Le sacerdoce vincentien en tant que missionnaire. Essai composé pour le 400ème anniversaire de l'ordination de S. Vincent

Le sacerdoce vincentien en tant que missionnaire

Essai composé pour le 400ème anniversaire de l'ordination de S. Vincent

Par Robert Maloney, C.M.

Supérieur Général

Jésus est LE prêtre du Nouveau Testament. Pas d'autre sacerdoce que le sien. «Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie», nous dit Jésus, «personne ne va au Père si ce n'est par moi1». C'est Lui La Parole Incarnée de Dieu, qui nous révèle le Père en Sa personne. C'est Lui qui offre le sacrifice «une fois pour toutes2», comme le rappelle l'auteur de la Lettre aux Hébreux. C'est lui qui guide le troupeau. «Je suis le berger3». «Je suis la vigne4». «Je suis la porte5». «Je suis la lumière6». «Je suis le vrai pain descendu du ciel. Celui qui mange mon corps et qui boit mon sang vivra pour toujours7». Tout sacerdoce ministériel8 est participation au sacerdoce de Jésus.

Une fois ceci dit, j'en ai fini avec les points les plus fondamentaux du sacerdoce. Sa qualité de service du Royaume et de l'Eglise en tant que signe du Royaume, sa source et son modèle est la vie de Jésus, Sa mort et Sa résurrection.

Cet article est une tentative en vue de situer la vision vincentienne du sacerdoce dans un cadre théologique et de tirer quelques conséquences du modèle de sacerdoce qu'il a choisi.

Variété des modèles

Du fait de sa richesse, le sacerdoce, comme tous les mystères, se révèle à nous à travers un large éventail de figures. Vatican II l'analyse sous trois titres traditionnels: enseignement, sanctification et gouvernement.9 Dans un commentaire du Concile, écrit 25 ans après sa clôture, Avery Dulles présente cinq modèles de prêtrise10: clerc, pasteur, président, messager et serviteur. Puis, reconnaissant que tous ces modèles font référence aux fonctions des prêtres et se rendant compte de l'insuffisance de toute approche fonctionnelle, il esquisse un modèle schématique, qu'il qualifie de «représentatif», jugeant que le prêtre dans chacune de ses fonctions représente le Christ en tant que tête du corps11.

Dans une conférence donnée en 1995, Rembert Weakland décrit, lui aussi, le rôle du prêtre sous cinq catégories 12 enseignant/prêcheur, président, médecin, «maître d'apprentissage», guide. De la même façon, Walter Burghardt, réfléchissant sur sa riche expérience au milieu des prêtres, parle de modèles juridictionnel, cultuel, pastoral, prophétique et monastique 13.

Ces diverses analyses ont un point commun évident: le sacerdoce implique une variété de fonctions, même si aucune de ces fonctions n'arrive à le décrire de manière satisfaisante. Son vécu implique différentes emphases et différents modèles. La façon dont les prêtres les incarneront concrètement variera d'âge en âge, de culture en culture, et souvent de personne à personne.

Rôles du prêtre dans le Nouveau Testament

Raymond Brown, dans son livre court mais important intitulé Priest and Bishop14, analyse quatre rôles principaux qui introduisent dans le sacerdoce ministériel Chrétien; il décrit chacun d'eux en ces termes:

1. Disciple

Jésus appelle les Douze à entrer avec Lui en une relation plus intime: «Vous êtes mes amis15». Ces mots fixent un modèle, pour les prêtres attentifs de l'Eglise, les obligeant à être des disciples fidèles. Si les Chrétiens sont appelés à être dans le monde une lumière, le ministre, lui, est appelé à être une lumière pour la communauté chrétienne en son ensemble.

Et comme, dans le Nouveau Testament, il est clair que tous les Chrétiens sont appelés à être des disciples, il est évident également que Jésus confie un rôle particulier de guide à certains et a pour eux des exigences spéciales.

2. Apôtre

Mais le prêtre est appelé non seulement à être avec Jésus, il est aussi envoyé aux autres au nom de Jésus.

L'apôtre est une figure missionnaire, quelqu'un qui bouge. Le point spécifique de son ministère, c'est le service. Ce service est rendu d'abord à Jésus, pour être son ambassadeur, puis aux autres. Le Nouveau Testament décrit une variété de services que l'apôtre partage avec d'autres:

  • la prédication

  • l'enseignement

  • le conseil

  • la prière

  • la consolation

  • la correction

  • la visite

  • l'amitié

  • la souffrance

  • la collecte de l'argent

  • le travail ordinaire

3. «Ancien / Evêque»

L'«Ancien / Evêque» est une figure attachée à un lieu. Il est responsable du soin quotidien, permanent d'une Eglise locale. Il a pour charge d'organiser, de stabiliser, d'administrer de son mieux la maison. L'administration est une de ses principales responsabilités. Il lui faut administrer à la façon d'un berger profondément soucieux de son troupeau.

La plupart des structures d'autorité du sacerdoce Chrétien se développent autour de cette image, mais elles sont toujours complétées par les images du disciple et du serviteur.

4. Celui qui préside l'Eucharistie

Le Nouveau Testament témoigne d'une riche variété d'interprétations de l'Eucharistie et d' un développement progressif par rapport à sa pratique. À la fin du premier siècle, comme cela apparaît dans la Didache, l'Eucharistie était vue comme un sacrifice. Dans cette évolution historique, le ministère de présidence de l'Eucharistie fut reconnu comme étant un exercice de la prêtrise. L'«ancien / évêque» était considéré comme le président normal, comme le foyer de l'unité communautaire.

À l'époque d'Ignace d'Antioche (mort vers l'an 110), les quatre rôles décrits par Brown se sont mélangés, et le plein concept de la prêtrise ministérielle chrétienne peut émerger. La prêtrise revêt alors des formes variées selon que l'un ou l'autre des rôles est souligné, mais les quatre rôles signalés ont un point commun: témoigner en faveur de Jésus: «Montrez-vous mes imitateurs comme je le suis moi-même du Christ16» .

Une perspective théologique contemporaine17

Peut-être est-ce dans les écrits de Karl Rahner18 que l'on peut trouver l'analyse contemporaine la plus influente de la prêtrise ministérielle La vision de Rahner pourrait être synthétisée comme suit:

Le rôle premier du prêtre est de proclamer la parole efficace qui forme et soutient la communauté chrétienne. Il a part à la mission du Christ, envoyé par le Père pour proclamer le Royaume de Dieu. Le prêtre est, avant tout, un serviteur du Royaume et de l'Eglise en tant que signe de ce royaume. Un moment culminant de son ministère est la liturgie, spécialement dans l'Eucharistie, où le prêtre proclame efficacement, «Ceci est mon corps... Ceci est mon sang», et le Seigneur est réellement présent sous la forme sacramentelle pour nourrir et fortifier son peuple. Et Rahner se résume: «Cette parole efficace a été confiée au prêtre. C'est à lui qu'a été donnée la parole de Dieu. C'est cela qui fait de lui un prêtre19».

En tant que guide de la communauté Chrétienne, le prêtre est aussi appelé à témoigner prophétiquement, à vivre la parole qu'il prêche, à «imiter ce qu'il touche», de façon à pouvoir proclamer l'évangile non seulement par sa parole mais aussi par sa vie. En ce sens, le sacerdoce chrétien combine les rôles du prophète et du prêtre de l'Ancien Testament.

Le rôle de bâtisseur de communauté qui est celui du prêtre implique une variété de fonctions, décrites traditionnellement comme un enseignement (“prophète”, consacré à la parole), une direction (“roi”, “berger du troupeau”, adonné à la direction pastorale), et une action sanctificatrice (“prêtre”, dédié à l'administration des sacrements et autres formes de prière).

Comme il paraît évident à partir de l'approche de Rahner, la proclamation de la parole divine formatrice de communauté est au coeur de l'identité sacerdotale. Les fonctions sacerdotales traditionnelles jaillissent de cette identité. C'est dans la prédication et l'enseignement (“prophète”) que se situe le moment où cela apparaît le plus clairement. Mais le ministère sacramental lui aussi (“prêtre”) est un aspect du rôle sacerdotal en tant que «proclamateur», lorsqu'il amène la parole efficace de Dieu à affecter les moments cruciaux de la vie des croyants. De façon similaire, l'action pastorale (“roi”) implique la faculté de discerner ce que dit la parole de Dieu dans les circonstances concrètes de la vie communautaire et de l'appliquer par des décisions.

Le sacerdoce selon saint Vincent20

St Vincent fut fort influencé par les modèles conceptuels et le vocabulaire de ses contemporains et de ses formateurs. Bérulle, à qui Vincent fut si redevable mais dont éventuellement il s'écarta, centra une bonne part de sa spiritualité sur le sacerdoce21. Dans les lettres et les conférences de Vincent on trouve beaucoup des mêmes phrases et de la même insistance que l'on découvre dans les écrits de Bérulle, d'Olier et de Jean Eudes. Ils parlent surtout de la position centrale du Christ et de la nécessité, pour le prêtre, de se vider de lui-même pour “revêtir le Seigneur Jésus Christ22». Tous encouragent les prêtres à cultiver “la religion envers Dieu”23 . Ils sont très conscients du rôle “élevé” du prêtre et de la nécessité pour lui de la sainteté24.

Vincent rejoignit le groupe de ces guides de l'époque et d'autres avec eux en ce qui concerne la réforme du clergé, en devenant un des principaux prosélytes. Comme c'était souvent le cas avec lui, sa vision du sacerdoce, bien qu'influencée par ses formateurs, resta indépendante de la leur, spécialement dans sa vision du prêtre dans la Congrégation qu'il fonda.

Pour Vincent, dans les années de sa maturité, Jésus en tant que prêtre est surtout le missionnaire du Père, l'Evangélisateur des pauvres. Vincent connaissait l'existence de prêtres de qualité qui furent aussi de grands intellectuels, comme Sts Jérôme, Albert le Grand et Thomas d'Aquin, celle d'admirables prêtres résidentiels comme Ambroise, Basile et Chrysostome, celle de moines influents comme Benoît, ou de réformateurs de curie comme Bellarmin, de prêtres de la rue zélés comme Philippe Neri; il savait qu'à son époque même il existait des prêtres qui étaient en même temps d'admirables enseignants, spécialement parmi les Jésuites. Tout cela faisait partie de sa psychologie, mais il choisit de focaliser son attention sur un autre modèle: le prêtre en tant que missionnaire25.

Toutefois S. Vincent a relativement peu écrit au sujet du sacerdoce. Et il n'en a pas parlé de manière systématique et théologique. Sa perspective est largement pratique, comme l'était son caractère. Alors que, pour une part, il embrasse la vision de ceux qui l'ont le plus influencé, particulièrement Bérulle, sa vision des choses prend graduellement de la distance par rapport à la leur. Il est possible de résumer son enseignement sous quatre titres.

1. Il désapprouvait fortement le sacerdoce tel qu'il le trouvait dans la France des débuts du XVIIe siècle.

Beaucoup de prêtres rencontrés par Vincent étaient des ignorants. Leurs vies étaient indisciplinées et corrompues. Beaucoup parmi les évêques étaient intéressés et se souciaient fort peu de leur troupeau. Comme le lui disait un prêtre en 1642, “les plus scandaleux sont les plus puissants et, pourrait-on dire, c'est la chair et le sang qui l'ont emporté sur l'évangile et l'esprit de Jésus-Christ26”. Vincent était d'avis que les prêtres et les évêques étaient la principale cause des maux de l'Eglise27. Et il cite Jean Chrysostome disant que peu de prêtres seraient sauvés28.

Bien sûr, Vincent avait conscience de ne pas avoir échappé, lui-même, à la tentation de choisir le sacerdoce dans l'espoir de bénéficier d'une carrière confortable. Il avait été ordonné à 19 ans avec précisément cet objectif en vue. Mais il passa par une conversion remarquable au cours de laquelle une suite d'événements vinrent purifier sa vision du sacerdoce. Je ne vais pas reprendre cette histoire qui est bien connue des lecteurs et que plusieurs ont rappelée fréquemment et très bien29.

Il en ariva à considérer le sacerdoce comme une haute vocation dont il était indigne. Il écrivait en 1656: “C'est l'état le plus sublime sur la terre, et qui plus est, celui que le Seigneur a voulu assumer et poursuivre. Quant à moi, si j'avais su ce que c'était lorsque j'ai eu la témérité d'y entrer - comme je l'ai su depuis - j'aurais préféré labourer la terre que de m'engager dans un état de vie aussi formidable - bien sûr, les prêtres d'aujourd'hui ont de grandes raisons de craindre les jugements de Dieu, puisque, en plus de leurs propres péchés, Il les rendra responsables de ceux du peuple parce qu'ils n'ont pas essayé de satisfaire la juste colère de Dieu pour eux, comme ils y étaient obligés. Ce qui est pire, c'est qu'Il imputera à ces prêtres-là d'être la cause des châtiments qu'Il leur envoie… Allons plus loin encore et disons que tous les désordres dont ils ont affligé la sainte Epouse du Sauveur vient de la mauvaise vie des prêtres...30».

Dans sa conférence du 6 décembre 1658, Vincent s'écrie: «Il n'y a rien de plus grand qu'un prêtre, à qui Dieu donne tout pouvoir sur son corps naturel et mystique, le pouvoir de pardonner les péchés, etc. Oh, Dieu! Quel pouvoir! Oh, quelle dignité!»31.

2. Le prêtre, par son caractère, participe au sacerdoce de Jésus32 . Il est un instrument.

Dans une conférence sur la formation du clergé, Vincent affirme que le caractère des prêtres est une participation au sacerdoce du Fils de Dieu. C'est un caractère qui est complètement divin et incomparable33.

En répétant souvent ce point, saint Vincent se trouve dans le courant principal de la tradition chrétienne tout entière. Jésus est Le prêtre. Tous les autres prêtres participent au sacerdoce de Jésus. Ils sont ses instruments34. Ce principe théologique a fait naître en saint Vincent une crainte respectueuse de la dignité du sacerdoce35. Ce qui l'amenait à répéter une centaine de fois (il l'affirme lui-même!)36 que s'il n'avait déjà été prêtre, il ne le serait jamais devenu.

Dans un langage très réminiscent de Bérulle et d'Olier, Vincent écrit à un prêtre de la Mission:

Oh ! que vous êtes heureux de servir à Notre-Seigneur d'instrument pour faire de bons prêtres, et d'un instrument tel que vous êtes, qui les éclairez et les échauffez en même temps! En quoi vous faites l'office du Saint-Esprit, à qui seul appartient d'illuminer et d'enflammer les cœurs; ou plutôt c'est cet Esprit saint et sanctifiant qui le fait par vous; car il est résidant et opérant en vous, non seulement pour vous faire vivre de sa vie divine, mais encore pour établir sa même vie et ses opérations en ces Messieurs, appelés au plus haut ministère qui soit sur la terre, par lequel ils doivent exercer les deux grandes vertus de Jésus-Christ, c'est à savoir la religion vers son Père 37 et la charité vers les hommes. 38

Bien sûr, puisque la vie et la mission du prêtre sont si intrinsèquement liées à celles de Jésus, dans ce cas “revêtir le Seigneur Jésus Christ” signifie, concrètement, acquérir les vertus de Jésus, particulièrement les cinq vertus auxquelles Vincent appelle les membres de sa Congrégation. Cela signifie aussi se tenir devant le Père dans une prière fidèle et écouter sa parole. Vincent dit à Guillaume Desdames, le 30 janvier 1660, qu'il trouvera en Jésus-Christ toutes les vertus et “si vous le laissez faire, il les exercera en vous et pour vous39.

3. Son modèle dominant du prêtre est missionnaire 40

De façon totalement indépendante de l'enseignement de Bérulle, son ancien maître, Vincent fait un choix définitif de son modèle de prêtrise: pour lui le prêtre est avant tout un missionnaire. “Dieu a envoyé les prêtres comme il a envoyé son Fils pour le salut des âmes41». Il est clair que Vincent fait converger l'attention sur le modèle “apostolique” ou missionnaire que Raymond Brown décrit comme proéminent dans le Nouveau Testament:

Messieurs, qui dit missionnaire dit apôtre; il faut donc que nous agissions comme les apôtres, puisque nous sommes envoyés, comme eux, pour instruire les peuples; il faut que nous y allions tout bonnement, dans la simplicité, si nous voulons être missionnaires et imiter les apôtres et Jésus-Christ42.

Luigi Mezzadri présente la chose très succinctement: “Entre le concept pseudo-Dyonisien du prêtre comme un “homme du culte” et le concept Augustinien du prêtre comme “l'homme pour la mission”, Vincent choisit d'instinct le second43.

Vincent retourne à ce thème à plusieurs reprises:

C'est ainsi que parlent et que font les âmes vraiment apostoliques qui, s'étant consacrées pleinement à Dieu, souhaitent que Notre-Seigneur, son Fils, soit connu et servi également par toutes les nations de la terre pour lesquelles il est venu lui-même au monde, et voudraient comme lui travailler et mourir pour elles. Voilà jusqu'où le zèle des missionnaires se doit étendre, car, bien qu'ils ne puissent pas aller partout, ni faire le bien qu'ils désirent, toutefois ils font bien de le désirer et de s'offrir à Dieu pour lui servir d'instrument en la conversion des âmes...44.

4. Le prêtre missionnaire est pour les pauvres.

Toute la vie du prêtre missionnaire doit être dédiée aux pauvres. Saint Vincent exprime sa pensée de façon très éloquente:

Que les prêtres s'appliquent au soin des pauvres, n'a-ce pas été l'office de Notre-Seigneur et de plusieurs grands saints, qui n'ont pas seulement recommandé les pauvres, mais qui les ont eux-mêmes consolés, soulagés et guéris. Les pauvres ne sont-ils pas les membres affligés de Notre-Seigneur? Ne sont-ils pas nos frères? Et si les prêtres les abandonnent, qui voulez-vous qui les assiste? De sorte que, s'il s'en trouve parmi nous qui pensent qu'ils sont à la Mission pour évangéliser les pauvres et non pour les soulager, pour remédier à leurs besoins spirituels et non aux temporels, je réponds que nous les devons assister et faire assister en toutes les manières45.

Vincent recommande une charité pratique, concrète, pastorale et une disponibilité à aller chercher les plus pauvres parmi tous les pauvres où qu'ils puissent être:

Faire connaître Dieu aux pauvres, leur annoncer Jésus-Christ, leur dire que le royaume des cieux est proche et qu'il est pour les pauvres. Oh! Que cela est grand!46.

Et il insiste:

On eût pu demander au Fils de Dieu: «Pourquoi êtes-vous venu? C'est afin d'évangéliser les pauvres. Voilà l'ordre de votre Père, pourquoi donc faites-vous des prêtres? Pourquoi leur donnez-vous pouvoir de consacrer, de lier et de délier, etc.?» On peut dire que venir évangéliser les pauvres ne s'entend pas seulement pour enseigner les mystères nécessaires à salut, mais pour faire les choses prédites et figurées par les prophètes, rendre effectif l'Évangile 47.

Quelques implications

Permettez-moi de vous offrir, en cette occasion du 400ème anniversaire de l'ordination de saint Vincent, tout juste quelques implications du choix qu'il fit du modèle missionnaire pour la prêtrise. En d'autres occasions, j'ai décrit en long et en large d'autres implications de ce genre48.

1. Durant cette période d'après-Vatican II, beaucoup d'observateurs ont noté un phénomène que l'on nomme parfois “assimilation paroissiale”. Spécialement dans les pays où le clergé diocésain fait défaut, beaucoup d'évêques ont demandé à des religieux et à des membres des Sociétés de Vie Apostolique de prendre en charge des paroisses. À leur point de vue, ces demandes sont très compréhensibles, puisque les évêques ont besoin de prêtres résidants pour s'occuper des fidèles de leurs diocèses. Dans leur cas, le modèle dominant de sacerdoce est nécessairement le modèle résidant (le troisième modèle présenté plus haut dans le schéma de Raymond Brown). Mais, du point de vue d'une congrégation missionnaire, l'assimilation paroissiale apporte avec elle immobilité et domestication du charisme lequel exige d'un prêtre qu'il soit disposé à aller n'importe où dans le monde, du moment que les besoins des pauvres l'appellent. J'ai déjà écrit abondamment, ailleurs, au sujet de l'attitude de saint Vincent à l'égard du travail paroissial49. Ici, permettez-moi d'affirmer simplement que la Congrégation, et toutes ses Provinces, doit faire tout ce qu'elle peut pour rester totalement mobile, même face à la demande des évêques nous sollicitant de prendre en charge des paroisses.

2. Lorsque S. Vincent souligna la situation effrayante (au sens, ici, de crainte révérencielle: note du traducteur) du sacerdoce, parce qu'il est participation au ministère du Christ, il considéra cela comme un des fondements de la vertu d'humilité, puisque le prêtre sera toujours indigne de participer à “l'office du Fils de Dieu”50. Il ne commit pas l'erreur de confondre l'ordination à cet “effrayant” état avec la promotion à un statut social prestigieux. En fin de compte les prêtres sont des serviteurs. Notre style de vie en tant que missionnaires devrait le démontrer. Bien qu'il soit important que nous festoyions avec joie à l'occasion des ordinations, il y a une tendance dans certains pays, comme en témoignent des recteurs de séminaires, à tomber à l'époque des ordinations dans le triomphalisme et les festivités disproportionnées. Je suis heureux de savoir que, dans la Congrégation, ce n'est pas généralement le cas, même si cela arrive malheureusement parfois. Les ordinations devraient signifier clairement qu'il s'agit d'un appel à un ministère missionnaire et itinérant, et non l'accès à un rang social (différent du rang qui fait de nous des serviteurs).

3. Alors que prêtres diocésains et évêques pensent Eglise locale, les missionnaires doivent développer et nourrir constamment en eux-mêmes un sens universel du Royaume et de l'Eglise. Saint Vincent était admirable sur ce point. À une époque où la plupart des gens vivaient et mouraient dans un rayon d'une dizaine de kilomètres de leur lieu de naissance, il envoya des missionnaires en Pologne, en Italie, en Algérie, à Madagascar, en Irlande, en Ecosse, aux Hébrides, aux îles Orkneys. Aujourd'hui, maintenant que la Famille Vincentienne s'est étendue à plus de 135 pays, il est d'autant plus impératif que les missionnaires acquièrent une vue globale du monde.

4. Les missionnaires ont une forme bien distincte de relations avec les évêques locaux. La vie de saint Vincent illustre la chose de manière frappante. Il était à la fois obéissant et indépendant. Il souligna fréquemment que, lorsque nous donnons des missions dans un diocèse, nous devrions le faire à l'appel de l'ordinaire local et en obéissance à ses directives. Mais en même temps il résista aux tentatives de certains évêques de domestiquer la Congrégation. En fait, il travailla pendant des années pour s'assurer que nous étions exempts de leur autorité afin de pouvoir préserver notre nature mobile, missionnaire (il fit le même effort, avec le même succès, en ce qui concerne les Filles de la Charité). Il existe une longue tradition de tension dans l'Eglise entre les groupes exempts51 et les Ordinaires locaux52. Il est très important que les supérieurs religieux soient capables de négocier cette tension de manière équilibrée. D'une part, l'évêque est le patron quand nous sommes engagés en mission apostolique dans son diocèse. D'autre part, nos propres supérieurs sont chargés de décider du choix des diocèses où nous irons travailler, combien de temps et sous quelles conditions nous y resterons, et quand nous nous retirerons. Le dialogue est, bien sûr, crucial en ces matières, mais nos propres supérieurs doivent être fermes quand il s'agit de promouvoir et de protéger le charisme de la Congrégation.

5. Après un démarrage douteux en tant que prêtre, Vincent devint un grand réformateur, parlant souvent aux prêtres et au sujet des prêtres. Dans ses conférences aux membres de la Congrégation, lorsqu'il envoie ses missionnaires, Vincent revient souvent à la charge sur ce thème: il faut qu'ils soient saints. Si nous participons à la vocation missionnaire de Jésus, nous devons “faire notre possible pour pratiquer les vertus que ce souverain Maître a daigné nous enseigner, de parole et d'exemple53».

6. Permettez-moi de suggérer, comme conclusion de cet article, dix caractéristiques du prêtre missionnaire d'aujourd'hui. Il y en a certainement beaucoup d'autres.

  1. C'est un évangélisateur mobile, enflammé à l'idée de répandre la bonne nouvelle.

  2. Il a une perspective internationale, une vision globale du monde.

  3. Il est en interaction vitale avec la culture du pays où il sert.

  4. Il apprend le langage de son peuple.

  5. Il est profondément enraciné dans les Ecritures.

  6. Il a un esprit créatif face aux besoins des pauvres.

  7. Il est bien au courant de l'enseignement social de l'Eglise.

  8. Il est très engagé dans la formation permanente.

  9. C'est un homme de Dieu, profondément enraciné dans le Christ.

  10. Il vit les cinq vertus missionnaires: simplicité, humilité, douceur, mortification, et zèle.

Être un missionnaire - telle est la vocation des prêtres Vincentiens - respirer profondément l'esprit missionnaire que S. Vincent a inspiré dans la Congrégation, le laisser emplir nos esprits et nos cœurs, et partir. “Allez dans le monde entier et prêchez l'Evangile à toute créature” (Marc 16, 15).

(Traduction: FRANÇOIS BRILLET, C.M.)

1 Jean 14, 6.

2 Hébreux 9, 12-26; 10, 12-14.

3 Jean 10, 11.

4 Jean 15, 6.

5 Jean 10, 9.

6 Jean 8, 12.

7 Jean 6, 51.

8 Comme il apparaît à qui considère l'occasion choisie (le 400ème anniversaire de l'ordination de st Vincent), cet article est centré sur le sacerdoce ministériel. Il serait possible également d'écrire de nombreuses lignes sur le sacerdoce commun de tous les baptisés - spécialement à la lumière de Vatican II et des réflexions que le Concile a suscitées - mais c'est un sujet pour une autre fois.

9 Presbyterorum Ordinis 1, 4-6; cf. Lumen Gentium 28.

10 Avery Dulles, “Models for Ministerial Priesthood”, America 20 (n° 18; 11 Octobre 1990) 284-289.

11 Comme Vatican II le présente, le prêtre agit: “in persona Christi capitis” (Presbyterorum Ordinis, 2).

12 Rembert Weakland, “A Renewed Priesthood in a Renewed Church”, America 25 (#19; 26 octobre 1995) 327-334.

13 Walter Burghardt, “On Turning Eighty: Aiutobiography in Search of Meaning”, Woodstock Report (#41; mars 1995) 2-11.

14 Raymond Brown, Priest and Bishop (New York: Paulist, 1970).

15 Jean 15, 14.

16 1 Cor 11:1.

17 Parmi beaucoup d'autres ouvrages, le lecteur pourrait désirer consulter: Raymond Brown, Priest and Bishop: Biblical Reflections (New York: Paulist Press, 1970); Bernard Cooke, Ministry to Word and Sacraments, History, and Theology (Philadelphia: Fortress Press, 1976; Donald B. Cozzens, The Changing Face of the Priesthood (Collegeville, MN: The Liturgical Press, 2000); Jean Galot, Theology of the Priesthood (San Francisco: Ignatius Press, 1984); Nathan Mitchell, Mission and Ministry: History and Theology in the Sacrament of Order (Wilmington, Del.: Michael Glazier, 1982); Henry J. M. Nouwen, Creative Ministry (Garden City, NY: Doubleday, 197l); Henry J. M. Nouwen, The Wounded Healer (Garden City, NY: Doubleday, 1972); John W. O'Malley, S.J., "One Priesthood: Two Traditions," in A Concert of Charisms, Edité par Paul K. Hennessy (New York: Paulist Press, 1997) 9-24; Thomas O'Meara, Theology of Ministry (New York: Paulist Press, 1983); Kenneth B. Osbome, Priesthood: A History of the Ordained Ministry in the Roman Catholic Church (New York: Paulist Press, 1988); William D. Perri, A Radical Challenge for Priesthood Today: From Trial to Transformation (Mystic, CT: Twentv-Third Publications, 1996); David N. Power, O.M.I., Ministers of Christ and His Church: A Theology of the Priesthood (London: Geoffrey Chapman, 1969); "Theologies of Religious Life and Priesthood," in A Concert of Charisms, Edited by Paul K. Hennessy (New York: Paulist Press, 1997) 61-103; Karl Rahner, Servants of the Lord (New York: Herder and Herder, 1968; Karl Hermann Schelkle, Discipleship and Priesthood; Edward Schillebeeckx, The Church with a Human Face: A New and Expanded Theology of Ministry. Trans. John Bowden (New York: Crossroad, 1985).

18 Cf. Karl Rahner, Servants of the Lord (New York: Herder and Herder, 1968), "Understanding the Priestly Office," in Theological Investigations XXII (New York: Crossword, 1991) 208-213.

19 Karl Rahner, "Priest and Poet," in Theological Investigations, III traduit par Karl-H. Kruger et Boniface Kruger (New York: Helicon, 1967) 3O3.

20 Le lecteur pourrait désirer consulter: D'Agnel, saint Vincent de Paul, guide du prêtre, 1928; J. Delarue, L'Idéal missionnaire du prêtre d'après saint Vincent de Paul, 1946;

L. Mezzadri, «La espiritualidad sacerdotal», Anales (1983) 627; L. Mezzadri, "Jésus-Christ, figure du prêtre missionnaire dans l'œuvre de Monsieur Vincent," Vincentiana (1986) 323; E. Motte, San Vicente de Paùl y el Sacerdocio, 1915; L. Nuovo, "Sacerdocio", Diccionario de Espiritualidad Vicenciana (Salamanca: CEME, 1995) 550-552; J. B. Rouanet, San Vicente de Paúl, sacerdote instrumento de Jesucristo, 1960; C. Sens, "Comme prêtre missionnaire", Au temps de St. Vincent de Paul... et aujourd'hui... , 1981; R, Facélina, "Vocation and Mission du Prête selon saint Vincent de Paul» Vincentiana (2000 N°3 p. 218-227).

21 René Deville, "L'École française de spiritualité” (Paris: Desclée, 1987) 112. Cf. Michel Dupuy, Bérulle et le sacerdoce. Étude historique et doctrinale. Textes inédits (Paris: Lethielleux, 1969).

22 Rom 13, 14.

23 Cf. J.-J. Olier, Introduction à la vie et aux vertus chrétiennes, (Edition Amiot, 1954) 7-9. Le terme est difficile à traduire. Il signifie, fondamentalement, maintenir une relation d'alliance avec Dieu dans un contexte ecclésial.

24 Bérulle, avec une exagération considérable, décrit la perte de la sainteté chez les prêtres de la façon suivante: "Les premiers prêtres étaient effectivement à la fois des saints et des docteurs de l'Eglise. Dieu préserva au sein de cet ordre autorité, sainteté et doctrine, unissant ces trois perfections dans l'ordre sacerdotal... Toutefois, le temps, qui corrompt toutes choses, a apporté du relâchement dans la plus grande partie du clergé. Ces trois qualités: autorité, sainteté et doctrine, que l'Esprit avait jointes, furent séparées par l'esprit humain et l'esprit du monde. L'autorité est restée chez les prélats, la sainteté chez les religieux, et la doctrine dans les écoles. Cf. "A Letter on the Priesthood," citée dans Bérulle and the French School, Selected Writings éditée avec une introduction par William M. Thompson (New York: Paulist Press, 1989) 184.

25 Cf. SV XII, 262: «Tous tendent à L'aimer, mais ils L'aiment diversement: les Chartreux par la solitude; les Capucins par la pauvreté; d'autres par le chant de ses louanges. Et nous autres, mes frères, si nous avons de l'amour, nous le devons montrer en portant les peuples à aimer Dieu et le prochain... ».

26 SV II, 282.

27 SV Xl, 308-309.

28 SV VII, 463.

29 Comme Dodin, Román, Mezzadri. Et beaucoup d'autres font remarquer qu'il est impossible de comprendre complètement l'idée que Vincent se fait du sacerdoce (et de beaucoup d'autres choses dans sa vie) sans avoir d'abord compris la série d'événements ayant abouti à sa conversion. Cf. André Dodin, saint Vincent de Paul et la charité (Paris: Editions du Seuil, 1960) 11-25; également, Luigi Mezzadri, "Jésus-Christ, figure du Prêtre-Missionnaire, dans l'œuvre de Monsieur Vincent», in Vincentiana N° 3-4 (Mai-Août) 1986, 326-330; José Maria Romàn, "Le chemin sacerdotal de Saint Vincent de Paul les débuts (1600-1612) Vincentiana N° 3 (Mai-Juin) 2000.

30 SV V, 568.

31 SV XII, 85.

32 SV XI, 7, 344.

33 SV XI, 7.

34 SV XII, 80.

35 SV VII, 463; XI, 93.

36 SV VII. 463.

37 La terminologie du français est très caractéristique de l'"École Française". Cf. Olier, Pietas, n. 4

Editions Amiot, 1954) 165, où les mêmes mots sont presque exactement repris.

38 SV VI, 393.-

39 SV VIII, 231.

40 SV XI, 67.

41 SV VIII, 33.

42 SV XI, 267

43 Luigi Mezzadri, op. cit., 348, cf. aussi "La conversione di S. Vincenzo de'Paoli. Realtà storica e proiezione attuale, in Annali della Missione 84 (1977) 176-182.

44 SV VII, 333.

45 SV XII, 87; cf. XI, 202, 391: XII, 84

46 SV XII, 80.

47 SV XII. 84,

48 Cf. Robert P. Maloney, 'On Being A Missionary Today" in He Hears the Cry of the Poor (Hyde Park, NY: New City Press. 1995) 118-125.

49 C£ Robert P. Maloney, "L'engagement Vincentien dans les Paroisses" in Vincentiana N° 2 (Mars-Avril) 1997, 105-116.

50 SV XII, 80.

51 Cf. Canon 591.

52 Au cinquième siècle, Jean Cassien écrivait: "Un moine devrait, par tous les moyens, fuir les femmes et les évêques» Ajoutant que c'était une “vieille maxime des Pères”. Son souci, bien entendu, était que les évêques veuillent interférer avec la vie des moines ou essayer de les utiliser pour leurs propres projets; Cf. De institutis coenobiorum et de octo principalium vitiorum remediis 11.18 (éd. J.-C. Guy, SC 109.444; trad. E. C. S. Gibson, NPNF, 2nd series, 11.279.

53 Règles Communes I, 1.

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