Les Laïcs et M. Vincent

Les Laïcs et M. Vincent

Jean-Pierre Renouard

Lorsque M. Vincent arrive à Paris en 1608, un bouillonnement agite l'Église de France de l'après-Concile de Trente. Face à la Réforme protestante qui plaide en faveur d'un sacerdoce intégral de tous les baptisés, les leaders catholiques sont tentés de porter leurs efforts sur le sacerdoce ministériel. Mais, par leur action, des hommes et des femmes rééquilibrent cette réaction de la Réforme catholique. Par exemple de pieux laïcs fréquentent assidûment le salon de “la belle Acarie”, la bienheureuse Marie de l'Incarnation ses propres filles et Charlotte de Gondi, marquise de Maignelay, Mme Jourdain, La princesse de Longueville, Mme Billard, Michel de Marillac, Mme Sainte Beuve, Mme de Bréauté. Vincent de Paul y croise ces gens de valeur et y rencontre aussi ses maîtres : Benoît de Canfield, André Duval, Pierre de Bérulle et François de Sales...1

Avec eux, Vincent va tenir un rang de tout premier plan dans le renouveau religieux du XVIIe siècle. Il apporte un supplément d'âme apostolique à son temps en introduisant les laïcs dans l'évangélisation et le service des pauvres de l'Église de France. Il reste ainsi un modèle et un phare pour le nôtre.

Vincent agit grâce aux laïcs et avec eux.

Vincent éveille la responsabilité des laïcs pour le service des pauvres

Ce faisant, il met en oeuvre une intuition qui lui est propre et que nous essayerons de dégager.

I. Une action grâce aux laïcs et avec eux

Naissances

On l'oublie trop souvent. Ce sont des laïcs et singulièrement des femmes qui ébranlent le jeune prêtre qu'est encore Vincent de Paul lorsqu'il amorce le grand virage de sa vie sacerdotale. A 31 ans, il est curé de Clichy et il découvre d'abord la joie d'être un pasteur comblé : “Je pense que le Pape n'est pas si heureux qu'un curé au milieu d'un peuple qui a bon coeur”. Cette expérience de Clichy devient le moule sacerdotal et missionnaire dont son âme gardera toujours la nostalgie. Il en parlera quarante après avec chaleur ! Pour l'heure, il obéit à M. de Bérulle qui lui propose une entrée chez les grands. Il devient précepteur des enfants de Gondi dont le chef de famille est général des galères de France. En fait, il y rencontre surtout la générale qui lui abandonne son âme.

En janvier 1617, il est à Gannes à 13 km du château de Folleville. Un paysan se meurt et crie sa reconnaissance face la damnation évitée. L'étonnement est tel que la sainte femme pousse M. Vincent à l'action. Dès le lendemain, à Folleville, M. Vincent confesse et recherche du renfort sur Amiens. Comment ne pas remarquer que rien ne se serait passé sans l'assistance et l'insistance de Mme de Gondi ? Elle est vraiment la cause première de la découverte de l'urgence missionnaire née de la détresse spirituelle de ses paysans.

Déjà M. Vincent “missionne” un peu partout, sur les terres des Gondi. A Châtillon-les-Dombes, paroisse proposée par Bérulle, un autre événement le secoue : la nécessité mobilise, un dimanche, les bonnes volontés féminines auprès d'une famille malade. Le lendemain, huit dames se concertent et s'organisent. Le 23 août, St Vincent leur donne un premier règlement. Châtillon est “le premier lieu où la charité a été établie.” Et depuis ce lieu, vincentien par excellence, les Charités n'ont cessé de se développer sur la base du Règlement définitif rédigé par M. Vincent et donné solennellement aux premières Dames de la Charité, en la Chapelle de l'Hôpital de Châtillon, le 8 décembre 1617, juste avant qu'il ne quitte définitivement sa paroisse la veille de Noël. Pour la deuxième fois, ce sont des femmes, des laïques- soutenues par leurs maris - qui déterminent l'action de St Vincent.

Les deux piliers qui vont engager l'action de M. Vincent doivent leur existence à des laïques. Cela doit être soulignés et mis en vedette aujourd'hui . Ne dira-t-il pas aux dames de Paris un jour où il était en veine de confidences et peut-être de gasconnades: “Il y a 800 ans ou environ que les femmes n'ont point eu d'emploi public dans l'Église; il y en avait auparavant qu'on appelait diaconesses...Voilà que la Providence s'adresse aujourd'hui à quelques-unes d'entre vous, pour suppléer à ce qui manquait aux pauvres malades de l'Hôtel-Dieu”. Exagération ou prophétie ?

Désormais l'itinéraire se poursuit avec une logique implacable: il faut missionner, annoncer la Bonne Nouvelle, libérer les consciences, les attacher solidement au Christ et organiser ”des charités” en fin de Mission, car les coeurs ne peuvent adhérer à Jésus que s'ils sont quelque peu libérés des nécessités terrestres. “Mission et Charité” sont indissociables de la pensée et de l'action vincentiennes. L'enjeu est de taille et n'aurait pas existé sans des laïcs.

Femmes et hommes

Voici les bonnes volontés de Villepreux (en 1618) avec notamment Jean Coqueret, docteur en théologie, MM. Berger et Gontière, conseillers clercs au Parlement, prêts à retrousser leurs manches et à aider les femmes de la paroisse; celles de Joigny (1618) où l'on voir surgir deux gardes- malades; celles de Montmirail (1618); celles de Folleville, Paillart et Sérévillers ( en 1620) où s'organisent des charités d'hommes. A Joigny et Montmirail, saint Vincent tente une fusion sans lendemains, on le sait. Toutefois l'essai de charité mixte culminera à Mâcon (1621) où tous les notables de la ville se mobiliseront contre la misère en vue d'aider les 300 pauvres de la ville, même si l'action annonçait l'épisode du grand renfermement des pauvres. Il ne faut pas gommer ces collaborations et ces mixages, ne pas être utopiste. Pour l'heure, il décrète la guerre à la misère et sait se faire aider. 2

Les Dames de la Charité

Depuis deux ans environ, St Vincent connaît aussi une autre dame de condition : Louise de Marillac. Pour la décentrer d'elle-même, il la lance très vite comme “inspectrice” des Charités qui ne cessent d'être fondées à la fin de chaque mission. Voilà une femme pieuse, pétrie par la prière et les épreuves qui s'implique totalement dans l'Aventure de la Charité. Elle parcourt les diocèses de Paris, Beauvais, Soissons, Meaux, Châlons et Chartres. Elle rend compte de ses visites à M. Vincent absorbé par les Missions.

En 1629, elle exige que la charité soit installée à Saint Sauveur, sa paroisse. C'est la percée parisienne. St Vincent saute la frontière de la grand ville et des campagnes pour s'attaquer à la misère citadine. En 1631, quatre autres paroisses de Paris auront leur Charité: St Nicolas, St Eustache, St Benoît et St Sulpice.

Louise, elle, fédère les bonnes volontés : “L'élan de charité, suscité par Vincent de Paul, gagne les paroisses de Paris. Marquises, comtesses, duchesses et même princesses, toutes désirent entrer dans les rangs des Dames de la Charité. Émulation évangélique, bien dans l'esprit de la Réforme catholique. Elles découvrent la pauvreté et ceux qui la subissent. Elles sont pleines de générosité, ouvrent leurs bourses ...“ 3

Le Père Coste énumère une quarantaine de dames de condition - et des femmes principalement - qui soutiennent l'action de M. Vincent et même la décuplent par leur propre engagement spirituel, matériel.

Gaston Parturier a tenté un classement significatif :

"La noblesse s'étageait à tous les degrés de l'aristocratie:

Baronnes de Renty et de Mirepoix;

Comtesse de Brienne, de Braguelonne,

Marquises de Laval, de Viean, de Pienne, de Palaiseau;

Duchesses de Sully, de Verneuil, de Lude.

La noblesse militaire était représentée notamment par la Maréchale de Schomberg.

La noblesse de robe comptait les présidents de Nesmond, Tubeuf, de malbrou, Amelot, de Maupeou du Sault." 4

Quelques noms célèbres

Citons pour saluer leur mémoire: Mme Goussault, "la présidente", Mlle du Fay, cousine de Mlle Legras et âme d'élite, Mme de Lamoignon, "la mère des pauvres" et sa fille Madeleine, la duchesse d'Aiguillon, grande donatrice et fondatrice, Marie de Maupeou, spécialiste en médecine (!), la princesse de Condé, la duchesse de Nemours, Marie-Louise de Gonzague et la reine Anne d'Autriche et tant d'autres encore, plus de quarante, signale Pierre Coste.

"Les fondatrices" au sens actuel du terme, méritent une place à part: Mme de Miramont et "la Sainte Famille", Mme de Villeneuve et "les Filles de la Croix", Mme de Pollailion et celles "de la Providence". Elles amplifient la charité vincentienne.

Autres relations de M. Vincent

Il est notoire, comme l'explique Bernard Koch (5) que St Vincent faisait partie de la Compagnie du Saint Sacrement. Fondée en 1629 par le duc de Ventadour, Henri de Lévis et le jésuite Suffren, elle regroupe des pieuses personnes de haut rang et des gens de métiers (des artisans).La fin de l'association secrète, est toute de dévotion et d'action évangélisatrice. On sait qu'elle fait beaucoup pour les pauvres et saint Vincent ne pouvait que la soutenir et...s'en servir! Citons parmi les laïcs célèbres de cette Compagnie : le prince de Conti, le duc de Liancourt, le baron de Renty, Elie Laisné de la Marguerie, Guillaume de Lamoignon.

M. Vincent imaginera des réseaux temporaires étroitement connectés à la Compagnie pour aider les nobles lorrains ou les catholiques irlandais. 6

Il organise ses propres réseaux de collectes, de transports de vivres ou de fonds. Il donne une place de choix pour ce service aux frères de la Congrégation comme Mathieu Regnard ou Jean Parré. En 1650, nous trouvons sept frères sur le terrain!

Comment ne pas noter ici le rôle précieux joué par Charles Maignart de Bernières (1616-1662), trésorier de la Compagnie du Saint Sacrement, ancien maître des requêtes et tout donné aux pauvres qui devient le rédacteur des "Relations", sortes de périodiques destinés à émouvoir les riches pour obtenir d'eux des subsides. Chaque feuillet des "Relations" comporte huit pages et tire à environ 4000 exemplaires comme en témoigne le livre des comptes de M. de Bernières. Elles commencent après la réunion des Dames de juillet 1650 mais tout se fait, semble-t-il, en lien avec la Compagnie du Saint-Sacrement comme le prouve presque Pierre Coste dans son "Grand Saint du Grand Siècle" (7). C'est une manière moderne et efficace d'aider les provinces sinistrées.

Il utilise aussi les Jésuites et leurs Congrégations des Messieurs, notables anciens élèves des bons pères ou non, qui vivent dans la prière, la rigueur morale et l'engagement.

Faut-il rappeler aussi que saint Vincent influence pendant neuf ans la vie de l'Église de France en siégeant au Conseil de Conscience. Il est consulté sur la doctrine, donne un avis autorisé sur les nominations et se sent même obligé d'intervenir en politique en prenant parti au risque de déplaire au pouvoir en place!

II. Une action pour le service des pauvres

Le rôle de saint Vincent

Dés l'établissement des Charités, il est clair que saint Vincent devient par elles, le grand “Animateur” des laïcs. Il leur insuffle le feu sacré ! il communique le zèle qui est le moteur de son action missionnaire et caritative. Il est habité par la passion des pauvres. Ceux-ci sont sans cesse présents à ses fondations et à ses relations.

Comment se situe-t-il avec les dames, par exemple ? En animateur et comme principal responsable. Gaston Parturier parle non sans exagération de "la cour de M. Vincent". Le mot est aujourd'hui trop ambigu! Le noyau dur forme "le groupe des 14 ", sorte de gouvernement sous la présidence du "Directeur à vie" qu'est M. Vincent et avec un état-major réuni pour l'ordinaire autour de Louise de Marillac. Saint Vincent fédère ces bonnes volontés. Dans les comptes-rendus de réunions qui nous restent, on remarque sa diplomatie, sa politesse teinté de respect (8), sa capacité à faire confiance, sa manière de laisser l'initiative (9) et surtout son penchant à exhorter, à dynamiser, par exemple:

"Or sus, Mesdames, la compassion et la charité vous ont fait adopter ces petites créatures pour vos enfants ; vous avez été leurs mères selon la grâce depuis que leurs mères selon la nature les ont abandonnés ; voyez maintenant si vous voulez aussi les abandonner. Cessez d'être leurs mères pour devenir à présent leurs juges ; leur vie et leur mort sont entre vos mains ; je m'en vais prendre les voix et les suffrages ; il est temps de prononcer leur arrêt et de savoir si vous ne voulez plus avoir de miséricorde pour eux. Ils vivront si vous continuez d'en prendre un charitable soin ; et, au contraire, ils mourront et périront infailliblement si vous les abandonnez ; l'expérience ne vous permet pas d'en douter. " (XIII, 801) 10

D'aucuns se sont demandé non sans malice si M. Vincent ne fonctionnait pas "au charme" avec ces dames. Même futée la notation ne manque pas de pertinence. Il y a chez saint Vincent un don oratoire certain (les fruits de Folleville et Châtillon sont les effets de son éloquence) mais il captive par son style de vie, sa conviction, son aura personnelle, sa sensibilité, son équilibre et son jugement. Dans un monde baigné de duplicité, il apporte un esprit simple et frais. Il est vrai. Et les dames de la noblesse habituées aux roueries et aux finasseries de la Cour ne s'y trompent pas : son témoignage sonne juste et elles sont aimantées par sa personnalité hors du commun. Par toute une spiritualité, aussi. Il est habité et il communique sa foi avec force et authenticité.

L'esprit de travail

Aucun élément essentiel pour une pastorale d'Église d'aujourd'hui ne manque dans l'organisation des Charités. Dans le Règlement développé de décembre 1617, à Châtillon, on trouve les points constitutifs de toute pastorale d'Église :

L'agir commun est perceptible de façon non équivoque comme si M. Vincent prévoyait des difficultés, dans les règlements de charité mixtes comme celui de Joigny en 1621 :

"Elle sera composée d'hommes, femmes et filles, dont celles-ci n'y seront admises que du consentement de leurs maris, pères et mères. Les hommes auront soin des valides et impotents, et les femmes des malades seulement... Les pauvres malades seront reçus au sein de l'association par la prieure, de l'avis du recteur et assistantes" (XIII, 446, 449).

Et cette précision qui ne manque pas de charme, sinon d'à propos:

Et pource que l'association des hommes et celle des femmes n'est qu'une même association, ayant même patron, même fin et même exercice spirituel, et qu'il n'y a que le ministère qui soit divisé, le soin des valides appartenant aux hommes et celui des malades aux femmes, et que Notre-Seigneur ne retire pas moins de gloire du ministère des femmes que de celui des hommes, voire qu'il semble que le soin des malades soit préférable à celui des sains, pour cela, les serviteurs des pauvres auront pareil soin de la conservation et augmentation de l'association des femmes que de la leur; et à cet effet mettront la quatrième partie de leur revenu annuel, et plus, s'il est besoin, ès mains de la première assistante, qui garde l'argent des femmes, en cas que le revenu des quêtes que font les femmes ne suffise; ce qui se pourra savoir par le moyen du recteur, comme étant supérieur de l'une et de l'autre association. Et afin que lesdits directeurs sachent l'état des affaires de l'association des femmes, ils assisteront à la reddition de leurs comptes. " (XIII, 455).

La charité les unit, les rassemble et les fait quasi vivre en famille, attentifs aux joies et aux peines les uns des autres ( XIII, 517 par exemple).

Le développement intégral est vraiment essentiel pour M. Vincent, comme dans ce même Règlement de Joigny :

"Les directeurs de l'association mettront les pauvres enfants à métier aussitôt qu'ils auront âge compétent. Ils distribueront par semaine aux pauvres impotents et vieilles gens qui ne peuvent travailler ce qui leur sera nécessaire pour vivre; et pour le regard de ceux qui ne gagnent qu'une partie de ce qui leur est besoin, l'association leur subviendra du reste." (XIII, 447)

Les rapports sur l'état des oeuvres sont aussi très éloquents. Si les mots semblent désuets (et comment ne le seraient-ils pas ?) ils sont porteurs d'une consigne de toujours: passer par les corps pour atteindre les âmes, la prétention à l'annonce de la Bonne Nouvelle ne pouvant être permise que pour des gens debout:

"O Mesdames, que vous devez bien rendre grâces à Dieu de l'attention qu'il vous a fait faire aux besoins corporels de ces pauvres malades; car l'assistance de leurs corps a produit cet effet de la grâce, de vous faire penser à leur salut, en un temps si opportun, que la plupart n' en ont jamais autre pour se préparer à la mort; et ceux qui relèvent de maladie ne penseraient guère à changer de vie sans les bonnes dispositions où l'on tâche de les mettre" ( XIII, 804-&1 juillet 1657)

Les Archives de la Mission nous ont conservé un Règlement non localisé qui traite d'une manufacture pour de jeunes garçons avec des consignes précises pour l'aumônier, le maître-ouvrier, les apprentis eux-mêmes et l'emploi du temps (XIII, 507 à 510). Bel exemple de promotion qui n'a presque pas de rides !

La relation à l'évêque passe par celle établie avec le curé. Tous les règlements stipulent que l'érection et l'élection se font en présence du curé et l'on note qu'il faut l'approbation de l'Ordinaire du lieu comme celle demandée par Madame de Gondi à l'archevêque de Sens pour la paroisse de Joigny (XIII, 442 sq) ou à l'évêque d'Amiens pour les confréries de Folleville, Paillart, Sérévillers ((XIII, 482-483); On possède même le registre des délibérations capitulaires concernant la charité mixte de Mâcon (XIII, 503-504).

Quant à la gestion, elle est toujours présente! saint Vincent ne s'en laisse pas compter à ce propos! Tout est prévu avec minutie. Dès les débuts, en décembre 1617 à Châtillon, il insiste sur les emplois-clés : l'administration du temporel, la reddition des comptes, le rôle de la trésorière, de la prieure avec son livre des charges, l'apport du tronc de l'Église etc...... (déjà!- XIII, 431-432). Et en 1657, dans son rapport sur l'état des oeuvres (quarante après!), il est noté :

"M. Vincent lut alors devant l'assemblée l'état de la recette et de la dépense. Depuis la dernière assemblée générale, c'est-à-dire depuis environ un an, on avait dépensé 5 000 livres pour la collation des pauvres malades de l'Hôtel-Dieu et reçu à cette fin 3 500 livres. Le déficit montait donc à 1 500 livres" (XIII, 803)

Et de mettre les points sur les "i" à ces dames : il faut repenser le problème!

La formation, enfin. Elle est surtout spirituelle car il est bien stipulé, dans tous les règlements, que l'engagement a aussi une finalité personnelle. Les premiers bénéficiaires des Charités sont les membres des Confréries eux-mêmes. M. Vincent prévoit une réunion mensuelle et une lecture spirituelle chaque jour pour celles qui savent lire. Pourquoi ? pour les mettre en situation de pouvoir catéchiser les pauvres ! Qui ne perçoit cette dimension totale de saint Vincent l'ampute gravement et le relègue au placard des “bienfaiteurs de l'humanité “!

Enfin, dernier point et non des moindres : la réintégration du ministère des femmes dans l'Église. Il ose aussi lever l'interdiction de saint Paul qui dénie aux femmes le droit à la parole dans l'Église : “Vous aurez comme une mainlevée de la défense qui vous est faite par saint Paul en la première aux Corinthiens chapitre 14 :”que les femmes se taisent dans les églises, il ne leur est pas permis d'y parler...Et à la première à Timothée, ch 2: “Je ne permets pas cependant à la femme d'enseigner.” La citation ne manque pas de charme ni d'humour!

Les servantes

Ce sont les obscures, les sans grades, les crottées, celles qui n'ont pas peur de se retrousser les manches et de vider les pots de chambre ! Elles assurent tous les travaux pratiques et difficiles. Elles servent les pauvres en vérité peut-être sans enthousiasme, avec colère ou selon les cas, avec connivence et enthousiasme.

Il y a d'abord les réquisitionnés, les servantes et les serviteurs des dames de condition. Quand une noble ou une bourgeoise décide de s'occuper des pauvres, c'est toute la maisonnée qui est concernée et tous les domestiques doivent retrousser leurs manches que cela leur plaise ou non.

Dés le Règlement de Châtillon, on l'oublie trop souvent, il y a des volontaires désignés d'office:

"Outre ce, la confrérie fera choix de deux pauvres femmes d'honnête vie et de dévotion, qui s'appelleront gardes des pauvres malades, pource que leur devoir sera de garder ceux qui seront seuls et ne pourront remuer, et de les servir, selon l'ordre que leur en donnera la prieure, en les payant honnêtement, selon leur labeur, et par ainsi seront aussi tenues pour membres de ladite confrérie, participeront aux indulgences et assisteront aux assemblées, sans néanmoins y avoir voix délibérative. " (XIII, 425) (même indication en XIII, 441, 479, 516, 530).

La charité mixte de Joigny parle "d'un associé servant" rémunéré et envoyé aux champs selon les besoins (XIII, 449 - voir aussi XIII, 513 à Courboin).

Ainsi, et ce fait mérite grande attention, le service est la marque distinctive des Charités. On sert de toutes les manières : par choix, par désignation, de façon gratuite ou payée; mais on est à la disposition des malades ou des démunis. Ce sont leurs besoins qui commandent et qui, finalement, vont développer un esprit de service.

Le souci des pauvres

Ils sont là omniprésents en permanence dans toutes les lettres, les règlements, les relations. Ce sont les acteurs et les sujets principaux de toute cette concertation et de cette systématisation de l'action des laïcs engagées par saint Vincent. Ils sont malades, nécessiteux, mendiants, honteux, galériens, prisonniers, victimes des guerres, enfants trouvés, valides, invalides, inaptes ou aptes au travail...

Peut-être pourrions-nous les regarder avec les yeux des échevins de Réthel qui écrivent leurs besoins aux dames de la Charité par l'entremise de saint Vincent à qui la lettre est adressée, comme cela était courant :

"Tant de bienfaits reçus donneraient trêve à nos importunités; mais les abandonnements déplorables des pères et mères de leurs enfants, les maris de leurs femmes, la banqueroute des filles à leur honneur, accablées de misères, les exactions tyranniques de ceux qui s'arrogent l'autorité de lever les subsistances et les tailles par des voies indues, les déportements des partisans qui casseraient volontiers les os du peuple pour en vendre la moelle, à ce joints les brigandages et désordres universels des gens de guerre sans discipline, nous font naître de si grandes compassions et des regrets si sensibles, que nous sommes obligés par la loi de nécessité d'avoir recours à la continuation de vos charités." (XIII, 829).

La spiritualité de soutien

Les pauvres sont indissociables du Christ. Ils sont chemin vers lui et le plus sûr moyen de l'honorer, de le rejoindre. Le texte le plus fort à ce niveau est extrait du Rapport sur l'état des oeuvres du 11 juillet 1657. Il est intéressant qu'il soit donné à des laïques. Il prend ainsi beaucoup de relief quand on pense qu'il pourrait être reçu par des filles de la Charité ou des Missionnaires avec la même intensité :

"Le troisième motif que vous avez pour continuer ces saintes œuvres, c'est l'honneur que Notre-Seigneur en retire. Comment cela ? Parce que c'est l'honorer que d'entrer en ses sentiments, de les estimer, de faire ce qu'il a fait et d'exécuter ce qu'il a ordonné. Or, ses sentiments les plus grands ont été le soin des pauvres pour les guérir, les consoler, les secourir et les recommander; c'était là son affection. Et lui-même a voulu naître pauvre, recevoir en sa compagnie des pauvres, servir les pauvres, se mettre à la place des pauvres, jusqu'à dire que le bien et le mal que nous ferons aux pauvres, il le tiendra fait à sa personne divine. Quel plus tendre amour pouvait-il témoigner pour les pauvres ! Et quel amour, je vous prie, pouvons-nous avoir pour lui, si nous n'aimons ce qu'il a aimé ! Tant y a, Mesdames, c'est l'aimer de la bonne sorte que d'aimer les pauvres ; c'est le bien servir que de les bien servir, et c'est l'honorer comme il faut que de l'imiter." (XIII, 811)

III. L'intuition de saint Vincent

L'ouverture de saint Vincent aux laïcs est suffisamment démontrée par les faits et leurs conséquences pour tenter une modeste synthèse.

1) Pour lui, l'Église continue le Christ. Elle est le Christ. Mais en son temps, tous les hommes sont chrétiens et donc les pauvres et les riches forment le “Corps Mystique” du Christ.. Impossible, pense et dit saint Vincent de ne pas compatir. Tous les disciples de Jésus-Christ sont liés par un même baptême et si les riches ne servent pas les pauvres, ils sont des “chrétiens en peinture”. Le ministère de la “compassion et de la miséricorde” est typiquement vincentien. Le moteur de ce ministère est dans le verset 40 du chapitre 25 de saint Matthieu : “Tout ce que vous avez fait au plus petit d'entre les miens, c'est à moi que vous l'avez fait”.

L'urgence de la charité le pousse à l'organiser et à la diffuser par tout le Royaume. Les femmes, notamment, sont les meilleures ambassadrices de cette charité à cause de leur disponibilité, de leur savoir-faire, de leur aptitude naturelle à être en sympathie et en lien avec ceux qui souffrent dans leur corps. Leur sensibilité les rend plus proches des pauvres ; leur sens de la gratuité, leur capacité d'offrande aussi.

Car il faut se donner, se consacrer en quelque sorte à la charité. Le verbe le plus souvent employé par saint Vincent est “se donner”. C'est le don qui conduit au service. Les membres de ses institutions doivent servir en priorité, y compris les prêtres. Tous reçoivent mandat d'être les représentants de la bonté de Dieu auprès des souffrants.

Don et service culminent dans l'Eucharistie “centre de la dévotion “et lieu de la charité” par excellence. Lieu de la perfection aussi, à laquelle il faut tendre de toutes ses forces, dans la logique du Baptême. Il faut mourir comme Jésus-Christ pour vivre en Jésus-Christ. D'où l'ardente obligation pour tous, de la vocation à la sainteté : “tous les chrétiens y sont obligés”. Pour cela, dans la logique de M. Vincent, point n'est besoin du cloître ! Jour après jour, il s'agit de se sanctifier dans les réalités temporelles et même dans la banalité des travaux matériels ou de la gestion. Dieu lui-même s'occupe du monde par sa Providence ! Qui ne voit l'actualité d'un tel projet de vie ?

2) L'autre point d'insistance de saint Vincent est l'annonce du salut. Car il s'agit de sauver l'homme et surtout le pauvre dans son intégralité. Deux adverbes martèlent les règles de vie de ses institutions : “spirituellement et corporellement”. Après la lutte contre la misère qui est première car la pauvreté est un mal contre lequel il faut lutter de toutes ses forces, il est non moins urgent d'annoncer Jésus- Christ. L'Annonce de l'Évangile aux pauvres est la hantise de M. Vincent. En aucun cas, il ne veut que les pauvres se damnent et meurent de faim. Son grand dessein est la proclamation de la Bonne Nouvelle, à l'image du Christ Évangélisateur, dans la synagogue de Nazareth (Luc 4,18). Catéchiser est de la responsabilité de chaque laïc. L'objectif est de le faire de façon quasi naturelle, sans avoir peur de s'intéresser à la vie des gens. Partir de leur vie, dit-on aujourd'hui ! Il faut répandre l'Évangile et dire aux hommes que Dieu les aime. Jésus lui-même est venu mettre le feu au monde "afin de l'enflammer de son amour” (Luc 12,49). Ce feu divin doit tout embraser et tout consumer . Une maxime vincentienne récapitule tout cela de façon merveilleuse : “il ne suffit pas d'aimer Dieu si mon prochain ne l'aime”. Voilà pourquoi, chacun est invité à vivre l'amour au quotidien, en groupe, en communauté. Vivre ensemble comme n'ayant qu'un coeur et qu'une âme. Le témoignage est plus parlant que toute prédication ! il s'agit d'être “à l'image de l'unité de Dieu ”dans la Trinité.

Passion des hommes, passion de Dieu.

Telle est la Mission des laïcs au temps de saint Vincent et du nôtre.

J'aimerai, en terminant, reprendre tout cela dans ce texte bien connu qui nous invite à l'engagement vincentien :

“L'Église est comparée à une grande moisson qui requiert des ouvriers, mais des ouvriers qui travaillent. Il n'y a rien de plus conforme à l'Évangile que d'amasser, d'un côté, des lumières et des forces pour son âme dans l'oraison, dans la lecture et dans la solitude, et d'aller ensuite faire part aux hommes de cette nourriture spirituelle. C'est faire comme Notre-Seigneur a fait, et, après lui, ses apôtres; c'est joindre l'office de Marthe à celui de Marie ; c'est imiter la colombe, qui digère à moitié la pâture qu'elle a prise, et puis met le reste par son bec dans celui de ses petits pour les nourrir. Voilà comme nous devons faire, voilà comme nous devons témoigner à Dieu par nos œuvres que nous l'aimons. “Toute notre oeuvre est dans l'action”( XI, 41).

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1 M-D Poinssenet, France religieuse au XVIIe siècle - Casterman 1952.

2 Le volume XIIIe des textes de M. Vincent de Pierre Coste nous a conservé des règlements des charités mixtes. On l'oublie trop souvent!

3 Elizabeth Charpy, Petite vie de Louise de Marillac - DDB 1993.

4 Gaston Parturier, ancien Interne des Hôpitaux de Paris, professeur à la faculté libre de médecine de Lille, Saint Vincent de Paul et les dames de son temps - édition Cartier - Lyon 1945.

5 Bernard Koch, Le tissu de relation de saint Vincent - Session Européenne 1993 - Polycopié.

6 Alain Talon, La Compagnie du Saint-Sacrement, Cerf 1990.

7 GSGS II, pp. 625 sq.

8 Par exemple: "La Compagnie des Dames de la Charité de l'Hôtel-Dieu, desquelles vous êtes des plus ferventes" (XIII, 763). A Madame de Nemours à propos de la persévérance: "Madame, vous est-il venu en l'esprit quelques bons moyens? (sous- entendu: pour le maintien de la Compagnie des Dames de la Charité - XIII, 819).

9 En 1657, on voit que saint Vincent doit tempérer leur engagement car elles en font trop; elles "vont deux fois par jour à l'hôtel-Dieu" visiter les malades, consoler, instruire. Il y a aussi "l'assistance des frontières et des provinces ruinées": "nous constituons la vertu où elle n'est pas ; elle ne peut se trouver dans le trop. ((XIII, 817) et d'énumérer comme pour freiner: " Voilà la collation et l'instruction des pauvres de l'Hôtel-Dieu, la nourriture et l'éducation des enfants trouvés, le soin de pourvoir aux nécessités corporelles des criminels condamnés aux galères, l'assistance des frontières et provinces ruinées, la contribution aux Missions d'Orient, du Septentrion et du Midi" (XIII, 818).

Attention à une lecture trop fondamentaliste du célèbre "davantage" inventé par M. Anouilh. Saint Vincent dit ici: "Ne présumez pas de pouvoir faire davantage" (XIII, 818)! On notera son sens paysan de l'équilibre et de la sagesse humaine. Il rejoint le bon sens populaire : "Qui trop embrasse mal étreint!" (XII, 816). Ces pages peuvent être toujours actualisées et reprises avec profit.