côté désagréable de la mission. Cela est particulièrement vrai si nous nous attendons à trouver Dieu dans la beauté, la puissance ou des expériences chaleureuses et pleines de paix. "Où se trouve Jésus au milieu de toute cette pauvreté et de cette souffrance?": voilà une question qui n'est pas tellement inhabituelle ! C'est une des raisons pour lesquelles la prière est si importante: elle nous rend sensibles à la présence de Dieu dans les pauvres.

L'appel à la mission est une invitation à partager la vie du Christ avec les pauvres. La prière est le moyen d'écouter les appels concrets de cette vocation. Dans la prière le Christ interroge ou soutient notre réponse missionnaire. Il nous donne ainsi une occasion de vider notre coeur au sujet des expériences journalières de la mission. Sans prière, la mission ne peut plus avoir son centre en Jésus et le missionnaire tourne en rond, ne réagissant aux événements que sous le seul éclairage de ses lumières personnelles. L'absence de prière est la meilleure recette de désastre pour soi-même et pour les pauvres.

Conclusion. L'intuition fondamentale de saint Vincent pourrait être reformulée comme la conviction que, si nous ouvrons notre vie aux pauvres, Dieu s'introduira dans la place et nous conduira au salut. Personne, et certainement pas les saints, n'oserait dire que cette vocation est un chemin facile vers la joie et le bonheur. Le côté ombre de la mission est un fait incontournable. Mais cela ne doit provoquer aucun désenchantement à l'égard de la mission, ni aucune répugnance à accepter les fardeaux que peut entraîner l'ouverture d'une vie aux pauvres. Tout cela est le prix qu'il faut payer pour être disciple. Cela constitue la participation vincentienne à la Mort et à la Résurrection du Christ.

C'est un message d'espérance qui a rendu les membres de la famille vincentienne capables de faire face au côté obscur de la mission et de trouver leur immense bonheur dans le service des pauvres.

(Traduction: Emile Toulemonde, cm)

(1) Seules les Filles de la Charité, paraphrasant la Constitution Ad Gentes de Vatican II (n_ 2) dans leur Constitution (2,10), font explicitement cette déclaration. Cependant, celle-ci peut s'appliquer aux autres branches de la famille vincentienne.

(2)Ibañez, JM., "Identidad de la Misión Vicenciana" in Misión Vicenciana y Evangelización de los Hombres de Hoy, (Salamanca: CEME, 1987), p. 181-212.;

Bastiaensen, A., "Breves Apuntes en torno al Carisma y la Espiritualidad Vicencianos y Nuestra Conciencia Misionera", CLAPVI No. 68 (1990) p. 229-237.

(3)Sobrino J., The Principle of Mercy: Taking the Crucified people from the Cross, (NY: Orbis, 1994).

(4) Une grande partie de ce qui suit a été inspirée par de récents ouvrages de missiologie. Ces études sont destinées à des missionnaires travaillant à l'étranger. Cependant beaucoup de thèmes abordés semblent pouvoir s'appliquer à la mission vincentienne auprès des pauvres.

Bellagamba A., Mission and Ministry in the Global Church, (NY: Orbis, 1992).

Bosch D., Transforming Mission: Paradigm Shifts in Mission Theology, (NY: Orbis, 1991).

Burrows W., Redemption and Dialogue: Reading "Redemptoris Missio" and "Dialogue & Proclamation", (NY: Orbis, 1993).

Comblin J., The Meaning of Mission, (NY: Orbis, 1977).

Flanagan P, ed., A New Missionary Era, (NY: Orbis, 1979).

Jenkinson, W. & H. O'Sullivan, eds., Trends in Mission, (NY: Orbis, 1991).

Santos A., Teología Sistemática de la Misión, (Estella: Verbo Divino, 1991).

Scherer, J. & S. Bevans, eds, New Directions in Mission & Evangelization 2: Theological Foundations, (NY: Orbis, 1994).

Senior, D. & C. Stuhlmueller, The Biblical Foundations for Mission (NY: Orbis, 1984).

(5) Pour plus de détails sur l'insertion, consulter:

Bonk J., Missions and Money: Affluence a Western Missionary Problem, (NY: Orbis, 1991)

Cussianovich A., Religious Life and the Poor, (NY: Orbis, 1979).

Maccise C., Espiritualidad de la Nueva Evangelización, (Mexico: CTR, 1991)

(6)Sullivan L., ed. & trans., Spiritual Writings of Louise de Marillac, (Brooklyn: New City, 1991), p. 391.

(7) Coste P., ed., St. Vincent de Paul: Correspondance, Entretiens, Documents, (Paris: 1925), XI, 79. This work will be cited as SV.

(8) Pour plus de détails sur l'inculturation, consulter:

Arbuckle A., Earthing the Gospel: An Inculturation Handbook for Pastoral Workers, (NY: Orbis, 1990).

Shorter A., Evangelization and Culture, (London: Chapman, 1994). Shorter A., Toward a Theology of Inculturation, (NY: Orbis, 1992).

(9) Le mot "culture" signifie ici un ensemble de symboles, de récits, de légendes et de règles de conduite qui orientent une société ou un groupe dans les domaines de la connaissance, de l'affecLivité et du comportement à l'égard du monde dans lequel vit cette société ou ce groupe.

Cité dans Shorter, a., Toward a Theology of Inculturation, p. 4.

(10) SV. XII, 170-171 and 200-201.

(11)

Boff L., New Evangelization, (NY: Orbis, 1992).

Bravo C. "Las Tentaciones de la Nueva Evangelización," Christus (Mexico), No. 643 (1991), p. 24-33

Trigo, P., "Criterios de la Nueva Evangelización," Christus (Mexico), No. 643 (1991), p. 14-23.

(12) Il me semble que ceci est le sens plus vaste de l'évangélisation contenu dans Evanlelii nuntiandi de Paul VI.

(13) Pour plus de détails au sujet du ministère, consulter:

Boff C., Comó Trabajar con el Pueblo, (Bogotá: Codecal, 1992).

Sofield, L. & C. Juliano, Collaborative Ministry, (Notre Dame: Ave Maria Press, 1987).

(14) Pour plus de détails sur la participation des Laïcs, voir:

Doohan L., The Lay-Centered Church, (Minneapolis: Winston,1984).

Kinsler FR., Ministry by the People, (NY: Orbis, 1983).

Rademacher W., Lay Ministry: A Theological, Spiritual & Pastoral Handbook, (NY: Crossroad, 1991).

Whitehead, JD & EE., The Emerging Laity: Returning Leadership to the Community of Faith, (NY: Doubleday, 1988).

(15) Pour plus de détails sur l'option pour les pauvres, voir:

Gutiérrez, G., The Power of the Poor in History, (NY: Orbis, 1981)

González-Carvajal, L., Con los Pobres Contra la Pobreza, (Madrid: 1994)

O'Brien J., Theology and the Option for the Poor, (Collegeville: Liturgical Press, 1992).

Pope S., "Proper and Improper Partiality and the Preferential Option for the Poor", Theological Studies (1993), p. 242-271.

Sobrino, J., The True Church and the Poor, (NY: Orbis; 1984).

(16) Pour plus de détails sur les communautés chrétiennes de base, voir:

Azevedo, M., Basic Ecclesial Communities in Brazil, (NY: Orbis, 1987)

Nickoloff, J., "Church of the Poor: The Eccleslology of Gustavo Gutierrez", Theological Studies (1993), p. 512-535.

Torres, S. & J. Eagleson, eds., The Challenge of Basic Christian Communities, (NY: Orbis, 1981).

(17) Pour plus de détails sur les dimensions sociales de la foi, voir:

Casaldáliga, P. & JM Vigil, Political Holiness: A Spirituality of Liberation. (NY: Orbis, 1994).

Dorr, D., Option for the Poor, (NY: Orbis, 1988).

Haughey, J., The Faith That Does Justice, (NY: Paulist, 1977).

Holland, J. & P. Henriot, Social Analysis: Linking Faith and Justice, (NY: Orbis, 1986).

Sobrino, J., Spirituality of Liberation: Toward Political Holiness, (NY: Orbis, 1987).

(18) Pour plus de détails sur la lecture de la Bible et la théologie, consulter:

Bevans, S., Models of Contextual Theology, (NY: Orbis, 1991)

Boff, L. & C. Boff, Introducing Liberation Theology, (NY: Orbis, 1986).

Mesters, C., Defenseless Flower: A New Reading of the Bible, (NY: Orbis, 1984) .

Schreiter, R., Constructing Local Theologies, (NY: Orbis, 1988).

(19) Une introduction utile à ce thème peut se trouver en Bridges, W., Transitions: Making Sense of Life's Changes, (Reading, Mass: Addison-Wesley, 1980).

(20) Je ne suis pas d'accord avec Brémond et ceux qui prétendent que saint Vincent est allé aux pauvres parce qu'il était un saint. Il me semble que c'est exactement le contraire qui est vrai.

(21) Quelques études sur la Conversion:

Corera, J., "La noche oscura de Vicente de Paúl," in Diez Estudios Vicencianos, (Salamanca: CEME, 1983), p. 13-40.

Ibáñez, J.M., Vicente de Paúl y los Pobres de su Tiempo, (Salamanca, 1976), p. 207-228.

Renouard, J., and others, "La Experiencia Espiritual del Señor Vicente y la Nuestra," in Vicente de Paúl y la Evangelización Rural, (Salamanca: CEME, 1976), p. 125-168.

(22)Merton, T., New Seeds of Contemplation, (NY: New Directions, 1961), p. 194-196; also Contemplative Prayer, (NY: Doubleday/Image, 1969), p. 36-37 & 92-93.

(23) Pour plus de détails sur la spiritualité vincentienne, voir:

Coluccia, G., Espiritualidad Vicenciana, Espiritualidad de la Acción, (Salamanca, CEME, 1979).

Ibáñez, JM., La Fe Verificada en el Amor, (Madrid: Paulinas, 1993).

Ibáñez, JM., Vicente de Paul: Realismo y Encarnación, (Salamanca: Sigueme, 1982).

Maloney, R., The Way of Vincent de Paul: A Contemporary Spirituality in the Service of the Poor, (NY: New City, 1992).

McKenna T., Praying with Vincent de Paul, (Winona, MN.: St. Mary's Press, 1994).

Prager, JP., "Reflections on the Renewal of Vincentian Spirituality," Vincentiana (1981), p. 366-383.

(24) Cela montre la difficulté qu'il y a à faire de la spiritualité vincentienne une étude de l'histoire des idées. Bien que cela puisse être pratique pour des buts d'étude ou de recherche, cela n'apporte rien à l'expérience vincentienne. La vocation vincentienne, et la spiritualité vincentienne qui la soutient, n'a pas jailli d'une idée que saint Vincent aurait trouvée chez d'autres et qu'il aurait adaptée. Il paraît plus exact de dire que Vincent a fait l'expérience de Dieu dans la personne des pauvres et qu'il a utilisé les idées des autres pour comprendre et articuler son expérience.

En termes de spiritualité vincentienne contemporaine, je pense que des moyens mettant au goût du jour les thèmes du Fondateur ne suffisent pas. La tâche consiste plutôt à développer les moyens de découvrir Dieu dans les pauvres aujourd'hui et de continuer la mission.

(25) Les voeux, spécialement le voeu de stabilité, ont le même sens dans la tradition vincentienne. Ils sont des moyens de soutenir la fidélité à la mission. Grâce aux voeux, chacun garde présente à l'esprit l'option vincentienne fondamentale du service des pauvres.