Lettres de Jean-Gabriel Perboyre à sa famille

Lettres de Jean-Gabriel Perboyre à sa famille

par Thomas Davitt, C.M.

Province d'Irlande

Jean-Gabriel meurt en 1840. En 1940, le Frère Joseph Van den Brandt, C.M., édite, imprime et publie toutes les lettres de Jean-Gabriel qu'il a pu retrouver, qu'elles soient originales ou copiées. Cette publication contenait 102 lettres. Une édition révisée de cette œuvre est publiée en 1996 avec le même nombre de lettres, aucune autre n'ayant été retrouvée depuis la première édition.

De ses lettres, soixante-trois sont adressées aux membres de sa famille; le reste est en majeure partie destiné à des confrères et un très petit nombre à des connaissances. De tous les membres de la famille, celui qui a reçu le plus grand nombre de lettres est son oncle Jacques Perboyre, C.M. (1763-1848) : dix-sept lui ont été envoyées pour un total de cinquante pages imprimées. En seconde place, son frère Louis (1807-1831) en a eu quatorze; vient ensuite son père Pierre (1771-1860) avec onze. Sept sont parvenues à son frère Antoine (1813-1860) et six à son frère Jacques (1810-1896). Sa sœur Antoinette (1815-1898) en a reçu une. Ses sœurs Jeanne (1805-1854), Mariette (1809-1826?) et Marie-Anne (1817-1896) n'en ont pas reçu. Quelques-unes sont adressées à des cousins. Aucune correspondance avec sa mère : ceci indique, à mon sens, qu'elle était analphabète. Un seul envoi est adressé conjointement à son père et à sa mère, après avoir appris la mort de son frère Louis. On se rappellera qu'il s'agit uniquement de textes qui ont été conservés. Nous n'avons aucun moyen de savoir si d'autres écrits ont étés envoyés à des membres de sa famille et détruits par la suite.

Lettres à son père

En novembre 1816, quelques mois avant son quinzième anniversaire, Jean-Gabriel se retrouve pensionnaire à l'école dirigée par son oncle Jacques Perboyre, C.M., à Montauban, à environ 70 kilomètres de sa maison. Il y est envoyé pour accompagner durant les premiers mois son jeune frère Louis, âgé de neuf ans. L'intention des parents est que Louis termine son cours secondaire, tandis que Jean-Gabriel, le fils aîné, serait retiré de l'école vers l'âge de 15 ans pour travailler à la ferme familiale. Le 9 mai 1817, six mois après son arrivée à l'école, il écrit à son père. Il s'agit d'un court billet affirmant que c'est la première fois qu'il prend la plume et qu'il n'a même jamais reçu de lettre. C'est un écrit typique d'écolier, incluant « Mon frère se porte bien… Mon oncle et mes cousins se portent bien… Nous avons besoin de bas, nous avons besoin d'habits, de culottes ». À la fin, il ajoute : « Je vous embrasse. J'embrasse aussi bien tendrement ma chère mère, mes frères et mes sœurs. » (Lettre 1) Cette tendresse envers sa mère est un élément que l'on retrouve dans la plupart des lettres à son père. Le style et le vocabulaire laissent supposer que son oncle a probablement aidé à la rédaction.

Lorsque son père vient à Montauban pour ramener Jean-Gabriel à la maison, selon le plan établi, il trouve un changement inattendu. Les autorités scolaires proposent que Jean-Gabriel termine ses études secondaires et entre au séminaire en vue de la prêtrise. Cette proposition ne vient pas de l'adolescent lui-même, et lorsqu'il l'apprend, il veut y réfléchir. Son père retourne à la maison et Jean-Gabriel reste à l'école. Le 16 juin, il écrit à son père disant qu'il accepte la suggestion à condition d'avoir son accord. Il est raisonnable de penser que son oncle l'ait aidé à prendre sa décision et à rédiger sa réponse, comme le laissent entendre les deux phrases suivantes, qui ne semblent pas caractéristiques d'un garçon de 15 ans qui écrit pour la seconde fois :

J'ai consulté Dieu pour connaître l'état que je devais embrasser pour aller sûrement au ciel. Après bien des prières, j'ai cru que le Seigneur voulait que j'entrasse dans l'état ecclésiastique. (Lettre 2)

La fin de sa lettre est plus indicative de son jeune âge; il a encore besoin d'argent pour des vêtements, et Louis va bien. Il ajoute des caresses pour chacun, en particulier à sa mère.

Puis, un intervalle de près de cinq années s'écoule avant la lettre suivante. Elle est datée de janvier 1822, en provenance de Paris, où il étudie à la Maison- mère lazariste. Elle commence avec une particularité qui réapparaîtra dans sa correspondance avec sa famille, notamment des excuses pour la rareté de ses lettres, sachant que son oncle donnera des nouvelles de lui. (Lettre 3) Dans l'envoi suivant, daté du 30 octobre 1823, il renouvelle ses excuses : «…j'avoue que j'ai été un peu négligent », ajoutant qu'il pense constamment à sa famille. À propos de son frère Antoine, âgé de dix ans, il conseille son père sur la manière de s'y prendre avec lui. D'une part, il ne doit pas le « pousser » à la prêtrise; d'autre part, il court le danger d'être corrompu par les domestiques et les ouvriers de la ferme au langage grossier, ces personnes étant très différentes en l'absence de l'employeur. (Lettre 4)

En juin 1826, son père lui reproche de ne pas écrire assez souvent; pourtant, il ne répond à sa lettre qu'à la fin d'août, demandant d'excuser le délai. Il réclame des prières en vue de son ordination prochaine à la prêtrise. Aucune mention n'est faite de sa mère. (Lettre 5)

Ordonné en septembre 1826, il n'a pas écrit chez lui avant le 2 novembre, soulignant qu'il a célébré la messe pour ses parents et ses amis et les remerciant de toutes leurs prières. (Lettre 6) Viennent ensuite deux autres lettres, l'une datée de 1827 et l'autre de 1829. Il donne des nouvelles de son travail comme professeur, parle de son état de santé et de ses projets pour l'été. Dans sa lettre du 17 juillet 1827, il ne mentionne sa mère que dans un post-scriptum :

Si je termine cette lettre sans donner à ma très chère mère aucun témoignage de piété filiale, ce n'est pas que je l'oublie, mais je sais que vous lui interpréterez parfaitement mes sentiments. (Lettre 7)

Datée du 17 juillet 1829, sa lettre suivante évoque son surplus de travail; il prévoit la possibilité d'envoyer du courrier chez lui par quelqu'un qui ira dans cette direction. Aucune référence à sa mère. (Lettre 18) Puis, le 15 février 1832, de Saint-Flour où il enseigne à ce moment-là, il adresse une lettre pleine d'émotions à son père et à sa mère, après avoir appris la mort de son frère en mer :

Mon cher Père et ma chère Mère,

Mêlons nos pleurs, unissons nos prières : notre cher Louis n'est plus! Quelle douloureuse nouvelle pour vous, pour moi, pour toute la famille!

Il enchaîne en recommandant de voir ce triste événement du point de vue de l'espérance chrétienne et de la confiance en Dieu. (Lettre 29)

Un an plus tard, le 12 janvier 1833, Jean-Gabriel écrit de Paris où il entreprend une nouvelle tâche; il n'a pas eu le temps de communiquer avant de quitter Saint-Flour, mais aussitôt arrivé à Paris, il écrit à sa sœur pour qu'elle transmette toutes ses nouvelles. Son nouvel emploi est meilleur pour sa santé. Son frère Jacques est dans sa première année de séminaire depuis septembre et il est en excellente santé. Une lettre de sa sœur Antoinette, souligne-t-il, l'a informé que son père se porte bien. Toutes ces références à la santé l'amènent à prodiguer quelques conseils à son père :

…ne vous refusez pas les ménagements que votre âge demande; la santé vous est nécessaire pour diriger les affaires temporelles de la famille et penser sérieusement aux affaires spirituelles de votre conscience dont il importe par-dessus tout que vous soyez prêt à rendre compte à Dieu quand il jugera à propos de vous appeler à l ui. (Lettre 32)

Le père est âgé de 62 ans au moment de cette lettre. On ne voit pas trop pour quelle raison le fils juge nécessaire de lui donner ces conseils. De fait, son père vivra 27 ans encore, jusqu'à l'âge de 89 ans en 1860. Sa mère mourra à 84 ans en 1862.

En janvier 1834, il rapporte que sa sœur Antoinette, entrée chez les Filles de la Charité quelques mois plus tôt, lui a transmis une lettre à remettre à la maison, mais il l'a envoyée par mégarde à son oncle Jacques ! (Lettre 42)

Sa dernière lettre à sa famille a été écrite en Chine le 22 août 1836, un an après son arrivée à Macao. Elle n'est pas bien longue, moins de deux pages imprimées. Il donne un aperçu de son apostolat en mission chinoise. Au milieu de la lettre, se trouvent quelques lignes qui ont été citées dans le décret de sa canonisation :

Nous avons des fatigues et quelques peines à supporter, mais il y en a partout, et puis il faut bien gagner le ciel à la sueur de son front. Si nous avions à souffrir le martyre, ce serait une grande grâce que le Bon Dieu nous accorderait ; c'est une chose à désirer et non à craindre.

Jean-Gabriel sollicite des prières pour lui-même et pour la conversion des Chinois; le 4 de chaque mois il dira une messe pour ses parents vivants, et le 5 pour ses parents décédés. (Lettre 83)

Lettres à son frère Louis

Dans les lettres à son père, Jean-Gabriel ne semble pas totalement à l'aise. Certaines donnent l'impression d'avoir été rédigées par sens du devoir, comme si c'était une obligation plutôt qu'un réel désir de lui écrire. Ses lettres à son frère Louis sont totalement différentes. Elles révèlent son désir et son bonheur de lui écrire, et elles démontrent l'affection profonde qu'il a pour Louis, tout en reflétant l'affection manifeste que Louis a pour lui.

La plus ancienne lettre à Louis qui a été conservée date du 2 septembre 1827. Jean-Gabriel vient de terminer sa première année de sacerdoce et enseigne au grand séminaire à Saint-Flour. Elle est écrite une semaine après son arrivée à Montauban où il vit avec son oncle. Louis est à la Maison-Mère à Paris pour terminer son séminaire et doit prononcer ses vœux trois semaines plus tard. Le début du message contraste avec certaines de ses lettres à son père, où il s'excuse de ne pas écrire. Sa lettre à Louis commence ainsi :

Je trouve tant d'occasions pour vous écrire ces jours-ci, que je serais inexcusable en ne le faisant pas : aujourd'hui c'est un jeune protestant converti qui part pour Saint-Sulpice ; demain c'est M. Gratacap qui passe par le courrier ; il se rend à Paris; il ira sans doute vous voir. (Lettre 8)

Il explique être arrivé à Montauban le 26 août, et le 28, fête de saint Augustin, il lui a fallu mettre une heure pour « se débarrasser » d'un panégyrique du saint que les Ursulines lui « avaient jeté sur le dos ». Les lettres à son père ne présentent pas ce type de vocabulaire désinvolte. Louis n'a pas à s'inquiéter de sa santé, puisque les Ursulines et son oncle prennent si grand soin de lui. Viennent ensuite des informations sur les activités à Montauban auxquelles Louis s'intéresse, telles le jour de la remise des prix, suivies de quelques spéculations sur les nominations futures dans la communauté. Le style de la lettre est décontracté et familier, contrairement aux lettres à la maison.

L'envoi suivant à Louis est rédigé deux mois plus tard, le 31 octobre 1827. Là encore, il prévoit la possibilité d'envoyer du courrier par un confrère qui quitte Saint-Flour pour Paris. Il félicite Louis pour ses vœux, donne des nouvelles de sa visite à la maison durant l'été et de celles qu'il a reçues d'eux depuis. Il décrit ses déplacements de l'été : douze jours à la maison au Puech, trois à Cahors, douze à Montauban, quatre ou cinq à Carcassonne ou Montolieu. Ce voyage a été long en distance mais court en temps, utile, plaisant et pas trop cher. Il continue :

Enfin je suis arrivé à Saint-Flour au moment du brouhaha que je n'ai ni le temps ni l'envie de vous dépeindre. Je ne vous parlerai par non plus de diverses phases de ma manière d'être qui se sont si rapidement succédées depuis cette époque. Promu au pouvoir, j'en suis déchu et cependant m'y revoilà ; on pourrait faire sur tout cela des tragédies, voire même un poème épique, mais il faut attendre jusqu'à la fin… A un autre jour le reste, il est près de onze heures du soir. (Lettre 9)

Le post-scriptum dévoile un peu plus le caractère de Jean-Gabriel :

M. Trippier emporte les regrets et l'estime du diocèse excepté peut-être de quelques personnes dont la malveillance encore l'honore. Pour moi, je n'avais jamais [été] aussi sensible à la séparation d'un confrère.

Jean-François Trippier, qui apporte la lettre à Paris, est le confrère dont Jean-Gabriel a hérité de la succession comme supérieur d'un pensionnat de l'État pour garçons. Trippier était au centre d'un malentendu auquel fait allusion cette lettre, impliquant l'évêque, le supérieur lazariste du grand séminaire et le supérieur général. Jean Grappin, le supérieur du grand séminaire, avait recommandé Jean-Gabriel comme successeur de Trippier, poste qu'il occupera durant cinq ans.

Cinq mois plus tard, le 24 mai 1828, il écrivait une autre lettre à Louis, qui se plaignait que Jean-Gabriel ne communique pas plus souvent. Jean-Gabriel objecte que Louis n'a aucune idée de ses occupations, avec :

4 ou 5 classes ou répétitions par jour. Obligé en qualité de directeur, d'économe etc., etc. d'être toujours à tous et à tout, et partout à la fois, comment pourrais-je aller de temps en temps me récréer avec vous [par lettre] à Paris ?

Il explique ensuite à Louis qu'il a été malade durant une semaine et c'est pourquoi il a eu le temps et l'occasion de lui écrire. Avec une pointe d'humour, il poursuit d'une façon qui montre la bonne relation entre eux :

Vous venez ensuite me proposer une partie de philosophie. Oubliez-vous donc que je marche à présent sur un tout autre terrain? Il me serait plus facile de vous réciter le Rudiment d'un bout à l'autre, que de vous dérouler une thèse de philosophie. Que j'ai dégénéré ! Si vous m'aviez proposé quelques petites questions grammaticales, à la bonne heure, j'aurais peut-être tâché de vous répondre ; en commençant par relever les fautes qui vous ont échappé dans votre lettre, je vous aurais dit par exemple, que la conjonction française quoique gouverne toujours le subjonctif; qu'il ne faut point de tréma sur ait troisième personne du singulier du verbe avoir ; qu'on met un accent aigu et non pas un accent circonflexe sur le deuxième é du mot réfléchir ; que la lettre de quelqu'un, c'est celle qu'il a écrite, et non pas celle qu'il a reçue ; que telle tournure de phrase n'est pas française, etc. etc. etc. Mais pour la philosophie, que voulez-vous que je vous en dise ? Je n'y pense plus.

Puis il taquine Louis sur son ambition de devenir professeur de philosophie :

…ce n'est pas une petite affaire que d'être professeur de philosophie dans un temps où chacun se fait sur cette science les idées qu'il lui plaît, où chacun a son système, ses opinions, où il y a autant d'écoles que de maîtres.

Il termine en proposant ce qui semble être une liste de lectures importantes à faire, sans doute à ne pas prendre au sérieux. (Lettre 11)

La lettre suivante est écrite sept semaines plus tard, à dix heures du soir, au moment où Jean-Gabriel avait fait monter à sa chambre deux garçons turbulents « qui après avoir troublé le repos des autres, m'empêchent d'aller prendre le mien ». (Lettre 12) Leur punition, apparemment, consistait à rester au garde-à-vous pendant un certain temps. Il donne ensuite des nouvelles de son jeune frère Jacou, âgé de 18 ans en 1828, qui se trouve à l'école de son oncle à Montauban. Tous ses bulletins scolaires sont satisfaisants, et il est l'un des meilleurs élèves de sa classe. Puis la lacune de la famille Perboyre est de nouveau évoquée : « Il y a longtemps qu'il ne m'a pas écrit lui-même. » La possibilité que Jacou suive ses deux frères aînés dans la communauté lazariste est mentionnée de façon explicite, comme si c'était l'évidence même. Jean-Gabriel écrit :

…j'ignore quelle conduite je dois tenir. Ainsi jusqu'à ce que j'y voie plus clair, je m'abstiendrai de toute démarche par rapport à notre cher frère. Pour vous si vous avez là-dessus des lumières particulières, agissez en conséquence.

Il est déçu que Louis n'ait pas donné des nouvelles des confrères et des activités de la Maison-Mère, car il devrait réaliser combien il est toujours intéressé à en recevoir. Peut-être était-ce de « potins » dont il avait vraiment envie !

Cinq semaines plus tard, l'envoi du 16 août 1828 arrive de Saint-Flour. Les deux premiers paragraphes font référence aux affaires financières, sur lesquelles une note de bas de page aurait été utile. Jean-Gabriel, d'après une suggestion à peine voilée de Louis, est d'accord pour contribuer aux frais d'éducation de Jacou, comme ils l'avaient déjà fait pour leur sœur Antoinette, âgée de 13 ans en 1828. Le ton de la lettre semble indiquer que le Supérieur Général, Pierre-Joseph Dewailly, ait déjà aidé financièrement la famille Perboyre. La lettre poursuit :

Jugez avec que plaisir je verrai notre frère aller compléter son éducation au collège de Montdidier, où les études sont si florissantes et l'ordre si parfait !… Me voilà en vacances depuis huit jours. A moins d'un ordre inattendu, je les passerai toutes dans ce pays-ci. Il est juste de travailler un peu pour soi après avoir beaucoup travaillé pour les autres. Priez pour un frère qui vous aime comme lui-même. Adieu. (Lettre 14)

Cinq semaines plus tard, Jean-Gabriel lui adresse une brève missive de Cahors, où il a séjourné une quinzaine, incluant sa retraite annuelle. Pendant les trois ou quatre jours passés à la maison au Puech, plusieurs se sont informés de Louis et lui offrent leurs amitiés. Jean-Gabriel est sur le point de repartir pour Saint-Flour.

Jacou serait parti pour Paris en même temps que moi, mais M. Brunet qui doit être son mentor, n'est pas encore prêt. Ils partiront tous les deux de Cahors, lundi soir, 29 septembre, et par conséquent ils arriveront à la capitale, le vendredi soir ou le samedi matin. Ayez soin d'embarquer notre frère assez tôt pour Montdidier. On dit que vous serez envoyé à Montdidier, cette année, je vous en félicite; vous y serez très bien sub omni respectu. Vous soignerez Jacou. (Lettre 16)

Après cette lettre, il y a un intervalle de sept mois, et Jean-Gabriel accuse Louis de bouderie :

Je vois bien pourquoi : vous vous êtes imaginé que je n'avais pas remboursé toutes vos avances, en fait de correspondance. Seigneur, calmez votre ire; et n'excitez pas, s'il vous plaît, la mienne… Mais ce serait trop de plaintes. Il vaut mieux que je vous accorde une indulgence plénière ; toutes les circonstances me favorisent pour vous expédier mon bref : me voilà en vacances, à l'occasion de la quinzaine de Pâques… En relisant votre lettre d'octobre, (car il faut bien relire les anciennes, n'en recevant pas de nouvelles), j'ai remarqué quelques fautes que je vais vous signaler. Je sens qu'il n'est pas trop flatteur pour un écrivain de la capitale de recevoir des leçons d'un petit pédagogue… Eh bien ! je vous régente comme il faut, n'est-ce pas ?

En retour, il demande à Louis de l'aider de ses prières, car il est constamment « saisi de frayeur » à propos de sa responsabilité envers les autres; il s'agit probablement des étudiants sous ses soins. (Lettre 17)

Sept autres mois s'écoulent avant qu'il ne corresponde avec Louis, le 28 novembre 1829. C'est une lettre intéressante qui passe d'une sorte de badinage fraternel, assez habituel chez lui, à des conseils pratiques pour Louis qui doit partir en Chine; viennent ensuite des conseils spirituels et une allusion à la possibilité de partir lui-même en mission chinoise ; puis il passe aux affaires financières pratiques concernant l'éducation de Jacou, aux problèmes non spécifiés de son oncle à Montauban, et il en rajoute sur les frais d'éducation de Jacou, terminant par un paragraphe sur son surplus de travail. La lettre débute ainsi :

Malgré toutes vos menaces ou toutes vos prédictions, ma supériorité est encore debout…Je ne saurais qu'approuver et admirer votre belle résolution d'aller évangéliser les Chinois. Quelque attachement que j'aie pour vous, avec quelle joie ne vous verrais-je pas franchir les vastes mers de l'hémisphère, pour une aussi belle cause !

Précisant ensuite que ce serait une bonne idée pour Louis de suivre les cours publics de « physique, etc. », il le met en garde contre trop de confiance en ce genre d'apprentissage, quoiqu'il ait sa place « comme un moyen surnaturel, toutefois indirect et éloigné » de l'évangélisation. Ce qui l'amène à la priorité de l'apprentissage spirituel, recommandant à Louis de se « revêtir uniquement de J.C. ». Puis il confesse sa grande crainte « d'avoir étouffé par mon infidélité à la grâce les germes d'une vocation semblable à la vôtre ».

La question des frais pour Jacou à Montdidier semble provenir d'un manque de clarté dans les arrangements entre Jean-Gabriel, le Supérieur Général et un certain Pierre-Nicolas Vivier, probablement l'économe de la Maison-Mère. Puisque c'est Louis qui s'est occupé des arrangements, c'est à lui d'éclaircir cette histoire, mais Jean-Gabriel verra à rembourser. Le paragraphe final contient ce passage :

Ne soyez pas si exigeant à mon égard. Si vous connaissiez ma position, vous ne me traiteriez pas si impitoyablement. Quoique nous n'ayons encore qu'une centaine d'élèves, je suis accablé de besogne. Je suis extrêmement fatigué d'esprit et de corps. Je ne sais où aboutira un malaise général que j'éprouve depuis longtemps et qui est toujours progressif. (Lettre 19)

La première page de la lettre suivante est datée du 24 février 1830 et la dernière du 11 mars. Jean-Gabriel s'extasie longuement sur le fait qu'il a reçu un mot de chacun de ses trois frères le même jour, avant d'arriver au point central du message :

Vous m'avez fait un crime de ce que, dans ma dernière lettre, je ne vous ai rien dit de nos confrères du grand séminaire et de ce que, ordinairement, je ne vous donne pas assez de renseignements. Le premier point me paraissait inutile ; ces Messieurs écrivant à Paris plus souvent que moi. Pour le second, je croyais devoir m'en abstenir par délicatesse, pour ne pas empiéter sur les droits d'autrui…

La communauté possédait deux maisons à Saint-Flour. Celle dont il vient d'être question est le grand séminaire; plus loin dans la lettre, Jean-Gabriel précise qu'il y rencontre les confrères occasionnellement. Dans l'envoi précédent, il conseillait à Louis de poursuivre des cours de physique; maintenant il l'approuve de prendre des cours de morale théologique, disant :

Thésaurisez maintenant, munissez-vous de toutes les connaissances théologiques dont vous pouvez avoir besoin dans la suite; car vous n'aurez pas la facilité de les acquérir si vous allez dans les missions étrangères, et vous n'en aurez pas le temps, s'il vous arrive jamais d'avoir un poste tel que le mien.

Ensuite, il taquine un peu Louis sur ses fautes d'orthographe et ajoute :

Seulement écrivez-moi souvent, et excusez-moi, si je ne puis vous toujours répondre.

Et dans un post-scriptum :

Pour que vous puissiez accorder les 2 dates de cette lettre, je dois vous dire qu'à peine je l'avais commencée que j'ai été obligé de l'interrompre et de la laisser reposer pendant 15 jours. Vous voyez par là combien j'ai peu de temps libre pour vous écrire. Priez pour moi ! (Lettre 20)

Quatre semaines plus tard, la brève lettre qui suit est un écho de ce qu'il avait affirmé cinq mois auparavant concernant son surplus de travail :

La quinzaine de Pâques qui est pour tant de prêtres le temps du grand travail est pour moi un temps de repos. Nos élèves sont en vacances. J'avais bien besoin de ce moment de relâche. Je ne crois pas avoir passé deux jours depuis six mois sans avoir senti ma tête rompue, tous mes membres brisés et mon sang tout en feu. Rien ne me fatigue comme le détail de l'administration; rien ne me mine comme la sollicitude. N'ayez pas cependant d'inquiétude sur ma santé; il s'en faut que je sois encore aux abois. Je vais profiter du peu de jours de vacances qui me restent pour consolider les forces de l'esprit et du corps. (Lettre 21)

En juillet 1830, le roi français Charles X dissout la Chambre des Députés. La population parisienne proteste durant « les Trois Glorieuses », du 27 au 29 juillet. Lorsque ces nouvelles arrivent à Saint-Flour, Jean-Gabriel s'inquiète de la sécurité de Louis et fait même mention de lui durant la messe au mémento des morts. De plus, il est furieux à propos d'une information selon laquelle les restes de saint Vincent auraient été jetés dans la Seine. Au moment d'écrire à son frère, le 24 août, il apprend que ses deux craintes étaient sans fondement. Après avoir situé ce qui précède dans le premier paragraphe, il enchaîne :

Il ne m'est guère possible d'aller vous voir ces vacances. Les circonstances sont si critiques. Ma bourse n'est pas fournie. Ma présence est utile à Saint-Flour. Toutefois je désire ardemment d'avoir l'occasion de vous voir avant votre départ pour la Chine. Quoique je ne sois pas très éloigné de prendre la même route que vous, je ne suis pas assez prêt ni assez décidé de moi-même pour m'embarquer cette année. En attendant j'applaudirai à votre courage et à votre démarche.

Viennent ensuite des détails concernant les frais d'éducation de Jacou, incluant une provision pour son argent de poche. Puis, il demande à Louis de vérifier si un certain périodique de philosophie chrétienne vaut la peine qu'on y souscrive. (Lettre 22)

Son désir de voir Louis avant son départ ne s'est pas réalisé, et il écrit le 8 octobre :

J'éprouve d'une manière bien sensible la vérité de ce que dit saint Augustin, que l'on ne connaît jamais mieux l'attachement qu'on peut avoir pour quelqu'un que lorsque on en est séparé. Je ne puis vous voir vous éloigner sans émotion, et pardonnez-moi si je vous avoue que je ne suis pas maître de retenir mes larmes…Je crains de n'avoir pas été fidèle à la vocation que le Seigneur vous a donnée. Priez-le de me faire connaître sa sainte volonté et de m'y faire correspondre… Non, mon très cher frère, je ne vous oublierai pas moi-même : tous les jours de ma vie, je porterai votre souvenir à l'autel. Là nous nous trouverons unis dans le divin Cœur de Jésus…Je vais écrire à nos parents pour les consoler; ils doivent en avoir un peu besoin. Je vous donnerai de leurs nouvelles aussi souvent que je pourrai. Écrivez-nous aussi à toutes les occasions que vous rencontrerez. Adieu, mon très cher frère, je vous embrasse en N.S. dans toute la tendresse de mon cœur. (Lettre 23)

La lettre suivante est envoyée au Havre trois semaines plus tard, le 27 octobre, avant que Louis ne s'embarque le 3 novembre. Il fait référence à l'atmosphère générale de pessimisme en France et à la rumeur que les Arabes envahiront et saccageront Paris. Il demande à Louis d'envoyer des descriptions « détaillées » de son voyage et de son apostolat éventuel en Chine, et de « tout ce qui peut intéresser la curiosité » et édifier. (Lettre 24)

Son dernier envoi à Louis a été écrit huit mois et demi après son départ. À ce moment-là, juillet 1831, la nouvelle de la mort de Louis en mer le 2 mai n'est pas encore connue en France. Jean-Gabriel avait envoyé la lettre à Macao, où Louis était attendu. Les envois précédents commençaient par « Mon très cher frère », mais celui-ci par « Mon très cher Louis ». Jean-Gabriel avait saisi l'occasion qui se présentait pour expédier une lettre en Chine. Après quelques phrases d'introduction, il poursuit :

Depuis votre départ que de fois n'ai-je pas pensé à vous ? A mesure que vous vous éloigniez, votre souvenir se gravait plus profondément dans ma mémoire, et mon cœur se dilatait de plus en plus sous l'impression de l'amour fraternel. Le jour de la Pentecôte, et ce n'était pas la première fois, j'offris le Saint Sacrifice pour vous ; depuis ma première messe je n'avais jamais versé tant de larmes à l'autel.

Il donne ensuite quelques nouvelles de la famille et souhaite aller au Puech durant l'été. Dans sa lettre à Louis au Havre, il suggérait à son frère d'inclure des « détails » dans les messages qu'il enverrait de la Chine. Il fait sienne cette suggestion, fournissant à Louis des précisions sur la situation politique et ecclésiale en France. Concernant le journal L'Avenir, voici ses commentaires :

Comme vous savez, il est rédigé par une armée d'intrépides ultramontains dont M. de Lammenais est le capitaine. Les doctrines qui y sont défendues, ne sont que les principes mieux développés, que M. de Lammenais avait déjà exposés dans son ouvrage des Progrès de la Révolution. Vous ne pouvez vous faire une idée combien ce journal a remué les esprits. En général les évêques de France ne l'aiment pas. Cependant il est plus ou moins lu dans tous les diocèses. Il a partout de chauds partisans et de nombreux adversaires. Il a fait fortune en Belgique. A Rome, il y a du pour et du contre.

Dans son enseignement à Saint-Flour, Jean-Gabriel était influencé par les idées de Lamennais (dont il a toujours mal épelé le nom, et souvent de manière différente) sur l'éducation, et il semblerait que la condamnation éventuelle de Lamennais par le Pape Grégoire XVI en août 1832 ait été responsable du transfert de Jean-Gabriel de Saint-Flour à la Maison-Mère de Paris ce même mois.

Le passage suivant de la lettre décrit la situation dans d'autres pays européens, tels l'État papal, la Pologne, la Belgique, l'Irlande et l'Autriche, précisant qu'il pourrait donner davantage de nouvelles, mais n'en a pas le temps. (Incidemment, en ce qui concerne ce passage de la lettre, il serait intéressant de savoir comment il envisageait le n° 16 du Chapitre VIII des Règles communes, lorsque plus tard il devint directeur des séminaristes et des étudiants à Paris !) (Lettre 26)

Lettres à son frère Jean-Jacques3

Six lettres à Jean-Jacques, surnommé Jacou dans la famille, ont été retrouvées. Elles n'ont pas la même spontanéité que celles destinées à Louis. Jacou avait huit ans de moins que Jean-Gabriel, et il est possible qu'ils ne se soient pas vus depuis le départ de ce dernier en 1817 jusqu'à sa première visite à la maison après son ordination en 1826. La première lettre en notre possession a été écrite de Saint-Flour en août 1828. Jacou devait quitter l'école de son oncle à Montauban pour aller au collège de Montdidier, et Jean-Gabriel désire le voir s'il passe par Saint-Flour. Il avait 18 ans. Jean-Gabriel se dit heureux de ses bulletins, mais les standards étant élevés à Montdidier, il vaudrait mieux qu'il recommence sa deuxième année. (Dans le système scolaire français, la sixième correspond à la classe inférieure, et les élèves avancent année après année à la première, l'année finale). Il lui recommande d'être « moins taciturne, plus ouvert », car il aura plus tard des difficultés relationnelles. « Pour moi je sais bien ce qu'il en coûte. » (Lettre 15)

La lettre suivante date de février 1832, à l'occasion de la mort de Louis. Elle est très émotive, on le comprendra. Ses parents, assure-t-il, se tirent bien de leur deuil. Cependant, Jacou n'écrit pas assez souvent. Encore une fois, il est intéressant de noter que Jean-Gabriel reproche aux autres une telle négligence, alors que lui fait la même observation lui est faite. Il prévient Jacou du danger d'être submergé par la philosophie et de réduire Dieu à une simple idée (Lettre 31).

Au moment où Jacou est dans sa troisième année à la Maison-Mère, la lettre suivante lui parvient de Batavia (Jakarta) en juillet 1835. Jean-Gabriel parle de sa santé durant le voyage; il a bien dormi, la nourriture étrange ne lui a pas causé trop de problèmes et l'air de la mer lui a plu. Au milieu du voyage, il est tombé sur des marches en cuivre et a subi quelques contusions, mais rien de grave. Il admet avoir déjà éprouvé une certaine crainte de la mer, mais plus maintenant. Il raconte que pour tromper l'ennui du long voyage, il se figurait ce que Jacou pouvait faire à la Maison-Mère à divers moments de la journée (Lettre 59).

En septembre 1835, arrive de Macao un petit bout de lettre; il n'a rien à raconter depuis la communication précédente de Batavia (Lettre 66).

Trois mois plus tard, dans sa lettre de Macao, la phrase d'introduction est amusante : « Il faut que je me hâte de vous donner de mes nouvelles, pour ne pas vous en priver pendant trop longtemps. » Le message est bref et concerne presque entièrement son voyage en Chine, qui commence ce jour-là. Il est vêtu comme un Chinois, a la tête rasée, porte une longue natte et une grande moustache, balbutie le Chinois et mange avec des baguettes. (Lettre 71)

En septembre 1832, un an avant sa capture, arrive de la Chine sa dernière lettre à Jacou. Il plaisante à propos du message de Jacou qui prie Dieu pour que Jean-Gabriel devienne un autre François-Xavier. (Lettre 94)

Lettres à son frère Antoine

Antoine avait onze ans de moins que Jean-Gabriel. Dans les lettres à ses frères, Jean-Gabriel démontre de profonds liens d'affection envers Louis, moins envers Jacou et encore moins envers Antoine. Étant donné la différence d'âge et le fait qu'Antoine était âgé de quatre ans seulement lorsque Jean-Gabriel quitta la maison, il est clair qu'il ne connaissait pas très bien Antoine. Ceci se reflète dans le ton de ses lettres. C'est le genre de correspondance d'un frère aîné entré en communauté qui se croit tenu d'écrire à son frère cadet à la maison. Ce sont des lettres brèves. La première que recevait Antoine, alors âgé de quinze ans, au collège de Montgesty, a été écrite de Saint-Flour en juillet 1828, près deux ans après son ordination. La phrase d'introduction concerne les fautes d'orthographe dans la lettre d'Antoine. Jean-Gabriel, on se rappellera, taquinait Louis pour ses fautes. Avec Antoine, il n'y a pas de taquinerie. C'est le frère plus âgé qui montre de la compréhension pour les fautes d'un frère plus jeune. Il recommande à Antoine de suivre tous les conseils de ses parents, mais par-dessus tout il doit essayer de plaire à Dieu. Il salue ses parents. Le message est assez succinct. (Lettre 13).

La lettre suivante à Antoine, à la maison, vient de Paris près de cinq années plus tard; elle est concise et commence ainsi : « On dirait que vous boudez, tant on a de peine à vous arracher une lettre. » Jean-Gabriel désire savoir si oui ou non Antoine a été appelé au service militaire. Encore une fois, il recommande à Antoine de bien se conduire avec ses parents, d'être attentif à ses devoirs religieux, de faire une bonne confession, de ne pas suivre le mauvais exemple des jeunes hommes qui abandonnent leur religion. « Nous avons un frère et une sœur dans le ciel, il faut aller les y joindre. » (Lettre 34)

Dix mois plus tard parvient la lettre suivante, en réponse à une communication où Antoine annonce la maladie de leur père. La réaction de Jean-Gabriel est qu'aucune dépense ne doit être ménagée pour le traiter, et il ajoute : « Le Bon Dieu ne l'a affligé que pour son bien, il peut en être persuadé. En souffrant, il expie les peines qu'il aurait à endurer en Purgatoire et il mérite une plus grande gloire pour le ciel. » Aussi, Jean-Gabriel a-t-il conseillé à son père de faire une confession générale et d'en parler avec son confesseur. Ensuite, il prévient Antoine que malgré sa jeunesse, il peut mourir d'un jour à l'autre : « Vivez comme si chaque jour était le dernier de votre vie. » Il lui envoie une douzaine de médailles miraculeuses. Dans un post-scriptum, il offre ses bons souhaits pour la fête de saint Antoine qui aura lieu trois jours plus tard (17 janvier), et il célébrera la messe pour lui ce jour-là. (Lettre 43)

Une autre lettre arrive trois mois plus tard, encore une fois assez sommaire, où il se plaint de ce qu'Antoine n'ait pas communiqué concernant l'état de santé de leur père. Puis il donne des nouvelles de leur sœur Antoinette, qui est entrée chez les Filles de la Charité l'année précédente et qui est à Paris. Leur quartier, semble-t-il, a été épargné lors des récents affrontements de rue, sans doute à cause de la présence du corps de saint Vincent exposé à la vénération d'une foule nombreuse durant la neuvaine (Lettre 47)

Huit mois plus tard parvient la lettre suivante, datée du 20 janvier 1835. Elle est plutôt rudimentaire et commence par des souhaits du nouvel an à toute la famille. Dans la phrase suivante, il déclare : « N'oubliez pas, mon cher frère, que notre vie disparaît comme une ombre, et qu'à la mort nous serons traités comme nous l'aurons mérité par nos vices ou par nos vertus. » Tout comme sa lettre de l'année précédente à la même période, Jean-Gabriel rappelle la fête de saint Antoine et souligne qu'il a célébré la messe pour lui ce jour-là. (Lettre 54)

En septembre de la même année, 1835, arrive une lettre de Macao. Il fait mention d'une lettre envoyée à son père de Java; cette lettre n'a pas été retrouvée. Déjà, il a voyagé plus loin que Louis, et il ajoute : « Ne croyez donc pas qu'aller en Chine, c'est aller à la mort. Mes confrères qui sont venus dans ce pays y vivent comme ailleurs… » Il réfère ensuite au fait qu'Antoine avait prétendu que le départ de Jean-Gabriel pour la Chine signifiait pour lui (Antoine) qu'il serait désormais privé de ses bons conseils. Voici la réponse de Jean-Gabriel :

D'abord il faut vous rappeler que Dieu a spécialement chargé de votre salut votre pasteur et votre confesseur. C'est à eux que vous devez souvent recourir pour recevoir leurs instructions et leurs conseils. Si donc vos affaires spirituelles n'allaient pas, il faudrait l'attribuer à votre négligence et non au défaut de moyens salutaires et à mon éloignement. (Lettre 65)

J'ai signalé précédemment que dans ses lettres à son père, Jean-Gabriel ne faisait pas toujours mention de sa mère et que parfois il insérait un post-scriptum à son sujet. Toutes ses lettres à Antoine parlent d'elle. Avec son père, il emploie toujours l'expression « Mon père et ma mère », tandis qu'avec Antoine, il utilise presque toujours la formule plus familière « Papa et Maman ».

Lettres à son oncle Jacques

Jacques Perboyre avait huit ans de plus que le père de Jean-Gabriel. Il est entré dans la Congrégation de la Mission en 1783, à l'âge de 20 ans. La date de son ordination n'est pas enregistrée, mais elle se situe probablement au début des troubles révolutionnaires. Durant cette période, il exerça un ministère clandestin, et lorsque les choses se rétablirent, il fonda une école à Montauban. Il mourut en 1848.

Il semble qu'à partir de ses études à Montauban, Jean-Gabriel ait subi une forte influence de son oncle. D'ailleurs, les lettres à son oncle diffèrent de celles adressées aux autres membres de sa famille, parce que tout en étant d'un neveu à son oncle, elles sont également d'un confrère junior à un confrère senior. Elles sont assurément plus intéressantes dans ce qu'elles dévoilent des affaires internes de la communauté que dans ce qu'elles révèlent de la famille. À vrai dire, on n'y trouve que quelques références occasionnelles aux membres de la famille, simplement pour signifier qu'un frère ou une sœur va bien. Dix-sept lettres à son oncle ont été conservées. La première est de Saint-Flour en 1832, lorsque Jean-Gabriel était âgé de 30 ans, et la dernière vient de Honan en 1836.

La toute première, écrite en février 1832, concerne la mort de Louis. Comme la lettre à ses parents, le message est très émotif. Il termine en disant que Louis

…s'est élancé à travers les mers, cherchant la mort des martyrs. Il n'a trouvé que celle d'un apôtre. Que ne suis-je trouvé digne d'aller remplir la place qu'il laisse vacante ! Que ne puis-je aller expier mes péchés par le martyre après lequel son âme innocente soupirait si ardemment ? Hélas! J'ai déjà plus de trente ans, qui se sont écoulés comme un songe, et je n'ai pas encore appris à vivre! Quand donc aurai-je appris à mourir ? Le temps disparaît comme une ombre légère, et sans nous en apercevoir nous arriverons à l'éternité. (Lettre 30)

Plus d'un an après, arrive une lettre de Paris. Suivant son habitude, il commence par s'excuser du long délai pour lequel il n'a vraiment aucune raison. Un paragraphe indique que le supérieur général avait déjà invité Jacques Perboyre à Paris pour qu'il reprenne pleinement la vie communautaire. Jean-Gabriel souligne que cela était simplement une suggestion; apparemment, l'idée était qu'il devienne confesseur des Filles de la Charité à la rue du Bac. Jean-Gabriel assure son oncle qu'il est libre de rester à Montauban « sans encourir ni censure ni irrégularité ». (Lettre 33)

La lettre qui suit parvient seulement trois mois plus tard. Il y a une épidémie de grippe à Paris, et son frère Jacques, alors en première année de séminaire, ainsi que plusieurs prêtres en sont atteints, mais cela ne les empêche pas de poursuivre leurs activités normales. L'objet principal du message est de demander à son oncle d'envoyer à Paris tous les exemplaires des Méditations de Pierre Collet, C.M. (1693-1770) qu'il pourra trouver. (Lettre 37) Jean-Gabriel s'adresse à son oncle lorsqu'il a besoin d'information, de livres et de documents sur la Congrégation d'avant la période de la Révolution.

Deux mois plus tard, sa lettre commence par des excuses de n'avoir pas écrit. Il informe son oncle à propos des confrères qui partent en mission. Un prêtre, un séminariste et un frère viennent de partir pour la Syrie. Deux prêtres sont sur le point de s'embarquer pour la Chine, emportant une presse à imprimer avec eux. Dans un mois, un confrère doit aller à Constantinople, et d'autres partiront pour la Syrie au printemps. Il ajoute :

Ceux qui partent sont au comble de la joie. Ceux qui restent ne se consolent que par l'espoir de les suivre plus tard.

Puis il demande :

Si par hasard vous aviez d'anciens cahiers relatifs à la congrégation, comme coutumiers, règlements, circulaires, etc., je vous prierais de vouloir bien m'en faire cadeau. (Lettre 38)

Les coutumiers étaient des cahiers de notes indiquant des lignes directrices.

En novembre 1833, se trouve une lettre qui n'a d'autre intérêt que de s'excuser du retard. (Lettre 39) La suivante, datée du 14 décembre, est moins sommaire. Il est question d'un établissement pour les Filles de la Charité à Montauban, avec beaucoup de détails sur les obligations de la ville à cet égard. Plusieurs lettres de Jean-Gabriel en provenance de Paris montrent qu'il est bien informé des intentions et des actions du Supérieur Général et de son conseil. Très soucieux également de tenir son oncle informé autant que possible sur les affaires de la communauté. Plusieurs des confrères d'avant la Révolution n'avaient jamais vécu la vie communautaire. Il inclut une circulaire du supérieur général adressée uniquement aux confrères français, et il enverra la lettre circulaire générale du nouvel an lorsqu'elle sera imprimée. Puis il parle de la médaille miraculeuse en utilisant cette appellation, et annonce la guérison inespérée d'un confrère souffrant d'une « hernie monstrueuse » grâce à elle. Des médailles seront envoyées à la première occasion. Il signale que Jean-Marie Odin, un confrère français travaillant au Texas, est à Paris avant d'aller à Rome :

Il demande à grands cris des ouvriers pour recueillir une abondante moisson parmi les protestants et les sauvages. (Lettre 40)

Il écrit de nouveau environ sept semaines plus tard, à la fin de janvier. Son oncle avait demandé à Jean-Gabriel d'obtenir la permission du Supérieur Général de manger avec les Filles de la Charité lorsqu'il allait les confesser. Le neveu dût avouer : « J'ai tâché de bien plaider votre cause; cependant je n'ai pu la gagner. » (Lettre 44) Le Supérieur Général avait décidé de ne jamais donner la permission à qui que ce soit et avait déjà refusé à d'autres. L'oncle Jacques peut manger avant ou après les sœurs, dans un lieu séparé, mais jamais avec elles.

L'oncle s'était également informé au sujet des suffrages pour les confrères décédés. Jean-Gabriel cite en latin sept lignes découlant de l'Assemblée Générale de 1668. Concernant les honoraires de messes, il cite la circulaire du supérieur général de 1788.

Selon le souhait de l'Assemblée Générale de 1829, le Supérieur Général avait mis en œuvre une commission pour étudier les anciens décrets. Charles-François Lamboley (1763-1847) est nommé président et Jean-Gabriel secrétaire; ils se rencontrent une fois par semaine. Puis, il énumère les nominations récentes de confrères et assure son oncle que s'il désire changer d'idée et venir à Paris, le Supérieur Général l'accueillera. Son oncle, affirme-t-il, est le deuxième plus jeune survivant des confrères d'avant la Révolution. C'est l'une des lettres où Jean-Gabriel donne des nouvelles de la famille. Son père souffre de rhumatismes, c'est pourquoi les deux douzaines de médailles miraculeuses qui étaient destinées à son oncle à Montauban sont détournées vers son père au Puech. Dans la marge, il ajoute que son oncle en recevra deux douzaines de plus. (Lettre 44)

La lettre 46, datée du 15 mars 1834, donne des nouvelles de la sœur de Jean-Gabriel, Antoinette, qui vient de terminer son séminaire chez les Filles de la Charité de la rue du Bac et qui a pris son premier engagement dans une autre maison à Paris. Il réclame de son oncle des précisions à propos d'un jeune homme qui avait demandé à Jacques à Montauban d'entrer dans la Congrégation. Enfin, il mentionne qu'un autre jeune confrère est parti en Chine, et que deux de ceux qui s'étaient déjà embarqués pour la Chine sont arrivés et ont écrit à Paris.

Vient ensuite un bref message daté du 20 mai 1834. Son frère Jacou doit recevoir la tonsure la veille du dimanche de la Trinité. Deux confrères seront ordonnés prêtres et d'autres suivront en septembre. L'un de ceux qui ont été ordonnés pendant le carême partira avec d'autres au Levant durant l'été. (Lettre 48)

Deux mois plus tard, arrive une lettre plus longue. Il débute par des nouvelles des Filles de la Charité, exprimant combien il aimerait voir leur œuvre s'étendre à Montauban. Il a plus d'une fois entendu dire que le diocèse de Montauban manque la Congrégation de la Mission, qui autrefois dirigeait le séminaire. Il fait allusion à des mésententes non spécifiées qui auraient eu lieu, affirmant que cela n'affecterait aucunement une demande du diocèse pour que les confrères retournent. Il souligne, par ailleurs, que plusieurs demandes semblables de prise en charge de séminaires n'ont pas été acceptées, car la priorité est d'envoyer des confrères dans les missions éloignées. La promesse de deux douzaines de médailles miraculeuses s'élève maintenant à deux cents, qu'il enverra par les sœurs au courant de la semaine suivante. Deux confrères partis pour la Chine en septembre, ont écrit de Batavia. (Lettre 50)

Un court billet, accompagnant la circulaire du Supérieur Général à l'occasion du nouvel an 1835, signale que son frère et sa sœur se joignent à lui pour offrir à leur oncle leurs vœux. (Lettre 53)

Le 27 janvier 1835, il fait part à son oncle qu'il a apporté à la rue du Bac un paquet contenant cent médailles miraculeuses ordinaires, dix en argent, et quelques gravures de la médaille. La troisième édition du récit des médailles a vendu en un mois la presque totalité des 20 000 copies, et une quatrième plus grande édition est en préparation. Il envoie également le troisième numéro des Annales de la Mission. (Lettre 55)

Dans une lettre non datée, mais probablement en février 1835, il raconte à son oncle qu'il a été nommé en Chine et qu'il s'embarque au Havre le 10 mars. Il a annoncé la nouvelle à ses parents, espérant « qu'ils sauront faire leur sacrifice en bons chrétiens »; aussi suggère-t-il à son oncle, lorsque l'occasion se présentera, de les aider de ses bons conseils. (Lettre 56)

Les quatre dernières lettres à son oncle viennent du Havre le 18 mars 1835, de Surabaya le 17 juillet, de Macao le 13 septembre et de Honan le 10 août 1836. Ce sont des lettres de « communauté » plus que des lettres de « famille ». Il y a peu de références familiales de neveu à oncle, mais plutôt des nouvelles de confrère à confrère. Par ailleurs, il fait mention de lettres envoyées à d'autres membres de la famille. La Lettre 57, en provenance du Havre, affirme que ses parents « après avoir beaucoup pleuré se sont parfaitement résignés » à son départ, et que son frère et sa sœur à Paris y sont « très bien disposés ». De Surabaya, la Lettre 61, qui fait cinq pages imprimées, contient en presque totalité des « nouvelles du voyage ». Il raconte avoir envoyé une lettre à son père, laquelle n'a pas été retrouvée, et une à son frère Jacou en provenance d'un autre bateau. Il s'agit de la Lettre 59 à Jacou déjà mentionnée. Il souhaite que toutes ses relations voient avant tout à leurs affaires importantes et que la seule attention qui lui soit due, c'est de prier pour lui. Une phrase intéressante révèle l'influence que son oncle exerce sur lui : « Vous savez que je lui dois [la Congrégation] ainsi qu'à vous plus que je ne puis dire. »

Son dernier envoi (Lettre 76), écrit de Honan un an plus tard, le 10 août 1836, fait vingt-trois pages imprimées. Il décrit son voyage à Macao, la colonie portugaise où il a passé presque quatre mois, jusqu'à la Chine, sa destination finale. Il part de Macao le 21 décembre 1835 pour arriver à Honan en juin 1836. C'est une description assez détaillée de son long voyage, qui a été une succession de trajets par voie de terre et par voie de mer. Le message est largement factuel sans réflexions personnelles sur ce qu'il voit ou expérimente. Cela peut s'expliquer en partie par la fatigue. Comme toutes les lettres à son oncle, il débute par « Mon très cher Oncle », et au cours du texte, il reprend cette expression. Plus révélatrice encore, se trouve une phrase dans le premier paragraphe disant qu'il donne signe de vie immédiatement car :

Je dois donc à l'attachement que j'ai pour le meilleur des oncles et à celui qu'il me porte lui-même de répondre au plus tôt à une telle sollicitude…

Contrairement aux autres lettres, il termine celle-ci par : « Je suis pour la vie, Mon très cher Oncle, Votre très attaché et respectueux neveu… »

Ce qui nous révèle quelque chose de lui dans ce long monologue, c'est son intérêt pour François-Régis Clet. Près de Ou-tchang-fou où Clet à été exécuté, il est frappé par la coïncidence que le premier office qu'il prie dans le bréviaire à son arrivée, le 25 avril, renferme la commémoraison de saint Cletus, pape et martyr, en français Clet. Il ajoute :

Il ne me fallait pas un rapprochement si frappant pour me rappeler que j'étais sur les lieux mêmes où notre cher martyr M. Clet avait donné sa vie pour J.C.

Décrivant son arrivée à minuit à la maison de la communauté à Nanyang-fou, il s'exprime ainsi :

Quoique ce soit dans cette maison que M. Clet a été pris, j'y suis en sûreté et en parfaite sécurité.

Épilogue

Vers la fin de la lettre qu'il écrivait en 1832 à un cousin, curé à Jussies, il s'exclame :

Je dois vous ennuyer, mon très cher cousin, par mon long bavardage. (Lettre 28)

« Ennuyer » n'est certainement pas le mot qui convient à ses lettres, qui sont intéressantes et instructives. Celles aux membres de sa famille nous le révèlent de diverses façons. Celles aux confrères apportent des informations intéressantes sur la Congrégation durant les années après la Révolution. Dans plusieurs lettres aux confrères et à d'autres, il démontre une grande compétence dans la négociation de toutes sortes d'affaires pratiques. Les choses spirituelles sont introduites seulement lorsqu'il juge que le contexte l'exige. Ses lettres survolent sa vie de l'âge de 15 ans jusqu'à sa mort. Nous n'avons bénéficié d'un si large éventail de correspondance pour aucun autre confrère béatifié ou canonisé.

(Traduction : Mme. RAYMONDE DUBOIS)

Lettres du Bienheureux Jean-Gabriel Perboyre, Prêtre de la Mission, annotées et publiées par Joseph Van den Brandt, Frère Lazariste, Pékin, Imprimerie des Lazaristes, 1940, 300 pages.

Saint-Jean-Gabriel Perboyre, Prêtre de la Mission : Correspondance, annotée et publiée par Joseph Van den Brandt, Frère Lazariste, Pékin 1940; nouvelle édition revue et corrigée; Congrégation de la Mission, Rome 1996, 324 pages.

Lors de ma première année de séminaire, 1946-1947, un vieux confrère irlandais, Joseph Sheehy (1865-1948) m'a raconté que lorsqu'il était séminariste à Paris, Jacques Perboyre vivait à la Maison-Mère; il a vécu jusqu'en 1896. D'après ce qui a été rapporté au P. Sheehy, aucune photo authentique de Jean-Gabriel n'existait au moment de sa mort. Toutes les photos reproduites pour la béatification et par la suite ont été basées sur Jacques, qui ressemblait beaucoup à Jean-Gabriel.

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