La Sainteté de J.-G. Perboyre

La Sainteté de J-G. Perboyre

André Sylvestre, c.m.

Plus de 150 ans après sa mort, nous sommes sur le point d'aboutir à la canonisation de notre confrère Jean-Gabriel Perboyre. Quelques mauvais esprits diront : "Il n'en sera pas plus saint pour cela !" Sans doute, mais nous avons besoin de modèles proposés par l'Eglise à notre imitation. Mais direz-vous encore : "Il n'est guère imitable, tout le monde ne peut pas aller mourir martyr en Chine !" C'est l'évidence même. Pourtant je prétends et je maintiens que même s'il n'était pas mort martyr, il mériterait cependant d'être honoré comme saint.

Je ne pense pas qu'on puisse arriver à accepter volontairement le martyre si on n'y a pas été préparé par toute une vie de sainteté. L'héroïsme est admirable, mais il ne s'improvise pas au dernier moment, il y faut un long entraînement. Quelqu'un qui aurait eu une vie tissée de petites lâchetés quotidiennes, ne va pas subitement se transformer en héros.

Certains confrères m'ont dit: "Votre Jean-Gabriel est trop parfait, il en est désespérant..!" Ils auraient sans doute préféré qu'il ait été, comme tel moine que je connais, à l'abbaye de Sainte Marie du Désert à 30 km. de Toulouse.

Le cher homme ne fait pas du tout mystère des années qu'il a passées en prison, pour je ne sais quelles frasques. Mais il a comme saint Paul rencontré le Seigneur qui lui a posé la main sur l'épaule et qui a transformé sa vie du jour au lendemain. Un autre confrère me disait: "Si encore Jean- Gabriel avait mené pendant quelque temps, comme Charles de Foucault, une vie de noceur, nous pourrions nous dire, même si nous n'avons pas eu nous-même une vie de fêtard : 'Cette sainteté à laquelle il est arrivé, pourquoi ne serait-elle pas la mienne ?' Saint Augustin qui avait eu une semblable expérience se faisait déjà cette réflexion : "Quod isti et istae, cur non ego ?" Ce qu'ont réussi ceux-ci et celles-là, pourquoi pas moi ?

Autrement dit, à en croire certains, Jean-Gabriel aurait mieux fait de n'être saint que par son martyre, car il nous laisse l'exemple décourageant pour les pauvres mortels pécheurs que nous sommes, de la sainteté de toute sa vie. Mais rassurons nous, Jésus nous recommandait déjà "Soyez parfaits comme votre Père du ciel est parfait !" Il savait très bien que cela nous serait impossible, mais il savait aussi que nous avons besoin de la lumière de cet idéal, même s'il est très élevé, pour éclairer notre marche . Et si la perfection divine nous parait tout à fait inaccessible, celle d'un saint qui a mené une vie analogue à la nôtre (sauf le martyre), nous parait plus proche de nous, et peut éclairer nos pas, même si elle luit encore bien haut au-dessus de notre modeste condition.

Je vous disais donc que, même si Jean-Gabriel n'était pas mort martyr, sa sainteté n'en serait pas moins éclatante, car elle s'est manifestée clairement aux diverses étapes de sa vie.

La sainteté, un héritage de famille

Jean-Gabriel est né dans une famille à la foi profonde, car la sainteté des enfants se prépare sur les genoux des mères et des grand'mères et se nourrit de la foi des aïeux. Déjà un oncle de Jean-Gabriel, Jacques Perboyre, 1763-1848, le frère de son père, était devenu lazariste et avait envisagé de partir comme missionnaire en Chine. Il avait pendant la Révolution et sous le régime de la Terreur, mené la vie dangereuse d'un proscrit, célébrant la messe et donnant les sacrements dans la clandestinité, toujours sous la menace d'être arrêté et condamné à mort comme le furent une vingtaine de confrères.

Après l'hiver de ces années terribles, survint un renouveau religieux une sorte de printemps qui vit éclore de nombreuses fleurs de sainteté. C'est ainsi que dans le foyer de Pierre Perboyre et Marie Rigal, on faisait tous les soirs à genoux la prière en famille. Aussi sur les huit enfants qu'ils eurent, six d'entre eux se consacrèrent au Seigneur. Trois des garçons devinrent Lazaristes, deux des filles devinrent Filles de la Charité et une troisième eut la vocation de Carmélite.

Une sainteté précoce

Venons-en à Jean-Gabriel, lui qui le premier répondit à l'appel du Seigneur. Il était l'aîné de la famille, aussi son sérieux lui conférait sur ses frères et soeurs et sur ses camarades une autorité que tous reconnaissaient. Il lui arrivait à ce titre de remplacer pendant quelques instants M. le Curé lorsque celui-ci devait s'absenter pendant une séance de catéchisme. Sa tenue à l'église était exemplaire, à ce que témoignaient vers 1845 ses anciens camarades de classe. M. le Curé qui appréciait son intelligence au catéchisme, l'interrogeait parfois sur des points un peu difficiles et il disait "Allons à notre petit docteur !" Vu ses excellentes dispositions, il lui fit faire sa Première Communion à 11 ans, alors qu'on la faisait généralement à 14 ans.

Jean-Gabriel avait une excellente mémoire, et le dimanche, rentré à la maison, il redisait pour ceux qui n'avaient pu assister à la messe, l'essentiel du sermon de M. le Curé, provoquant l'étonnement admiratif de son père. Ses anciens camarades, quarante ans plus tard, déclaraient qu'en parlant de lui à Montgesty, on disait déjà : le Petit saint.

Or notre petit saint ne pensait pas au sacerdoce, ou du moins il n'en avait jamais parlé. C'est de manière fortuite qu'il fut amené à se poser la question. Ses parents l'envoyèrent à l'âge de 15 ans, accompagner pour quelques mois son jeune frère Louis qui, à 10 ans, allait commencer des études au Séminaire fondé par l'oncle Jacques à Montauban. Au bout de trois mois, l'oncle Jacques lui vit de telles dispositions de piété et d'intelligence, qu'il lui proposa de continuer des études en vue du sacerdoce. Il proposa cette solution à son frère Pierre le père de ses deux neveux. Dans cette circonstance délicate, Jean-Gabriel se montra remarquable d'obéissance à ce qui paraissait être la volonté de Dieu, et en même temps admirable de déférence et de disponibilité à l'égard de ses parents.

Au cours des trois ans et demi qu'il passa à Montauban, il avait frappé tout le monde par son sérieux et sa piété. L'un de ses professeurs dira plus tard de lui: "Jamais je n'ai pu remarquer en lui la plus petite légèreté ou la moindre dissipation." Il passait de longs moments à la chapelle.

Il aidait volontiers dans leur travail ceux qui le lui demandaient, et l'un d'eux dira plus tard: "Sa condescendance pour moi était admirable."

M. Rossignol qui fut à Montauban son compagnon de noviciat, écrira à l'oncle Jacques après la mort de Jean-Gabriel :

" Son obéissance était telle que je ne crois pas qu'on puisse pousser plus loin le renoncement à soi-même. Pour ce qui est de la mortification, il ne laissait passer aucune occasion de pratiquer cette vertu. Vous pourriez peut-être croire que sa vertu avait quelque chose d'austère et de rigide. Point du tout, il était gai et très aimable en récréation... Voilà une âme pure et dans laquelle le souffle du mal n'a jamais pénétré."

"J'étais dépité de le voir si parfait, je vous dirai même que j'ai cherché plusieurs fois à le mettre à l'épreuve, mais partout je l'ai trouvé invulnérable. Je ne crois pas qu'il soit possible à un novice de porter plus loin la perfection."

Il était très attentionné à l'égard du personnel de la maison, et tous lorsqu'il leur fit ses adieux, ont conservé de lui un souvenir attendri.

Jean-Gabriel arriva à Paris pour y faire ses études de théologie en janvier 1821. Là aussi, il laissa à ses compagnons d'études le souvenir d'un saint. Voici ce que dira l'un d'eux lors de l'enquête faite après son martyre :

"On respirait autour de lui un parfum de sainteté qui édifiait. Je n'ai jamais remarqué en lui la moindre faute. Il s'accusait parfois de manquer à la douceur, mais je n'ai jamais pu connaître en quoi il y manquait. On pourra dire sur son compte tout le bien que l'on voudra , je ne crois pas qu'il soit possible d'exagérer. On était étonné de le trouver parfait en tout et partout."

Dans un rôle de formateur

Après ses études théologiques, Jean-Gabriel fut envoyé quelque temps comme professeur au collège de Montdidier au diocèse d'Amiens. Sa bonté et sa douceur lui gagnèrent tous les coeurs.

Ordonné prêtre le 23 septembre 1826, il fut affecté au grand Séminaire de Saint Flour comme professeur de Dogme. Les séminaristes l'aimaient beaucoup à cause de sa bonté et de sa cordialité, aussi un bon nombre lui demandèrent d'être leur directeur spirituel. L'un des professeurs dit un jour aux séminaristes : "Voyez-vous, M. Perboyre, c'est un saint. Je ne doute pas qu'il ait conservé l'innocence du baptême."

Son enseignement était préparé par l'étude, comme il se doit, mais surtout par la méditation. Il disait lui-même : "Le premier et le dernier livre que nous devons consulter, c'est le Crucifix." A la demande de l'évêque de Saint Flour Mgr de Salamon, qui avait appris à le connaître et à l'estimer, il dut prendre en charge la direction du petit Séminaire. Il avait avec lui des collaborateurs diocésains, qui ont gardé de lui, eux aussi, le souvenir d'un saint. L'un d'eux en témoigne en disant:

"Il avait en lui tout ce qu'on peut désirer d'un bon supérieur. Il fallait qu'il eut bien appris à obéir, pour commander comme il le faisait jamais de parole dure, jamais de ton impérieux, il nous ménageait comme la prunelle de ses yeux."

Un autre est du même avis quand il dit :

"S'il me fallait signaler les défauts que j'ai vus en lui, j'avoue que je serais bien embarrassé, parce que je n'ai jamais découvert l'ombre d'une imperfection."

Quant aux employés de la maison, pleins d'admiration pour lui ils disaient :

"Ah! le saint homme ! Combien il était doux de travailler sous ses ordres. Comme il savait nous consoler dans nos peines ! Quel touchant intérêt il prenait à notre santé !"

Le portier renchérissait en donnant ce témoignage :

"J'avais souvent l'occasion de le déranger, eh bien ! jamais je n'ai pu remarquer dans son air ni dans ses paroles qu'il fût tant soit peu importuné."

Dans la direction du petit Séminaire, M. Perboyre réussit au-delà de toute espérance. Chacun, à commencer par l'Evêque, estimait que ce résultat était dû surtout à la sainteté du jeune supérieur, et les Vicaires généraux ne tarissaient pas d'éloges sur son compte. Le supérieur du grand Séminaire, M. Grappin, lazariste, portait sur lui ce jugement:

"M. Perboyre est l'homme le plus accompli que je connaisse, c'est un homme de Dieu, dont il ne perd pas la présence une seule seconde."

Aussi ce fut dans la ville de Saint Flour une déconvenue générale, lorsqu'on apprit la nouvelle de son départ pour Paris à l'automne 1832.

Il y était appelé par le nouveau Supérieur général M. Salhorgne pour seconder et même suppléer le directeur du séminaire interne déjà âgé. M. Salhorgne avait eu connaissance de l'activité de Jean-Gabriel à Montdidier et à Saint Flour, c'est pourquoi il n'hésita pas à l'appeler pour cette charge délicate : la formation spirituelle des candidats à la Mission.

Sur cette période qui va de l'automne 1832 au début de mars 1835, soit deux ans et demi, nous avons deux témoignages extraordinaires sur la sainteté de M. Perboyre. L'un est d'un prêtre diocésain M. Girard qui entrait alors dans la Compagnie à l'âge de 43 ans et qui devait devenir plus tard supérieur du grand Séminaire d'Alger. Il s'y connaissait déjà en hommes, aussi son témoignage mérite d'être cité intégralement :

"La première fois que je le vis, c'était chez M. Etienne qui était alors Procureur général de la Congrégation. Ils étaient debout l'un et l'autre et moi en face des deux. M. Perboyre avait une tenue si humble et si modeste que je le pris pour un Frère coadjuteur de la Congrégation, livré aux derniers emplois de la maison. Ce qui m'étonnait, c'est que M. Etienne semblait en

faire grand cas et avoir beaucoup d'égards pour lui. Cependant ce frère si pauvre, si silencieux, qui avait pour moi l'air de Notre Seigneur souffrant, me revenait et me faisait l'effet d'un saint.... Après sa sortie de la chambre, je restai stupéfait lorsque M. Etienne me dit que cet homme si pauvrement vêtu était le Directeur du séminaire. Je ne l'avais vu que comme frère servant, il me tardait de le voir comme Maître des novices et de l'entendre, car il n'avait rien dit dans cette entrevue. Il m'avait semblé voir dans sa personne toutes les vertus que j'avais lues dans les Vies des saints."

"Depuis bien des années, j'avais envie de rencontrer un saint, il me semblait que, si Dieu m'accordait cette grâce, ce serait pour moi une bonne fortune qui contribuerait à ma sanctification. Tout ce que j'avais vu jusque là ne remplissait pas l'idée que je m'étais faite d'un saint. En voyant M. Perboyre, il me sembla que Dieu avait exaucé mes désirs. En effet il était si saint, que je ne l'ai pas vu faire une faute en paroles ou en action, quoique je l'aie observé à dessein pendant les six mois que j'ai passés avec lui dans la plus grande intimité... La sainteté avait comme passé dans son sang, et je ne sais si on peut être plus saint. Aussi j'avais dit plusieurs fois à des confrères avant qu'il fut martyr : Vous verrez que M. Perboyre sera canonisé !"

L'autre témoignage a été donné par l'un de ses jeunes séminaristes, qui fut plus tard curé de Sainte Anne d'Amiens, M. Aubert. Voici comment il décrit la scène dont il a été plusieurs fois témoin:

"Quand j'étais son servant de messe, j'ai vu plusieurs fois ses pieds détachés du sol, tantôt plus, tantôt moins. J'ignore si l'adhérence cessait totalement. J'affirme cependant qu'une fois, le détachement des pieds était si notable, que je voyais facilement les semelles de ses souliers, et s'il touchait encore la terre, ce n'était que par l'extrême petit bout de sa chaussure, et d'une manière physiquement impossible à mon avis. Une autre fois dans une pareille circonstance, il m'appela auprès de lui après l'élévation et il me dit : 'Regardez bien la sainte hostie, y voyez-vous quelque chose ?' Je dus répondre négativement et revenir à ma place. Notre saint confrère mettait tout son soin à cacher au public tout ce qui eut pu paraître extraordinaire, et tant soit peu capable de le faire estimer."

Ces deux témoignages portés sur M. Perboyre en des circonstances exceptionnelles sont la preuve d'une sainteté qui faisait tout pour rester cachée. Mais son rayonnement était tel qu'un confrère éminent comme M. Etienne, lorsqu'il écrivit la vie du martyr quelque temps après sa mort, déclara :

"Il est impossible de pousser la douceur plus loin qu'il ne l'a fait. On peut lui appliquer à juste titre ce que le Prophète disait du Sauveur qu'il ne brisera pas le roseau déjà courbé et qu'il n'éteindra pas la mèche qui fume encore. Il est impossible de concevoir que l'on puisse exercer un plus grand empire sur soi-même : toujours calme, il semblait impassible au milieu des événements les plus propres à émouvoir la nature. Une sérénité angélique était peinte dans tous ses traits. On ne pourrait citer aucune circonstance de sa vie où on ait aperçu en lui la moindre impatience. Cette vertu était entre ses mains la clef qui lui ouvrait l'entrée de tous les coeur et le moyen qui lui faisait opérer les conversions les plus difficiles. Sa douceur était parfaite, des nombreux élèves qu'il a dirigés, il n'en est pas un qui puisse citer une parole sévère sortie de sa bouche. Ils lui ont conservé une affection inaltérable et c'est aux charmes de sa douceur qu'on doit l'attribuer."

Jean-Gabriel expliquait à ses séminaristes que Jésus était la lumière et l'idéal à imiter et il mettait dans la bouche du Christ ces paroles : "Je ne vous ai pas donné l'exemple des vertus pour en faire l'objet de votre admiration, mais de votre imitation." Il ajoutait, en prêchant de parole, mais surtout d'exemple :

"Les saints du ciel ne sont que des portraits de Jésus-Christ ressuscité et glorieux, de même que sur la terre ils ont été des portraits de Jésus-Christ souffrant, humilié et agissant... Ayons les yeux continuellement fixés sur Jésus-Christ, entrons dans tous ses sentiments, approprions nous toutes ses vertus."

Jean-Gabriel avait résumé son enseignement sur la conformité à Jésus-Christ dans cette prière qu'il avait composée :

"O mon divin Sauveur, faites par votre toute puissance et votre miséricorde infinie, que je sois changé et tout transformé en Vous. Que mes mains soient les mains de Jésus ! Que ma langue soit la langue de Jésus ! Que tous mes sens et mon corps ne servent qu'à vous glorifier ! Mais surtout transformez mon âme et toutes ses puissances : que ma mémoire, mon intelligence, mon coeur soient la mémoire, l'intelligence et le coeur de Jésus ! Que mes opérations, mes sentiments soient semblables à vos opérations et à vos sentiments et que, de même que Votre Père disait de Vous : 'Je vous ai engendré aujourd'hui', Vous puissiez le dire de moi et ajouter comme Votre Père céleste : 'Voici mon fils bien-aimé, l'objet de toutes mes complaisances !'"

Cette prière reflète parfaitement l'effort de totale conformité à Jésus-Christ réalisé par M. Perboyre et proposé comme programme spirituel à ses séminaristes. La conformité à Jésus-Christ demeure l'élément central de la spiritualité sacerdotale. Jean-Gabriel s'appliqua toute sa vie, jour après jour, à conformer sa vie à celle du Christ. Il aurait pu fort justement dire comme saint Paul: "Ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi !"

Il reçut la grâce de devenir un parfait imitateur du Christ jusque dans sa Passion et dans sa mort. Nous le verrons suivre en effet pas à pas et réaliser dans sa chair les diverses phases de la Passion du Christ.

Cette volonté d'imiter le Christ jusque dans sa passion, il en fit part aux séminaristes lorsqu'il leur montra l'habit que portait M. Clet lors de son exécution et la corde qui l'avait étranglé. Il leur dit :

"Voici l'habit d'un martyr, voici l'habit de M. Clet ! Voici la corde avec laquelle il a été étranglé ! Quel bonheur pour nous si nous avions un jour le même sort !"

Une fois les séminaristes sortis de la salle, il prit à part l'un d'eux et lui dit : "Priez donc bien que ma santé se fortifie et que je puisse aller en Chine, afin d'y prêcher Jésus-Christ et de mourir pour Lui !"

Depuis que son frère Louis était mort au cours du voyage qui devait l'amener en Chine, Jean-Gabriel était mystiquement certain qu'il devait aller le remplacer. Il vivait dans cette perspective et il écrit sa joie à son oncle.

Les séminaristes qui étaient au courant de ce désir, furent enthousiastes lorsqu'ils apprirent qu'il allait effectivement partir, et une partie d'entre eux se proposèrent pour partir avec lui, tellement ils l'aimaient et l'admiraient.

Les adieux dans la cour de la Maison-Mère s'adressaient plus qu'à un confrère et ami, à un saint qui s'en va là où Dieu l'appelle, vers sa vocation missionnaire que l'on pressentait devoir être couronnée selon son désir, par le martyre. Le Père général M. Salhorgne n'était pas le moins ému des confrères quand il s'agenouilla avec tous sur le pavé pour demander à notre héros sa dernière bénédiction.

Vers les sommets

Notre missionnaire s'embarqua au Havre le samedi 21 mars 1835. Il a comme compagnons MM. Gabet et Perry qui ne sont encore que diacres. Les relations avec l'équipage furent excellentes au long des trois mois que dura le voyage du Havre à Batavia. Le rayonnement de M. Perboyre sur les officiers et matelots avait été tel qu'au moment où, après les adieux, nos missionnaires quittèrent le bateau, les membres de l'équipage échangeant leurs impressions disaient de Jean-Gabriel : " Pour celui-là, c'est un véritable saint ! "

Ils prirent un bateau anglais à Batavia qui devait les conduire d'abord à Surabaya puis finalement à Macao. Les Lazaristes français de Macao MM. Danicourt et Torrette apprenant la prochaine arrivée de M. Perboyre, écrivirent à Paris leur joie de cette bonne nouvelle, car la réputation du sous-directeur du Séminaire interne était arrivée jusqu'à eux: "C'est vraiment un trésor que vous avez envoyé à la Chine !"

La sainteté de notre héros ne l'empêche pas d'apprécier les agréments du voyage et les distractions fraternelles : un saint triste serait un triste saint. Ainsi à Surabaya, avec ses compagnons de voyage il va prendre un bain de mer. ils font aussi quelques excursions sur les rivages de Java ou de l'île voisine de Madura. Au cours de la période qui va le mener d'abord à Macao, puis jusqu'à sa mission, il va éprouver avec un plaisir manifeste, dont ses lettres se font l'écho, les joies de l'amitié. Il retrouve en effet à Macao M. Torrette son ancien compagnon d'études. Lors de son passage au Kiangsi il passe quelques jours avec M. Laribe, originaire comme lui du diocèse de Cahors. Ils purent parler ensemble la langue de leur pays, le "quercynol", et échanger des nouvelles et souvenirs. Il passe ensuite chez M. Rameaux qui avait le même âge que lui et avait été ordonné lui aussi en 1826 mais à Montauban, où il avait bien connu l'oncle Jacques Perboyre.

Arrivé sur les lieux de sa mission, Jean-Gabriel va se donner à plein à son travail apostolique. Mais dans les desseins de Dieu, il faut qu'il complète encore en lui une ressemblance plus parfaite au Christ son modèle. Il va être frappé par deux graves épreuves. A peine arrivé sur les lieux de son apostolat, il est atteint d'une fièvre maligne qui l'épuise complètement au point qu'on dut lui donner les derniers sacrements. Il ne s'en remit que 2 à 3 mois plus tard, en novembre. A cette épreuve physique en succéda une autre, d'ordre spirituel celle-là. Il avait l'impression de faire obstacle à la grâce et il était persuadé de son inutilité. Il entra même dans une nuit de la foi au point de se croire réprouvé. Ce fut pendant des semaines une véritable agonie, dont le Christ lui-même le délivra en lui apparaissant et en le rassurant. Un confrère chinois qui a travaillé longtemps avec lui, avait une toute autre opinion de lui, il disait à qui voulait l'entendre : "C'est un saint vivant !"

A partir de son arrivée sur les lieux de sa mission en août 1836, une série d'événements vont compléter dans notre martyr une extraordinaire ressemblance avec le Christ jusque dans les détails de sa Passion. Le Saint-Père Léon XIII se plaira à la souligner dans le Bref de Béatification.

Au cours de l'un des nombreux interrogatoires que ses juges lui firent subir, on le força une fois à revêtir les ornements sacerdotaux qui avaient été confisqués à la mission. A le voir ainsi revêtu plein d'une majesté recueillie, les témoins de la scène s'écrièrent pleins d'admiration : "C'est le dieu Fouo, le dieu Fouo vivant !" c'est à dire l'incarnation de Bouddha.

Et dans la prison, la patience et la douceur de Jean-Gabriel impressionnèrent tellement les autres prisonniers et les gardiens, qu'ils le considéraient avec respect, et que vers la fin de sa captivité ils s'employèrent à l'entourer de soins et de prévenances.

Jean-Guitton dans son livre "Portrait de Marthe Robin" disait qu' "il serait bon que le moment initial (qui fonde notre foi, la Passion du Christ) se reproduise. L'histoire des saints est cette reproduction : il est bon et il est beau qu'il y ait parfois sur cette terre des imitations de la Passion." (P. 239)

Jean-Gabriel a été à la perfection, une de ces imitations, un de ces témoins vivants de la Passion du Christ. Rien n'y a manqué : l'agonie, la trahison pour 30 pièces d'argent, l'arrestation, le renvoi d'un tribunal à l'autre, le Cyrénéen, l'abandon des siens, le reniement d'un fidèle compagnon, la couronne d'épines, le supplice sur un gibet en forme de croix, avec des bandits, le partage de ses habits.

Quelque temps après la mort du martyr, le P. Huc passant par la région fit son enquête sur les faits et voici ce qu'il écrit:

"Quand M. Perboyre fut martyrisé, une croix grande, lumineuse et régulièrement dessinée apparut dans les cieux... Beaucoup de païens furent témoins de ce prodige et quelques-uns s'écrièrent : 'Voilà le signe qu'adorent les chrétiens. Je veux servir le Maître du ciel.' D'après l'enquête faite par Mgr Rizzolati, elle a été vue sur le même point du ciel par un grand nombre de témoins, chrétiens et païens, habitant des districts très éloignés les uns des autres. Monseigneur a de plus interrogé les chrétiens qui avaient connu M. Perboyre, et tous ont déclaré : 'qu'ils l'avaient toujours regardé comme un grand saint'."

Que notre martyr ait passé pour un grand saint aux yeux de ses chrétiens, n'a rien pour nous étonner. Les dernières années de sa vie missionnaire et les circonstances de sa passion et de sa mort le démontrent abondamment. Mais c'est toute son existence qui a été une montée vers la sainteté, nous en avons eu les témoignages aux diverses étapes de cette vie si bien remplie.

En conclusion

La Compagnie et le diocèse de Cahors vont, avec la canonisation de M. Perboyre, se réjouir de pouvoir honorer un saint, dont la sainteté tout aimable gagnait tous les coeurs. Il est parfois des saints dont l'extérieur peut paraître rude. Ce fut le cas d'Alain de Solminihac dont le diocèse de Cahors et les Chanoines réguliers ont obtenu la béatification. Cet ami de saint Vincent fut au XVIIe s. un évêque exemplaire. Cependant saint Vincent écrit à son sujet aux Filles de la Charité qu'il envoie à Cahors. "Il ferait conscience de dire une parole de complaisance... mais c'est un prélat que l'on tient pour saint !" (Coste X.578-580). Sa volonté réformatrice à tout prix lui attira l'hostilité d'une partie de son clergé. L'actuel vicaire général me disait: "Lorsqu'il a été question de sa béatification, nous avons cherché dans les documents et dans les archives de l'évêché, pour trouver un portrait du nouveau bienheureux qui donnât de lui une image où il parût aimable, mais nous n'en avons pas trouvé. Sur tous ses portraits il a l'air revêche et peu engageant."

Ce ne fut certes pas le cas de Jean-Gabriel, tous s'accordent à reconnaître en lui un caractère gai et affable, et pour tout dire une sainteté rayonnante comme le fut celle du Christ lui-même.