Frédéric Ozanam, un saint laïc pour notre temps

Frédéric Ozanam

un saint laïc pour notre temps

Amin A. de Tarrazi

Vice-Président international

de la Société de Saint-Vincent de Paul

La vie, l'oeuvre, le témoignage, le message de Frédéric Ozanam sont d'une telle richesse et d'une telle diversité qu'on ne saurait les résumer en quelques pages...

On peut, cependant , tenter d'en dégager les traits les plus significatifs pour aider à le découvrir, à l'aimer et, peut-être, à s'en inspirer, comme tant de générations de "Vincentiens" qui, de 1833 à nos jours, ont trouvé en lui un maître à penser, comme lui-même avait vu en Saint Vincent de Paul "une vie qu'il faut continuer, un coeur auquel il faut réchauffer son coeur, une intelligence où il faut chercher des lumières, un modèle sur la terre et un protecteur au ciel".

Antoine Frédéric Ozanam naît le 23 avril 1813, à Milan, où ses parents, originaires de la région lyonnaise, se sont provisoirement établis, pour des raisons professionnelles, à l'époque des guerres napoléoniennes.

Sa famille, profondément chrétienne, lui communique, dès le plus jeune âge, l'amour de Dieu et des déshérités, en lui apprenant à chercher et à trouver le Christ en la personne de tous ceux qui portent le lourd fardeau des souffrances humaines et des injustices sociales.

Une jeunesse heureuse marquée par la foi

Le jeune Frédéric connaît les joies d'une enfance sereine. Elève au Collège Royal de Lyon, il se distingue par une intelligence vive et pénétrante, un moment effleurée par cette sorte d'incertitude qu'engendre parfois le premier contact avec les systèmes philosophiques. Mais son maître, l'abbé Noirot, un saint prêtre, dont Sarcey a pu dire qu'il fut "un grand pétrisseur d'âmes", a tôt fait de l'aider à sortir du labyrinthe des opinions contradictoires et le confirmer dans la fidélité à l'Eglise.

Aussi, Ozanam confiera-t-il : "j'ai connu les doutes du siècle présent, mais toute ma vie m'a convaincu qu'il n'y a de repos pour l'esprit et le coeur que dans la foi de l'Eglise et sous son autorité."

De cette crise d'adolescence, demeurera intacte l'ouverture d'esprit dont il fait sa règle de vie et qui se traduit par un ardent désir d'aider les âmes inquiètes à puiser aux sources de la foi. Cet objectif, auquel il demeurera fidèle toute sa vie, ce n'est pas seulement son expérience personnelle qui le lui impose, mais aussi les événements qui vont bientôt se charger d'en souligner l'impérieuse nécessité.

Au moment où il quitte le Collège, à l'issue de ses études secondaires, et où, docile à la volonté paternelle, il se rend à Paris pour faire son Droit, Ozanam se heurte à une société en proie à de grands bouleversements. Les journées insurrectionnelles de juillet 1830 ont fait sombrer la vieille royauté des Bourbons qui avait rêvé d'affermir le trône en l'appuyant sur l'autel.

Le choc de la grande ville

Le scepticisme triomphe avec les doctrines saint-simoniennes qui envahissent l'Université. Frédéric Ozanam, isolé, découragé, écrit le 18 décembre 1831, à son ami Falconnet : "Paris me déplaît, parce qu'il n'y a point de vie, point de foi, point d'amour ; c'est comme un vaste cadavre auquel je suis attaché tout jeune et tout vivant, dont la froideur me glace et la corruption me tue".

Mais il ne tarde pas à se ressaisir ; il trouve dans André-Marie Ampère, ce grand savant qu'il se plaisait à appeler ce bon Monsieur Ampère" ou "le Papa Ampère", un ami qui lui ouvre un coeur paternel, l'arrache à la solitude de sa pension de famille pour l'installer dans la chambre de son propre fils, Jean-Jacques, et lui découvre chaque soir, en des entretiens familiers, les horizons de la vraie science pour aboutir à cette conclusion : "Ozanam, que Dieu est grand ! Que Dieu est grand !".

A ce contact, Frédéric est réconforté ; il surmonte l'aversion que lui inspirait la grande ville; il se reprend à espérer en un avenir meilleur ; il se plaît à dresser les plans de la Cité de Dieu qui s'édifiera sur les ruines de la Babylone terrestre et peut écrire joyeusement à l'ami confident de ses tristesses et de ses appréhensions : "la science et le catholicisme, voilà mes seules consolations !". Sa ligne de conduite est désormais marquée par une inébranlable certitude : le christianisme est le seul remède pour guérir les maux de la société contemporaine ; il faut en démontrer la vérité scientifique et historique. Il est indispensable de réconcilier la religion et la science.

Avant son départ pour Paris, cet adolescent de moins de dix-huit ans a déjà mis en chantier un vaste ouvrage qu'il se propose d'intituler : Démonstration de la vérité et de la religion catholique par l'antiquité des croyances historiques, religieuses et morales. Le titre subit, par la suite, des modifications, mais l'étudiant, et plus tard le professeur, restera fidèle au projet du collégien.

Une soif de culture historique et religieuse

Cette passion pour l'histoire, source de la croyance, Ozanam veut la partager avec ses camarades. Non content de travailler quinze heures par jour, d'apprendre les langues étrangères, de s'initier aux secrets des religions autres que le catholicisme, il s'assure des collaborateurs parmi quelques étudiants en Sorbonne. Avec eux, il se livre à un inlassable labeur, répondant aux professeurs de faculté qui mettent en cause leurs convictions, osant réfuter leurs arguments en pleine Université et amenant deux d'entre eux, dont Jouffroy, à s'expliquer, sinon à se rétracter.

Témoin de la vérité, il ressent intensément le besoin de ses jeunes contemporains de nourrir et d'approfondir leur foi. Aussi, prend-il la tête de cette délégation qui, par sa courageuse obstination, allait finalement décider Monseigneur Hyacinthe Louis de Quelen, Archevêque de Paris, à renouveler la prédication. Après plusieurs essais qui laissent les étudiants sur leur faim, le prélat confie, en 1835, la chaire de Notre-Dame à l'abbé Henri Lacordaire. Le futur dominicain leur dispense "une prédication qui, nouvelle dans sa forme et descendant sur le terrain des controverses actuelles, prit corps à corps les adversaires du Christianisme pour répondre aux objections journellement enseignées dans les cours publics et reproduites, popularisées par les livres et les journaux." Les célèbres Conférences de Notre-Dame dont les Carêmes sont aujourd'hui le prolongement, ont répondu à la soif de spiritualité de nombre de jeunes contemporains.

Encouragé par les résultats acquis, Ozanam va multiplier ses tentatives, en vue de généraliser ce mouvement tout à la fois intellectuel et religieux. La chose n'allait pas sans difficultés. Au lendemain de la révolution de 1830, les catholiques français sont très divisés. Beaucoup ne voient le salut que dans la restauration du régime déchu. D'autres, parmi lesquels se range Ozanam, estiment, au contraire, qu'il faut résolument dépasser cette question de régime pour consacrer ses efforts à l'essentiel : la promotion des valeurs spirituelles et humaines, sur la base de l'amour fraternel et de la justice sociale.

La révolte devant les misères...

Doué d'une intuition, d'une sensibilité et d'une délicatesse précoces, Ozanam s'est ému, dès sa jeunesse, des duretés et des iniquités affectant les catégories sociales les plus humbles. Tout juste âgé de 16 ans, soit 19 ans avant le décret du Gouvernement Provisoire portant abolition de l'esclavage dans les colonies et possessions françaises promulgué le 27 avril 1848, sur la proposition de Victor Schoelcher, député de la Martinique, Ozanam dénonce avec vigueur l'inhumanité de la traite des Noirs :

"Sans doute elle est triste et déplorable la condition de ces malheureuses victimes de la barbarie européenne ; sans doute elle sera toujours un sujet d'indignation et de larmes pour le vrai philosophe et le vrai chrétien, l'horrible cruauté de ces hommes qui se disent civilisés, et qui, au nom d'une religion sainte, apparaissent aux terres étrangères tels que des brigands ravisseurs pour enlever le fils à sa mère, le père à ses enfants.

Pleurons la honte de nos frères oppresseurs ! Pleurons les maux de nos frères opprimés ! Mais vous qui les déplorez avec moi, détournez un instant vos yeux de ces calamités pour remonter à leur cause. Ecoutez et admirez dans l'effet de la malédiction d'un père, la vengeance du Dieu tout-puissant, de qui toute paternité procède, et qui punit l'audace d'un fils coupable jusqu'à la dernière génération.

Il est des pages saintes qui nous révèlent la source primitive de toutes ces horreurs : l'esprit de lumière les dicta à l'historien sacré pour l'instruction des races futures."

... et les injustices

Douze ans avant le fameux manifeste de Karl Marx de 1848, il déplorait le clivage grandissant au sein de la société, entre forts et faibles, qui lui faisait prophétiquement pressentir les terribles et irrémédiables affrontements entre riches et pauvres.

"La question qui divise les hommes de nos jours n'est plus une question de formes politiques, c'est une question sociale, c'est de savoir qui l'emportera de l'esprit d'égoïsme ou de l'esprit de sacrifice ; si la société ne sera qu'une grande exploitation au profit des plus forts ou une consécration de chacun pour le bien de tous et surtout pour la protection des faibles"...

Ces idées sont celles que professe, notamment, la Tribune Catholique, gazette du clergé, fondée en janvier 1832 par Emmanuel Bailly, dont l'article-programme contient cette phrase significative : "On ne nous verra point nous passionner pour des formes politiques, passagères et variables après tout, quelles qu'elles soient". A la Tribune Catholique est annexé une sorte de cercle littéraire, la Société des Bonnes Etudes, dont le but est de promouvoir, parmi les catholiques, le goût des recherches philosophiques, historiques et religieuses.

C'est là l'organisation rêvée par Ozanam, la "réunion d'amis travaillant ensemble à l'édifice de la science", à la lumière de la pensée chrétienne. Il y pénètre avec ses compagnons, et l'on s'y passionne pour l'histoire des religions ; Ozanam parle de la mythologie de l'Inde et Lallier du mahométisme, Lamache de l'architecture du Moyen Age et Le Taillandier des ordres religieux. La Société des Bonnes Etudes devient ainsi la Conférence d'Histoire, ouverte à tous et où la discussion demeure entièrement libre : les jeunes philosophes incroyants peuvent y venir et demander compte au catholicisme de ses doctrines et de ses oeuvres ; on leur répond en déroulant son histoire ou en expliquant la portée scientifique et sociale de l'Evangile. Bien souvent, la démonstration est si convaincante que les adversaires s'avouent vaincus.

La foi sans les oeuvres est une foi morte

Pourtant, il n'en est pas toujours ainsi. Parfois, les compagnons d'Ozanam, fougueux mais inexpérimentés, ont le dessous dans des discussions, d'ailleurs fort courtoises, pour lesquelles ils sont insuffisamment armés. Une interrogation sur-tout les gêne : on reconnaît que l'oeuvre sociale de l'Eglise à travers les siècles mérite l'estime et le respect, mais par quels actes, par quelles institutions charitables se signale-t-elle, à l'heure actuelle ? Ils sont fort embarrassés pour répondre à cette lancinante question.

Il leur semble donc que, pour régénérer la foi, la controverse ne saurait suffire ; il est urgent, suivant l'expression de Le Taillandier, de traduire cette foi en actes, d'évangéliser comme les Apôtres, non seulement par la parole mais, plus encore, par le témoignage, par une charité authentique. Si bien qu'un jour d'hiver, à l'issue d'une réunion amicale, au cours de laquelle Le Taillandier a montré, une fois de plus, à ses amis l'insuffisance d'une action uniquement intellectuelle, Ozanam qui, jusque-là, avait gardé le silence, s'écrie avec enthousiasme : "La bénédiction des pauvres est celle de Dieu... allons aux pauvres". Après quoi, accompagné de Le Taillandier, il va porter à un déshérité de son quartier ce qui lui reste de bois pour se chauffer.

Naissance de la Société de Saint-Vincent de Paul

Il s'agit maintenant de développer cette conception nouvelle de l'apostolat. Après avoir pris l'avis de Bailly, qui avait toujours été d'un bon conseil, Ozanam réunit le 23 avril 1833, jour anniversaire de ses vingt ans, aux bureaux de la Tribune Catholique, ceux de ses compagnons qu'anime une même volonté de service des plus démunis. Ils sont sept. Bien qu'aucun procès-verbal de la réunion n'ait été conservé, on peut, à l'aide de quelques allusions discrètes de ceux qui y prirent part, en reconstituer exactement la physionomie.

Le jeune Frédéric et ses amis conviennent, avec une émouvante humilité, que leur démarche n'a pas, jusqu'à présent, porté tous les fruits qu'ils en avaient escomptés, et après avoir énoncé leur commune conviction que le catholicisme devrait se manifester par des oeuvres qui témoigneraient, plus encore que le raisonnement, de sa vérité, ils considèrent la société qui les entoure et constatent douloureusement que la misère et l'injustice sont loin d'avoir disparu de par le monde.

Bien au contraire, les conditions économiques nouvelles ont multiplié les souffrances de tous ordres. En présence de tant de situations angoissantes, de tant de détresses imméritées, de tant de familles minées par la faim, le froid et la maladie, ces jeunes prennent la résolution de répondre à l'appel du Christ en se consacrant aux pauvres.


Ils demandent à Soeur Rosalie, Fille de la Charité du quartier Mouffetard, l'adresse de quelques familles éprouvées auxquelles on porterait un peu de pain, et surtout beaucoup d'amitié. Leurs ressources proviennent de leurs seules bourses d'étudiants. Telle est l'origine de la première Conférence de Saint-Vincent de Paul. La Conférence d'Histoire devient la Conférence de Charité.

Parallèlement, Ozanam s'accomplit sur les plans culturel et professionnel. Docteur en Droit en 1836, il fait, sans grand enthousiasme, une courte carrière d'avocat, puis occupe la chaire de Droit commercial de Lyon. Docteur ès-Lettres en 1839, il est reçu premier au tout nouveau concours de l'agrégation des facultés des lettres institué par Victor Cousin en 1840. Suppléant du professeur Claude Fauriel en 1841, Ozanam devient titulaire de sa chaire de littérature étrangère en Sorbonne en 1844.

Entre-temps, il épouse Amélie Soulacroix, le 23 juin 1841, dans l'église Saint-Nizier de Lyon. Son foyer est illuminé par la naissance, en 1845, de sa fille Marie qu'il chérira tendrement.

Son existence est désormais partagée entre sa famille, l'enseignement, la recherche historique, son oeuvre littéraire et ses divers engagements civiques, sociaux et religieux.

L'érudition est la passion d'Ozanam. On a rendu un hommage mérité à la très réelle valeur littéraire et scientifique de ses livres et on s'est plu à retrouver dans sa Thèse sur Dante, dans ses Poètes franciscains et ses Etudes germaniques cette émotion contenue, cette flamme d'apôtre qui font le charme de son style. On doit également reconnaître le caractère moderne de sa méthode, et, par-delà son attachement à la tradition, son intuition de l'évolution de la critique historique.

L'enseignement vécu comme un sacerdoce...

Erudit, il est aussi un remarquable pédagogue, doué d'une conscience aiguë du devoir professionnel, ainsi que des obligations et des sacrifices qu'il impose.

Ce qui frappe tout d'abord, chez Ozanam enseignant, c'est peut-être, avant tout, sa conscience incomparable. Celle-ci nous est présentée dans une très belle page de Jean-Jacques Ampère, qui brosse du professeur à la Sorbonne un tableau fort vivant. Il montre que ce sens du devoir professionnel pouvait aller, éventuellement, jusqu'au sacrifice. On se demande comment cet homme fragile, frêle, père délicat, époux attentionné, écrivain et professeur scrupuleux, ayant à sa charge une partie de sa belle famille, se donnant corps et âme à une Société qu'il avait fondée avec ses amis, a pu faire face à tant de lourdes responsabilités.

Ampère affirme que ceux qui n'ont pas assisté aux cours d'Ozanam ne peuvent réaliser ce qu'il y avait de personnel dans son talent : ce n'était pas, comme trop souvent les professeurs de l'époque, un homme qui donnait des cours en chiqué. L'enseignement supérieur avant 1867, antérieurement à la création de l'Ecole des Hautes Etudes, était un enseignement destiné surtout à un public mondain. Les professeurs brillaient, préparaient des baccalauréats ou des licences, mais négligeaient parfois la recherche érudite. Or, parlant d'Ozanam, Ampère note : "Il est rare de réunir au même degré les deux mérites du professeur, le fond et la forme, le savoir et l'éloquence". Frédéric préparait ses cours comme un bénédictin et les prononçait comme un orateur.


... et un don total de soi

Un petit événement illustre cet éloge : en 1852, au lendemain du Coup d'Etat, une sorte d'émeute eut lieu à la Sorbonne : les étudiants ayant trouvé les portes fermées se mirent à faire du tapage - cela arrive parfois dans cette vénérable institution ! - en criant : "Les professeurs ne font plus leurs cours et, cependant, ils sont payés par l'Etat !". Ces cris parvinrent aux oreilles d'Ozanam, déjà gravement malade. Il se leva, malgré les prières de ses amis, les larmes de sa femme et l'ordre du médecin qui le condamnait à garder la chambre : "Je veux honorer ma profession", répétait-il. Il courut à la Sorbonne et monta dans sa chaire. En le voyant paraître, plus jaune, plus défait, plus exténué encore qu'à l'ordinaire, portant sur le visage les signes d'un mal trop réel et, pour tout dire, presque semblable à un spectre, les étudiants, saisis de pitié et de remords, l'accueillirent par des applaudissements frénétiques. Ces applaudissements se renouvelèrent plusieurs fois pendant la leçon et se changèrent en une ovation véritable quand le jeune professeur, répondant directement aux cris injurieux qui venaient de troubler son âme, s'exprima ainsi, d'une voix épuisée : "Messieurs, on reproche à notre siècle d'être un siècle d'égoïsme et l'on dit les professeurs atteints de l'épidémie générale. Cependant, c'est ici que nous altérons nos santés. C'est ici que nous usons nos forces. Je ne m'en plains pas. Notre vie, ma vie vous appartient, nous vous la devons jusqu'au dernier souffle et vous l'aurez. Quant à moi, Messieurs, si je meurs ce sera à votre service".

Le témoignage d'Hersart de Villemarqué confirme celui d'Ampère : "Dieu seul sait le bien immense qu'il fit dans ses leçons, qui lui coûtaient tant de labeur et de si grandes fatigues. Que de courage au travail, de fortes résolutions, de travaux utiles, de belles vocations, il sut inspirer à cette jeune foule qui l'écoutait ! Il était applaudi avec passion ; il était encore plus aimé. Quand il sortait, chacun se précipitait pour avoir un mot de lui, pour l'entendre encore ; on lui faisait ainsi un cortège le long des allées du Luxembourg qu'il traversait pour rentrer chez lui. Il était épuisé, mais il rapportait souvent des joies qu'il prisait au-dessus des plus enthousiastes applaudissements".

Le combat pour la vérité...

Une autre caractéristique majeure du comportement de Frédéric Ozanam dans son enseignement et, d'une manière plus générale, dans toutes ses relations avec les milieux intellectuels, c'est le respect des autres : la tolérance.

Sa bonté naturelle, alliée à sa probité foncière, le pousse à accueillir avec estime et bienveillance l'opinion d'autrui, même si elle est contraire à la sienne : "Apprenons à défendre nos convictions sans haïr nos adversaires, à aimer ceux qui pensent autrement que nous... Plaignons-nous moins de notre temps et plus de nous-mêmes".

sans complaisance pour les intolérants...

S'il est sévère, c'est justement à l'égard des intolérants, s'estimant détenteurs exclusifs de la vérité : "... les gros bonnets de l'orthodoxie, les pères de concile en frac et en pantalon à sous-pieds, Docteurs qui prononcent entre la lecture du journal et les discussions du comptoir..., gens pour qui les nouveaux venus sont toujours les mal venus, ... qui font de leur opinion politique un 13e article du Symbole, qui s'approprient les oeuvres de charité comme leur chose et disent en ce mettant modestement à la place de Notre-Seigneur : quiconque n'est pas avec nous est contre nous".

mais dans le respect de l'opinion d'autrui...

Mais la fougue qu'il met dans la défense de ses convictions est toujours assortie d'une ouverture à l'égard de ceux qui ne les partagent pas.

Il ne prononce jamais un seul mot qui puisse blesser ceux de ses auditeurs qui ne partagent pas ses idées et, s'il ne faillit pas dans sa volonté bien arrêtée d'exposer la vérité et la vérité seule, du moins a-t-il soin de le faire sans la moindre agressivité. Il préfère la persuasion à tout autre procédé qui ne respecte pas scrupuleusement l'opinion et la liberté d'autrui.

Cette constante de son comportement lui permet d'affirmer au soir d'une trop brève existence : "Si quelque chose me console de quitter la terre avant d'avoir fait ce que j'ai voulu, c'est que je n'ai jamais travaillé pour les louanges des hommes, mais pour le service de la vérité".

sans jamais se départir de son humilité

Avec la profonde humilité qui le caractérise, il définit lui-même ce qu'à été sa vie, dans une lettre du 14 juillet 1850 à son ami Dufieux : ..."Si Dieu a bien voulu m'accorder quelque ardeur au travail, je n'ai jamais pris cette grâce pour le don éclatant du génie. Sans doute, au rang inférieur où je suis, j'ai voulu consacrer ma vie au service de la foi, mais en me considérant comme un serviteur inutile, comme un ouvrier de la dernière heure que le maître de la vigne ne reçoit que par charité. Il m'a semblé que mes jours seraient bien remplis si, malgré mon peu de mérite, je réussissais à retenir autour de ma chaire une jeunesse nombreuse, à rétablir devant mes auditeurs les principes de la science chrétienne, à leur faire respecter tout ce qu'ils méprisent : l'Eglise, la Papauté, les moines. J'aurais voulu recueillir ces mêmes pensées dans des livres plus durables que mes leçons, et tous mes voeux devaient être comblés si quelques âmes errantes trouvaient dans cet enseignement une raison d'abjurer leurs préjugés, d'éclaircir leurs doutes et de revenir, avec l'aide de Dieu, à la vérité catholique. Voilà ce que j'ai voulu faire depuis dix ans sans ambition d'une destinée plus grande, mais aussi sans que j'aie eu le malheur de déserter le combat".

Le rayonnement de Frédéric Ozanam continue à s'étendre au-delà des limites de l'Université. La fondation des Conférences de Saint-Vincent de Paul le conduit à prendre contact avec le milieu ouvrier et à constater les réelles souffrances des classes laborieuses, nées de la grande transformation industrielle qui s'était produite durant la première moitié du XIXe siècle. Les chrétiens et l'Eglise peuvent-ils se désintéresser du sort si angoissant des victimes de situations inhumaines dont ils sont les témoins, sous peine de s'en faire les complices ?

Il étudie le problème avec la minutie et la conscience qu'il apporte à tous ses travaux. Sa correspondance permet de suivre ses états d'âme successifs depuis le 5 novembre 1836 où il fait part à Lallier de ses réflexions sur "la question sociale" jusqu'au moment où, dans une lettre du 22 février 1848 à son ami Foisset, il complète sa pensée sous cette forme :

"Je demande... que nous nous occupions du peuple qui a trop de besoins et pas assez de droits, qui réclame avec raison une part plus complète aux affaires publiques, des garanties pour le travail et contre la misère."

Une brève incursion dans la politique

A des temps nouveaux, doit correspondre un programme nouveau. Ozanam, avec la pleine approbation de l'Archevêque de Paris, Monseigneur Denys Affre, - qui devait mourir sur les barricades de la Révolution de 1848 -, s'occupe à fixer ce programme et à en préparer l'application. On ne saurait entrer ici dans le détail de ses intuitions si clairvoyantes. Il suffit de remarquer que, parmi les catholiques sociaux du XIXe siècle, il est l'un des premiers à formuler l'idée du "salaire naturel" (ancêtre du S.M.I.C.), à revendiquer des mesures contre le chômage et les accidents, à demander qu'une retraite soit assurée aux travailleurs. Son appel aux électeurs du département du Rhône du 15 avril 1848 se fait l'écho de ces idées généreuses et audacieuses dont bon nombre se retrouvent dans l'encyclique Rerum novarum de Léon XIII, en 1891.

Homme de pensée, Ozanam est aussi homme d'action.

Il veut l'établissement de la démocratie dans la justice et la charité. Dans cette perspective, il compte sur la Société de Saint-Vincent de Paul dont les événements ont démontré la réelle opportunité.

Très tôt, il pressent tout ce dont il sera redevable à ce mouvement si cher à son coeur. Il l'écrit le 1er mai 1841 à sa fiancée, Amélie Soulacroix : "...Vous saurez un jour combien je dois à cette Société qui fut l'appui et le charme des plus périlleuses années de ma jeunesse".

Plus que jamais, il est convaincu que la rencontre de ceux qui ont avec ceux qui n'ont pas est le meilleur gage de compréhension mutuelle. Voilà pourquoi la règle des Vincentiens fait du contact personnel avec ceux qui souffrent et du service direct des déshérités leur devoir essentiel, l'objectif final demeurant la promotion spirituelle, morale et humaine de chacun.

Un hymne à l'Amour

Le labeur écrasant qu'il s'impose et la disponibilité totale avec laquelle il s'est engagé ont trop vite raison d'une santé délicate. A la fin de 1852, il doit se décider à aller chercher un peu de repos en Italie. La cure n'a pas le résultat escompté et ses forces continuent à décliner. Mélancolique et résigné, il se sent attiré vers l'éternité. La pensée des êtres chers qu'il va quitter n'est pas sans assombrir ses dernières semaines ; elle ne l'empêche cependant pas de formuler à Pise, le 23 avril 1853, jour anniversaire de ses quarante ans - soit quatre mois et demi avant sa mort - le "fiat" par lequel, s'abandonnant à la volonté de Dieu, il lui offre sa vie :

"C'est le commencement du cantique d'Ezéchias : je ne sais si Dieu permettra que je puisse m'en appliquer la fin. Je sais que j'accomplis aujourd'hui ma quarantième année, plus que la moitié du chemin de la vie. Je sais que j'ai une femme jeune et bien aimée, une charmante enfant, d'excellents frères, une seconde mère, beaucoup d'amis, une carrière honorable, des travaux conduits précisément au point où ils pourraient servir de fondement à un ouvrage long tems rêvé. Voilà cependant que je suis pris d'un mal grave, opiniâtre et d'autant plus dangereux qu'il cache probablement un épuisement complet. Faut-il donc quitter tous ces biens que vous-même, mon Dieu, vous m'aviez donnés ? Ne voulez-vous pas Seigneur, vous contenter d'une partie du sacrifice ? Laquelle faut-il que j'immole de mes affections déréglées ? N'accepterez-vous point l'holocauste de mon amour propre littéraire, de mes ambitions académiques, de mes projets même d'étude où se mêlait peut-être plus d'orgueil que de zèle pour la vérité ? Si je vendais la moitié de mes livres pour en donner le prix aux pauvres et, me bornant à remplir les devoirs de mon état, je consacrais le reste de ma vie à visiter les indigens, à instruire les apprentis et les soldats, Seigneur, seriez-vous satisfait et me laisseriez-vous la douceur de vieillir auprès de ma femme et achever l'éducation de mon enfant ? Peut-être, mon Dieu, ne le voulez-vous point ? Vous n'acceptez pas ces offrandes intéressées ; vous rejetez mes holocaustes et mes sacrifices. C'est moi que vous demandez. Il est écrit au commencement du livre que je dois faire votre volonté et j'ai dit : Je viens Seigneur. Je viens si vous m'appelez et je n'ai pas le droit de me plaindre. Vous m'avez donné quarante ans de vie... Si je repasse devant vous mes années avec amertume, c'est à cause des péchés dont je les ai souillées ; mais quand je considère les grâces dont vous les avez enrichies, je repasse mes années devant vous, Seigneur, avec reconnaissance. Quand vous m'enchaîneriez sur un lit pour les jours qui me restent à vivre, ils ne suffiraient pas à vous remercier des jours que j'ai vécus. Ah ! si ces pages sont les dernières que j'écris, qu'elles soient un hymne à votre bonté !".

Un abandon au Seigneur

Débarquant à Marseille, sur le chemin du retour, son état s'aggrave et sa fin paraît imminente. Ozanam l'envisage avec la plus grande sérénité et, comme le prêtre qui l'assiste le sollicite d'avoir confiance en Dieu, il répond simplement : "Et pourquoi le craindrais-je ? Je l'aime tant !" Quelques instants après, il s'éteint doucement, sans la moindre secousse, en murmurant : "Mon Dieu, mon Dieu, ayez pitié de moi".

C'est la conclusion, le 8 septembre 1853, en la fête de la Nativité de la Vierge, à laquelle il vouait une si grande dévotion, d'une vie d'une exceptionnelle densité consacrée au seul service du Christ et des hommes.

Il est inhumé dans la crypte de l'église Saint-Joseph des Carmes, à l'Institut Catholique de Paris, parmi la jeunesse étudiante à laquelle il a donné le meilleur de lui-même.

Une rayonnante sainteté

La cause de béatification de Frédéric Ozanam, principal fondateur de la Société de Saint-Vincent de Paul, a été introduite le 15 mars 1925, dans le diocèse de Paris et le 12 janvier 1954, à Rome.

Le Pape Jean-Paul II l'a proclamé "vénérable", par promulgation du décret d'héroïcité des vertus, le 6 juillet 1993.

Trois ans plus tard, le 25 juin 1996, il signait le décret reconnaissant le miracle obtenu le 2 février 1926, par l'intercession d'Ozanam, en faveur d'un enfant de dix-huit mois atteint d'une diphtérie foudroyante. Le miraculé, Fernando Luiz Benedetto Ottoni, de nationalité brésilienne, est encore vivant.

Le Saint-Père procédera à la béatification le vendredi 22 août 1997, à Notre Dame de Paris, lors de sa venue pour les Journées Mondiales de la Jeunesse.

Frédéric Ozanam, déjà vénéré dans le monde entier, sera ainsi proposé comme modèle aux laïcs, en particulier les jeunes de ce temps, à la recherche de repères sociaux, moraux et spirituels.

Jean-Paul II n'a-t-il pas déclaré dans son message à la Société de Saint-Vincent de Paul en 1983, année du 150ème anniversaire de sa fondation, qu'il fallait "remercier Dieu pour le cadeau qu'il a fait à l'Eglise en la personne d'Ozanam. On demeure émerveillé par tout ce qu'a pu entreprendre pour l'Eglise, pour la société, pour les pauvres, cet étudiant, ce professeur, ce père de famille, à la foi ardente et à la charité inventive, au cours de sa vie trop vite consumée ! Son nom reste associé à celui de Saint Vincent de Paul qui, deux siècles plus tôt avait fondé les Dames de la Charité, sans que l'équivalent ait encore été institué pour les hommes. Et comment ne pas souhaiter que l'Eglise, mette aussi Ozanam au rang des bienheureux et des saints ?"

Ce voeu, unanimement partagé, a été exaucé par le Seigneur qui avait marqué du sceau des Béatitudes le merveilleux destin de ce chrétien d'exception, saint laïc pour notre temps.

POUR UNE MEILLEURE CONNAISSANCE DE FRÉDÉRIC OZANAM

Biographie :

- "Ozanam", Livre du Centenaire,

   Editions G. Beauchesne - Paris, 1913.

- "Ozanam", par Georges Goyeau, de l'Académie Française,

   Editions Flammarion - Paris, 1925 et 1931.

- "Frédéric Ozanam", par Léonce Celier,

   Editions P. Lethielleux - Paris, 1956.

- "Ozanam, un savant chez les pauvres", par Madeleine des Rivières,

   Editions Le Cerf - Paris, 1984.

- "Frédéric Ozanam", par le Père Georges Forsans, s.c.j.,

   Editions C.L.D. - Pères de Bétharram, Lestelle Bétharram, 1991.

- "Ozanam, une jeunesse romantique", par le Père Marcel Vincent,

   Editions Médiaspaul - Paris, 1994.

- "Frédéric Ozanam" - Cahiers Ozanam - numéros spéciaux

   37/38/39 de janvier/juin 1974 ; 72/73 de janvier/juin 1981 ;

   80 de janvier/avril 1983 ; 134 d'octobre/décembre 1996.

Correspondance :

En cinq tomes :

- Lettres de Jeunesse (1819-1840),

  Editions Bloud et Gay - Paris, 1961.

- Premières années à la Sorbonne (1841-1844),

  Editions Celse - Paris, 1971.

- L'engagement (1845-1849),

  Editions Celse - Paris, 1978.

- Les dernières années (1850-1853),

  Editions Klincksieck - Paris, 1992.

- Supplément (1829-1852)

  Editions Klincksieck - Paris, 1997.

Sélection en deux volumes :

  Editions de Gigord - Paris, 1925


La Société de Saint-Vincent de Paul,

depuis 1833, à travers le monde

Conseil Gnéral International

de la société de Saint-Vincent de paul

Une expansion continue

1833: 1 Conférence - 7membres

1883: 4 000Conférences - 76 500membres

913: 8 000Conférences -134 000membres

1933:13 200 Conférences -180 000membres

1983:38 500 Conférences 750 000membres

1995: 46 650 Conférences - 875 000membres

 Aujourd'hui une fraternité universelle de: 47 200 Conférences - 880 000 membres

880 000 membres Vincentiens hommes, femmes de tous âges, répartis en 47 200 équipes appelées "Conférences" agissant sur les cinq continents.

Des centaines de milliers de volontaires sous toutes les latitudes, sur tous les fronts de la misère, à la rencontre quotidienne de millions d'êtres dans l'adversité, victimes de la pauvreté, de l'injustice et de l'exclusion, du racisme et de la violence.

Regroupés en équipes Ils assurent fidèlement et bénévolement un service permanent et gratuit auprès de ceux qui ont soif d'amitié et de considération.

Plus de 5 000 jumelages exprimant, dans un esprit de partage, la solidarité entre équipes de régions défavorisées et de zones déshéritées.

* * * *

Des milliers d'oeuvres spécialisées

 Service social: accueil, orientation, conseil juridique.

 Enfance: garderies, homes, vacances, parrainages.

 Jeunesse: foyers, clubs, promotion culturelle, loisirs.

 Enseignement classique: écoles, bourses scolaires et universitaires, parrainages d'élèves et d'étudiants.

 Formation professionnelle: mécanique, électricité, électronique, chaudronnerie, menuiserie, bâtiment, agriculture, secrétariat, couture, hôtellerie....


 Troisième âge: résidences de retraite, centres de vacances, clubs de jour, organisation de loisirs.

 Femmes: soutien moral, institutions pour femmes en détresse, femmes abandonnées, mères célibataires.

 Marins: oeuvres et services divers, foyers, clubs.

 Gens du voyage: assistance sociale, scolaire et sanitaire.

 Migrants: accueil, orientation, services divers.

 Réfugiés, apatrides: accueil, orientation, sauvegarde de leur patrimoine culturel et folklorique.

 Prisonniers: visite des établissements pénitentiaires, assistance post-pénale, réhabilitation d'anciens détenus.

 Jeunes en difficulté: foyers, réinsertion sociale.

 Métiers: artisanat, couture, tissage, imprimerie, dactylographie, fabriques de matériaux de construction...

 Activités rurales: culture, élevage, pisciculture, apiculture, coopératives, puits, adduction d'eau...

 Habitat: programmes en faveur de familles à revenus modestes, sociétés H.L.M., rénovation de logements.

 Santé: visite d'hôpitaux, d'institutions pour handicapés physiques ou mentaux, pour aveugles. Soutien aux malades (cancer, drogue, SIDA...). Soins à domicile. Création d'hôpitaux, dispensaires, cabinets dentaires, léproseries...

 Solidarité: secours aux victimes de catastrophes natu-relles, guerres, violences. Aide alimentaire, fournitures d'équipements ménagers, reconstruction, relogement, assistance médicale et sanitaire, scolarisation...