Le développement psycho-spirituel de Jean-Gabriel Perboyre

Le développement psycho- spirituel

de Jean-Gabriel Perboyre

par Eugene Curran, C.M.

Province d'Irlande

« La dernière tentation est la plus grande trahison;

Faire ce qui est bien pour une mauvaise raison. »

T. S. Eliot, Meurtre dans la cathédrale

Au bout du couloir de l'université de All Hallows, où se trouve mon bureau, il y a une statue de plâtre de Jean Gabriel Perboyre. C'est un modèle classique du début du XXe siècle. Jean Gabriel est suspendu, tête basse, habillé de vêtements chinois. La silhouette semble relativement frêle et penchée. Les couleurs sont modérées et douces. C'est une image qui se trouve probablement dans nombre d'établissements vincentiens de par le monde. Elle évoque un homme qui a supporté la souffrance avec patience, qui a accepté la volonté de Dieu, qui est allé paisiblement et avec piété à son martyre. C'était un bon berger offrant sa vie pour le troupeau; c'était le grain de froment moulu pour être purifié par sa mort.

Tout à l'opposé, on trouvait la peinture du martyr nouvellement canonisé qui était située l'année dernière dans le sanctuaire de Saint Paul Hors les Murs Paul. Ici, notre confrère lève sa tête vers le ciel. Les couleurs sont fortes et éclatantes, des bleus riches et des mauves profonds. Ce qui est le plus frappant, cependant, c'est la représentation de son corps. Ce n'est pas un homme frêle mais "un chrétien musclé" à tout point de vue. Les vêtements sont déchirés et laissent voir sa musculature et sa force. Ma réaction immédiate, même si elle est irrévérencieuse, en voyant ceci c'était que Jean Gabriel était comparé à Rambo, comme héros d'action. Voici le héros courageux et vaillant qui a fait face à la mort avec courage et force d'âme; c'était un guerrier et un héros.

Lequel, si l'en est, est le vrai Jean-Gabriel ? Nous savons que sa santé physique a toujours été pour lui source de souci et que, pendant un certain temps, il a pensé qu'il ne pourrait pas accomplir son rêve d'aller en mission en Chine. Nous savons qu'il a souffert d'une hernie qui a été pour lui cause de grande souffrance et l'a parfois frappé d'incapacité. Pourtant nous savons également que, à la différence de son frère Louis, il a survécu au voyage pour se rendre en Chine et aux voyages en Chine. En fait nous savons qu'il a constaté que l'environnement chinois semblait mieux convenir à sa santé que la ville de Paris (lettre 69.)

Saints : Icônes et Images

La manière dont nous dépeignons nos saints en indique autant à leur sujet qu'elle le fait pour nous. La manière dont ils nous sont offerts comme modèles que nous pourrions imiter dans notre foi, nous les fait façonner à l'image de ce que nous espérons être. Ils sont des icônes du divin pour nous; ce que Joan Chittister a appelé « fragments du visage de Dieu. » Pourtant les images que nous en peignons, coulons et moulons, indiquent également ce que nous voulons qu'elles soient pour nous, et ce que nous voulons qu'elles soient pour nous, peut et de fait se modifie avec le temps.

Le Jean Gabriel de la révolution de la dévotion de la fin du 19ème siècle et le Jean Gabriel de l'Église après Vatican II sont le même homme mais vu avec des perspectives très différentes. De la même manière que le Vincent de Paul d'avant la révolution de la dévotion- (comme dans la rue saint Pierre à Rome) a été dépeint comme missionnaire énergique, croix de mission en main, indiquant le ciel et exhortant celui qui le contemple à la foi, et le Vincent « de la dévotion » a été dépeint comme le gentil père des orphelins, bravant souvent les éléments, abritant les enfants sous son manteau, et est maintenant le plus souvent dépeint comme celui qui est « au milieu » (comme le dessin de Kurt Welther ou la statue De Paul, à Chicago), ainsi nos représentations de Jean Gabriel Perboyre ont changé.

Le point de départ qui a inspiré cette étude présente est un livre de Susan McMichaels. Dans Hors du jardin, elle parle de son désir de montrer saint François d'Assise comme quelque chose d'autre qu'une statue de jardin, "une icône culturelle statique de gentillesse inaccessible et de paix." En réaction à la vue sentimentalisée de François, elle dit que "nous devons apprécier la lutte qu'il a subie et être disposé à subir la même transformation."

La méthodologie pour ce travail, qui sera précisée plus loin, je l'ai développée pour un premier travail publié dans Colloque, paru au printemps 2000 ; « la Transfiguration de l'ordinaire ; le développement psycho-spirituel de Louise de Marillac », qui avait pour sous-titre « Louise était-elle vraiment névrosée ? »

De même qu'avec Louise, avec Jean Gabriel aussi : on doit mettre en pratique ce qu'Élisabeth Schussler Fiorenza a appelé « une herméneutique du soupçon. » Juste comme François et Louise, il y a un mythe durable de Jean Gabriel, perpétué dans la tradition orale de la Congrégation et dans les représentations que l'art en a fait : comme quelqu'un qui, presque en parallèle à la passion du Christ, a enduré son propre Chemin de Croix. Il a été trahi par un compagnon, a enduré la moquerie et le mépris et est mort sur une croix. Une herméneutique du soupçon nous demande d'être prudent pour ne pas prendre les choses seulement d'après leur apparence et d'approfondir la motivation.

En outre, comme martyr, nous avons tendance à comprendre son acceptation du martyre comme un signe d'une spiritualité profonde et développée. Sa sainteté est certifiée par la déclaration de sa canonisation mais elle nous donne peu d'indication au sujet de l'homme qui a été martyrisé. Par certains côtés, le martyre est une intervention directe dans le cours d'une vie et exige une réponse immédiate. Que Jean Gabriel était disposé à répondre et témoigner de sa foi même jusqu'à la mort, cela est incontestable; ce que cette étude va tenter d'explorer, c'est comment il en est arrivé là, à partir de quelle perspective il a pu prendre cette décision et comment sa vie jusque là l'avait préparé pour le choix qu'il avait fait. La citation d'Eliot, Meurtre dans la Cathédrale, qui traite du martyre de Thomas Becket, nous rappelle que l'acte du martyre en soi dit peu sur la motivation qui pousse à subir, à accepter un tel martyre.

Laissez-moi vous préciser ma position dès le début : une telle image de Jean Gabriel m'a laissé froid et ne m'a pas touché. Un confrère français était mort en Chine un siècle et demi avant ma naissance. Je savais peu de choses à son sujet et n'ai pas cherché à en savoir plus. Les images ne m'ont pas attiré ; je ne savais rien sur sa pensée et ses sentiments. Il n'avait aucune personnalité pour moi, il a seulement eu un rôle; il a été martyrisé et le martyre ne m'avait pas attiré ni probablement semblé faire partie de mon propre destin ou chemin de foi. La Chine se trouvait à des milliers de kilomètres de chez moi et à des millions de kilomètres de ma conscience. Il ne m'a pas attiré comme Vincent lui-même, Louise, Catherine et Frédéric m'attiraient. C'était des gens qui avaient vécu dans un milieu proche du mien, qui avaient exprimé une foi qui me disait quelque chose, qui, bien que séparés de moi par le temps et la culture, semblait vraie, authentique et vivante. Je pouvais entrer en résonance avec leurs luttes et leurs efforts à vivre des vies engagées et consacrées. En vérité, j'ai eu du mal à trouver quelque enthousiasme au moment des célébrations de la canonisation de Jean Gabriel. J'ai été davantage touché par la canonisation d'Edith Stein d'Auschwitz qui a eu lieu à peu près en même temps.

Alors on m'a demandé d'écrire cet article pour Vincentiana. À cause de mes obligations j'ai dû le remettre à plus tard et j'avais du retard dans la lecture des lettres. Elles m'ont obligé à entrer en rapport avec mon confrère martyre. On ne peut pas lire les lettres des autres sans se former une certaine opinion d'elles et, bien qu'étant éloigné de lui, d'entrer en relation avec leur auteur.

Méthodologie

Dans ce travail, j'examinerai la personnalité du Père Perboyre par l`intermédiaire de ses lettres. Jean Gabriel n'avait pas écrit de textes spirituels ou d'autres écrits qui auraient pu nous avoir indiqué quelque chose de son développement spirituel. Il n'a pas été conscient que ses lettres seraient lues par de futures générations (même s'il se rendait compte que bon nombre d'entre elles seraient lues par des personnes autres que le destinataire). Ses lettres sont des constructions conscientes plutôt que de simples notes décousues subconscientes non structurées. Il a écrit avec un but et une intention, néanmoins, elles sont révélatrices de son état psychologique. Elles peuvent remplir les mêmes fonctions qu'un test d'aperception thématique (TATs) dans un profil psychologique. Dans ces tests, les candidats sont invités à écrire une histoire courte ou quelques lignes au sujet d'une image qui leur est présentée. Comme des lettres, ce sont des constructions conscientes mais elles sont révélatrices de certains besoins, attitudes et désirs fondamentaux.

Les lettres seront alors confrontées avec deux «  textes de structure », qui chercheront à confronter les réponses du sujet en les comparant à quelques critères externes. Les textes sont dans ce cas-ci les Exercices Spirituels d'Ignace de Loyola et l'Anthropologie de la Vocation chrétienne de Luigi Rulla, S.J.

Limites et présuppositions

La première limite de ce travail est celle de l'espace; même une étude rapide telle que ce travail actuel ne peut toucher que certains aspects de la vie de Jean Gabriel et seulement ceux qui sont révélés par les lettres. Elle ne peut pas rechercher à justifier dans sa totalité les présupposés anthropologiques et psychologiques du travail de Rulla.

De plus, une limite considérable est celle du langage. Jean Gabriel et moi parlons des langages très différents - pas simplement le français parisien du XIXe siècle et l'Irlandais-Anglais du 20ème siècle, mais également un langage différent dans les constructions mentales, les conceptions du monde et les interprétations. J'ai moi-même effectué les traductions pour cette étude. Malgré les compétences que je peux avoir en français, je ne peux pas en comprendre toutes les nuances et les finesses, le français n'étant pas ma langue maternelle.

Jean Gabriel et moi sommes des membres de la même Congrégation mais la sienne était la Congrégation refondée en France et en Chine dans une période de renouveau après l'agitation de la Révolution Française. La mienne est la Congrégation d'après Vatican II dans une période où les membres sont en baisse en Europe et d'autres parties de l'Ouest. Les modèles de vie communautaire et d'autorité dans lesquels nous vivons sont à la fois, apparemment, semblables mais aussi radicalement différents.

Les lettres qui sont conservées ne représentent, nécessairement, qu'une partie de toutes celles qu'il a écrites (bien qu'il ne semble pas avoir écrit beaucoup de lettres, même dans les premiers jours) et, dans l'édition 1940 de Van Den Brandt, les lettres 1 à 64 sont des transcriptions des copies tirées par Joseph Baros CM, les originaux ayant été perdus. On certifie qu'elles sont authentiques mais nous ne pouvons pas garantir qu'elles n'ont pas été modifiées, juste comme Baros les avait transcrites en orthographe plus moderne. Nous savons seulement que de même que Otto Frank a édité et modifié le journal de sa fille Anne, ainsi les Congrégations religieuses ont modifié des aspects des vies de leurs fondateurs qui ne correspondaient pas avec des auditoires plus récents, particulièrement à la lumière de la révolution de la Dévotion citée précédemment (voir mon article sur Louise de Marillac cité précédemment et sur Margaret Aylward, Cornelia Connolly et Margaret Anna Cusack dans Colloque, automne 1999).

Je ne dis pas que Jean Gabriel était, d'une manière significative, au fait avec les exercices de Loyola; je les vois plutôt comme un texte qui donne une structure et un cadre au cheminement chrétien pour faire la volonté de Dieu et pour clarifier la présence et les fonctionnements du Divin dans la vie humaine.

De même, mon point de départ est que tous les chrétiens sont appelés à suivre le Christ et à le faire avec tout leur être : avec leurs charismes et leurs limites, de perspective, de psychologie, de personnalité et d'expérience. En outre, je soutiens que nous ne répondons pas simplement à partir du «domaine » de nos décisions conscientes mais également à partir d'autres motivations inconscientes C'est ce domaine que je cherche tout particulièrement à examiner dans la vie de notre confrère, Jean Gabriel Perboyre : comment, portant avec lui le poids de ses motivations et intérêts inconscients qui, dans une certaine mesure, ont limité sa liberté, il a été en mesure de répondre à l'appel de Dieu qu'il reconnaissait dans sa vie et pouvoir, ainsi, avancer sur le chemin de la sainteté.

Mon but en entreprenant ce travail

Il est important qu'un auteur reconnaisse ses propres centres d'intérêts et préoccupations, ses partis pris et préjugés, du moins dans la mesure où il en est conscient.

J'ai entrepris ce travail parce qu'on m'a demandé de le faire mais également parce que je suis intrigué par la façon dont notre nature et notre psychologie contribuent à la formation et au développement de notre foi. Je l'ai également entrepris parce que c'était un défi et parce que cela m'a amené à faire la connaissance d'un confrère dont j'avais souvent entendu parler mais dont je n'avais aucune connaissance personnelle.

Je l'ai entrepris à un moment où je pensais avoir plus de temps à ma disposition, ce qui en fait a été le cas.

Je l'ai entrepris avec le soupçon insidieux que je n'allais pas apprécier Jean Gabriel Perboyre. Je suis moins attiré par des martyrs que par ceux qui recherchent à vivre leur foi tout au long de leur vie. Je suis moins attiré par des missionnaires ad gentes que je ne le suis par ceux qui restent pour servir au milieu des leurs. Je suis moins attiré par ceux qui expriment leur foi dans des lieux « exotiques » que par ceux qui vivent leur engagement dans le quotidien et la répétition de l'ordinaire. Je suis plus attiré par le sacré ordinaire que par « actions audacieuses ». J'étais tenté de voir Jean Gabriel comme quelqu'un qui, dans un moment de grâce, a gagné la couronne du martyre, mais dont la foi n'a pas subi l'épreuve des années, de la monotonie et de l'âge.

Les quatre « moi »

J'ai toujours trouvé très intéressant le travail de Jones et Harrington à cet égard. Ils ont présenté la grille de Jo Hari qui nous permet de voir, d'une manière imagée que chacun de nous est une combinaison de «quatre moi ».

Sur le premier axe ils mettent en avant deux manifestations du sujet : ces choses qui sont connues et accessibles et celles qui sont inconnues et inaccessibles. Sur l'autre, ils posent en principe des aspects connus ou inconnus à d'autres. Là où celles-ci se rencontrent, elles désignent quatre « moi » différents. Ainsi, ce qui est connu et accessible à moi-même et à d'autres constitue le « moi public », alors que ce qui m'est connu mais caché aux d'autres constitue le « moi privé ». Ce que d'autres peuvent observer mais est caché à l'individu constitue le moi aveugle, tandis que ce qui reste inaccessible à l'individu et aux autres constitue le moi caché.

Dans le contexte des lettres, Jean Gabriel indique son « moi public » et, dans quelques lettres certainement, son « moi privé ». Tous les deux se trouvent dans le dans le champ de la conscience; il choisit ce qu'il veut révéler et comment il veut le révéler. Le lecteur, cependant, à l'aide de certains outils, peut avoir un aperçu du « moi caché » : les motivations, besoins et conduites subconscientes, qui travaillaient en lui. En les combinant toutes, on peut se risquer à faire quelques tentatives de suggestions au sujet de son « moi inconscient et caché », mais il faut se souvenir que ce ne sont jamais que des suggestions expérimentales. La personne qui émerge d'une étude, même approfondie et même entre les mains d'un observateur ou un biographe doué et impartial n'est jamais cependant qu'un pâle reflet de ce que la personne a été durant sa vie

La vie de Jean Gabriel examinée à la lumière de la critique psychologique moderne

Dans son anthropologie de la vocation chrétienne, Rulla indique trois tests de base pour évaluer des aspects pathologiques de l'état mental d'une personne.

Il s'agit de :

1. L'affectivité : le sens que la personne a d'elle-même et les frontières psychologiques.

2. Test de réalité : la capacité de la personne à exprimer et à reconnaître la réalité concrète,

3. Les actions concrètes : l'aptitude de la personne à travailler et à agir avec d'autres.

Dans ces conditions, alors qu'il y a, comme nous le verrons, des zones de conflit dans la vie de Perboyre, il n'y a rien qui soit révélateur d'un comportement pathologique. Comme les lettres l'attestent, il a eu, et maintenu, de longues et durables relations avec sa famille, particulièrement avec son oncle, Jacques Perboyre CM, et ces autres qui ont rejoint la famille Vincentienne : ses frères Louis (Pierre) et (Jean) Jacques CM et sa sœur Sr Antoinette. (FDLC) Il utilisait constamment des lettres pour envoyer des salutations à d'autres parents, amis et confrères et il prenait un plaisir évident et authentique à recevoir leur correspondance : "trois personnes que j'aime également et dont chacune me sont aussi chères que ma propre vie, sont venues chez moi en même temps… trois lettres… de Paris, de Montdidier et de Le Puech… trois lettres signées : Louis, Jacques… Antoine Perboyre "(20).

Son travail et ses « promotions » (supérieur à la rue St Flour un an après son ordination à 25 ans, Directeur Adjoint du séminaire à Paris à 30 ans) indiquent qu'il a été estimé par ses supérieurs. Il n'y a aucune indication, ni dans les lettres ou dans ce que l'on a retenu de lui oralement, qu'il était, ou a été considéré comme quelqu'un d'illuminé.

Rulla fait ressortir également, trois dimensions de la personne humaine et en cela, comme il le reconnaît, il s'inspire des exercices spirituels de son propre fondateur.

  1. La zone du bien et du mal, discernement entre les deux. Ceci fonctionne principalement au niveau des structures conscientes. On peut appeler cela « le moi manifeste ». Un manque de maturité à ce niveau sera généralement conscient; la personne, avertie des tensions qu'elle ressent, choisit de se comporter d'une certaine manière

  2. La zone du bien authentique et du bien apparent. C'est le domaine de l'action concomitante des structures conscientes et inconscientes. Le manque de maturité ici est généralement inconscient et constitue vraisemblablement le résultat des tensions intérieures non reconnues.

  3. La zone de la normalité ou de la pathologie, ici la liberté d'agir avec maturité est sérieusement déterminée par des motivations inconscientes.

Il faut comprendre que Rulla constate ces dimensions dans chaque vie humaine et pas comme des distinctions entre différents types de personnes. Il ne dit pas non plus que les frontières entre les « zones » soient marquées et tranchées ; même si ce que je choisis consciemment peut être dicté dans une certaine mesure par des motivations inconscientes non reconnues.

La vie et la bonne volonté de Jean Gabriel d'embrasser l'isolement de la mission (tout en maintenant des liens avec la maison) et, ultérieurement, de recevoir le martyre indiquent que, dans la première dimension, il a librement et consciemment choisi « le bien » et l'a recherché pour discerner la volonté de Dieu dans sa vie.

Nous avons vu qu'il n'y a rien qui puisse indiquer qu'il y avait quelque chose de pathologique chez lui ou quelque autre manifestation de désordre organique. Par conséquent, nous pouvons supposer que sa liberté de choisir n'a pas été sérieusement altérée.

Le centre d'intérêt alors, est celui de la deuxième dimension et, afin de clarifier les implications de cette dimension, nous devons examiner davantage le travail de Rulla, dans ce qu'il nomme les Besoins et les Attitudes, qu'il considère comme directionnels : qui donnent orientation ou tendance à la personne. Dans le cas de Jean Gabriel nous examinerons à quel point les motivations inconscientes possibles ont pu être à l'œuvre dans sa vie et, d'une manière plus importante, comment il a agi dans sa « zone de liberté ».

Rulla définit les besoins comme « tendances innées liées aux objets comme étant importantes pour la personne elle-même », contrairement aux valeurs qui sont « des tendances innées à répondre aux objets comme importants en eux-mêmes ». Les attitudes sont « des dispositions habituelles » qui peuvent surgir directement d'un besoin fondamental ou en réaction à un besoin fondamental. De nouveau, le cadre imparti pour ce travail exclut tout examen détaillé de la totalité de tels besoins et attitudes mais un coup d'œil sur certains peut nous permettre d'entrer plus profondément dans la personnalité de Jean Gabriel

En ce qui concerne les besoins et les attitudes, Rulla les distingue ainsi :

● Ceux qui étaient considérés comme appropriés pour la vocation chrétienne et, ainsi, dissonants au niveau de la vocation.

● Ceux qui étaient considérés comme moins appropriés pour la vocation chrétienne et, ainsi neutres au niveau de la vocation.

Humiliation : se soumettre passivement à une force externe.

Même, en considérant les mœurs de l'époque et le registre du langage de dévotion qui laissait quelqu'un parler de lui-même comme quelqu'un qui s'humilie, on est sans cesse frappé par la façon dont Jean Gabriel s'abaisse devant l'autorité. Voyez, par exemple, dans la lettre 99 à Aladel, Assistant Général à Paris : « vous avez désiré m'adresser deux mots… que votre humilité vous porte à demander à avoir part aux bonnes œuvres d'un pauvre homme qui n'en fit jamais et probablement n'en fera pas davantage par la suite ; ayez plutôt pitié de son indigence et rendez le, s'il vous plaît, participant de vos richesses spirituelles ». Même en tenant compte du style qui était alors en vogue, son utilisation de la terminologie relative à Dieu indique une attitude semblable devant le divin. Dans sa lettre 19, à son frère, Louis, il compare l'ardeur de Louis avec son propre état de péché.

Accomplissement : accomplir quelque chose de difficile, c'est à dire maîtriser/organiser, des objets, des personnes et des idées. Perboyre était certainement un organisateur et a réalisé beaucoup de choses. Dans la lettre 93, à son cousin M. Caviole curé de Catus, il trace les grandes lignes de ce qu'un prêtre doit faire et, par extension, et directement ce qu'il a fait lui-même en Chine. La lettre 10, au recteur de l'Académie de Clermont, est un texte manifestement bien pensé qui recherche à souligner « l'absurdité de votre de votre hypothèse » afin de régulariser la situation de ses étudiants qui étaient des aspirants à l'état clérical.

Affiliation : se rapprocher et coopérer d'une manière agréable avec quelqu'un d'autre. Une chose que l'on remarque de suite c'est identification de Jean Gabriel avec la Communauté. Il termine beaucoup de lettres avec des salutations ou une demande d'information au sujet de confrères d'autres maisons. Dans la Médaille Miraculeuse il voit d'une manière toute particulière un signe de la faveur de Dieu et de la protection de Marie en faveur de la communauté (40, 44 à son oncle) et St Vincent « invoque beaucoup de bénédictions sur sa famille » (45) et pendant les troubles en 1834 « notre quartier est fort tranquille, d'ailleurs nous sommes sous la protection de notre bon père, saint Vincent de Paul » (47). Il est conscient des privilèges et des engagements en appartenant à la Congrégation (41, à son cousin Gabriel CM). Comme nous l'avons remarqué, il est très proche de ceux de sa propre famille qui rejoignent la famille Vincentienne et se réjouit quand Antoinette rejoint les Filles de la Charité alors que Marie-Anne ne le pouvait pas. (44) La famille, en soi, lui semble moins importante. Des lettres existantes, 12 sont adressés directement à ses parents, 17 à son oncle. D'ailleurs, les affaires de ceux qui sont à la maison semblent en quelque sorte moins le concerner; il ne connaissait pas le nom de son beau-frère, le mari de sa sœur, Jeanne, la seule de sa famille à se marier.

Agressivité : surmonter l'opposition avec énergie. La lettre au recteur à Clermont (10, cité ci-dessus) montre un homme capable de canaliser l'agressivité pour faire une remarque avec détermination. L'agressivité, n'a cependant pas, toujours été aussi bien canalisée. Dans de précédentes lettres à Louis (11, 13 et 17) il corrige l'orthographe, la grammaire et l'épellation de son frère. Cependant, comme les corrections dans d'édition de Brandt le montrent, il n'était pas toujours exact lui-même.

Plus tard dans sa carrière, il prend une position semblable avec Torrette, le supérieur à Macao et propose quelques corrections pour la lettre de Torrette publiée dans la 48ème édition des annales de la propagande de la Foi (96) Il avait essayé quelque chose de semblable dans la lettre 91 (1838 ?) dans laquelle il a également émis son avis, non sollicité, en ce qui concerne la nomination des vicaires apostoliques. Les deux lettres, quant à leur style et contenu, semblent indiquer une agressivité qui est exprimée avec un certain côté pompeux, un caractère supérieur. Tandis que Louis semble, en en jugeant par la tonalité des lettres suivantes, avoir pris les corrections du bon côté, ce ne fut pas le cas de Torrette.

Dissimulation : pour cacher ou justifier un méfait, un échec ou une humiliation.

Il n'y a aucun témoignage dans les lettres que Jean Gabriel n'ait jamais dit quelque chose de mensonger dans le but de cacher quelque chose de honteux. Cependant, il est clair que Torrette n'appréciait pas la réprimande subtile et le rabaissement. Il accuse Perboyre de « s'amuser à des vétilles » et d'être pédant (98) et la réponse de Jean Gabriel le montre essayant de se défendre. Plus sérieux que les accusations en général de pédanterie étaient les accusations (comme cela ressort dans les expressions qu'il utilise en réponse) que Perboyre essayait de mettre en avant pour s'opposer aux procurateurs à Macao d'une manière générale et à Torrette en particulier. Torrette doit l'avoir accusé de se dépeindre (alors qu'il était quelqu'un d'arrivé relativement récemment en Chine) comme « vieux missionnaire » même à chercher, peut-être, à prendre sa place (98). Il a pu également avoir accusé Jean Gabriel de tout rapporter à Paris « je n'ai aucune observation à faire à Paris à ce sujet ». Perboyre s'étale longuement, dans la lettre 98, pour se justifier, même lorsqu'il se soumet. Cette même tonalité apparaît dans la lettre 101, lorsqu'il dit à Torrette ; « Quand je vous fis l'observation, l'année dernière que ceux que vous m'aviez envoyés ne m'allaient pas (bandage herniaire) je n'avais nullement l'intention de m'en plaindre d'autant plus que je vous devais au contraire beaucoup de reconnaissance pour votre empressement à me servir » (101).

Même dans la lettre précédente (98) il continue de revenir à sa propre position : « Ne craignez-vous donc pas, en agissant de cette manière d'éveiller les soupçons du gouvernement portugais … ? Ne craignez-vous pas que ce gouvernement voyant nos confrères Portugais incapables de faire le travail par eux-mêmes ne profite de cette occasion pour s'emparer enfin de leurs biens »

Connaissance : savoir, explorer, acquérir de l'information et de la connaissance.

Perboyre était, comme cela ressort des lettres, doué d'une intelligence fine. Son attention à des détails à cet égard (comme dans les lettres citées ci-dessus) indique une personnalité légèrement marquée par l'obsession et une accentuation très forte sur la forme plutôt que sur le contenu. Nous voyons ceci également dans la lettre 84, dans laquelle il cite un extrait en latin sur les pouvoirs des missionnaires. La lettre 89, à Pierre Martin à Paris décrit la situation en Chine clairement et succinctement. Sa lettre, du 24 mai 1828 (11) à Louis, montre son estime de l'étude et, peut-être également un soupçon d'envie que Louis (dont il corrige la grammaire) semble être sur une piste plus « universitaire » que lui. La liste des auteurs qu'il recommande à Louis montre sa propre érudition et aussi, de nouveau, quelque chose du caractère grandiose mentionné ci-dessus.

Soumission (Déférence) : admirer et soutenir un supérieur. C'est différent de l'abaissement (vu ci-dessus) et il n'est guère douteux que, en lien avec son sens de l'affiliation à la Communauté, Jean Gabriel ait aidé ceux qui avaient un poste d'autorité, dans la Congrégation et ailleurs. Un thème récurrent dans les lettres à son oncle Jacques Lazariste, est la dette qu'il doit à cet homme (par exemple 38 et 4o). Il accepte bien les nominations.

Domination : contrôler son environnement humain.

Jean Gabriel Perboyre était certainement capable de contrôler son environnement et, encore, il est possible qu'une partie de ce désir de contrôler peut être vu comme symptomatique d'une tendance au grandiose, comme dans son avis non sollicité à Torrette. Cependant, nous le voyons se manifester également dans son travail et son activité de missionnaire. Il fait des commentaires sur ce qu'il observe (90 et 93) et il avait certainement appris à maîtriser son environnement dans son long voyage en mer pour aller en Chine (cf., sa lettre à Salhorgne, Supérieur Général, (58) et les lettres qui suivent à son frère, à son oncle et à Torrette. En fait, dans la lettre 62, il se répand en injures contre l'esprit de domination et de fierté qui a conduit à une situation dans laquelle « un européen…ne peut ni voyager à pied ou faire n'importe quel genre de travail servile sans se déshonorer » et qui a conduit les Européens à considérer leurs domestiques en tant que « personnes d'une autre espèce que lui-même ». Cela dit, il suggère également (79) que les Chinois au séminaire devraient avoir « un esprit de soumission… envers leurs pères et confrères européens » et cite un commentaire qui « dès que les Chinois auront le calice sur leurs lèvres (ordination) on ne pourra plus en être maître ».

Manifestation : faire impression, stupéfier, fasciner ou choquer.

Il y a peu de l'exhibitionniste chez Jean Gabriel Perboyre. Ses comptes- rendus de voyage en mer et de son temps en Chine, bien que précis en images et en détails, ne le décrivent pas dans le rôle de héros ou de sauveur. Il semble cependant, vouloir faire impression avec ses opinions sur la situation en Chine (cf., lettre 89, très développée à Pierre Martin CM.) Tandis que celles ci sont présentées dans un style d'abaissement que nous avons noté auparavant (« tandis que je suis le plus inutile de tous les ouvriers qui travaillent ici… »), néanmoins il est clair qu'il souhaite qu'on les considère comme valides et importantes.

Éviter le mal : éviter la douleur, les dommages physiques, la maladie et la mort.

Il est évident que Jean Gabriel ne recherche pas son propre confort. Même en ce qui concerne son bandage herniaire, ce qui se reproduit dans un certain nombre de lettres (96, 100, 101), il n'utilise pas son infirmité comme excuse pour la non-activité (ils lui ont envoyé deux bandages; l'un trop petit, l'autre fait pour le côté gauche tandis que sa hernie était du côté droit !). Il était bien conscient de son manque physique de force et de ses infirmités (94) mais elles ne l'empêchent pas d'exercer sa mission (94, à son frère, Jacques.) La lettre 84 décrit la souffrance qu'il a endurée à cause d'une maladie qui a duré de mi-août au 8 septembre 1836. Ceci a été suivi de deux fièvres; une 'tertiaire 'qui a duré de la mi-septembre au début d'octobre et une autre, moins forte, qui lui a valu des nuits de transpiration et a affecté sa vue.

Soutien : manifester de la sympathie, satisfaire les besoins d'une personne délaissée, alimenter, aider, soutenir, etc.…

Encore une fois : pas de doute qu'il soit venu en aide à d'autres. Bien que son style d'aide semble dicté par les mœurs du temps, il s'efforce de soutenir ses parents et la famille au moment de la mort de Louis (29, 30, 31) et ses lettres de Chine racontent une partie de l'aide qu'il a prodiguée (même en donnant un bandage herniaire légèrement utilisé à un chinois; le résultat fut que l'homme s'en alla en courant et en chantant les commandements du Seigneur et fut, par la suite, baptisé (100.)

Organisation (ordre) : obtenir la propreté, l'équilibre, la netteté et la précision.

Comme nous l'avons vu, Jean Gabriel a recherché et a admiré l'ordre. Ceci se remarque dans son attention aux détails, pour ne pas dire même parfois aux minuties ; dans 78, il note que, alors qu'il a appris que St Bernard a été déclaré docteur, l'Ordo ne le mentionne pas. Dans la même lettre, il recherche une déclaration claire des privilèges détenus par la Congrégation en Chine. La lettre 41, à son cousin, Gabriel lazariste, a trait aux honoraires de messes et aux intentions et est présentée clairement en six sous-sections. C'est une qualité qu'il admire chez d'autres également; à Nozo (70) il écrit que Torrette a deux qualités qui conviennent très bien à sa situation, « la sagesse et une volonté réelle que la Règle soit suivie ».

Caractère enjoué : agir pour le « plaisir » sans rechercher d'autre but.

Le côté espiègle et enjoué ressort peu chez Jean Gabriel, bien que 20 d'entre elles (qui annoncent l'arrivée des lettres de Louis, de Jacques et d'Antoine) aient une tonalité plus gaie que beaucoup d'autres. Beaucoup plus frappant, ses lettres à son plus jeune frère, Antoine, qui se trouve à la maison avec ses parents au Puech, ont tendance, contrairement à celles de ses confrères frères Louis et Jacques, à avoir une tonalité moralisante et expriment peu l'amitié ou cette touche de légèreté qui marquent les autres (de 13, des 34, de 54, de 65) et, peut-être les plus révélatrices, celles qui, adressées à ses parents, bien que polies, révèlent peu de chose de lui-même et se concentrent principalement sur des détails pratiques et en salutations à transmettre à d'autres. Il vaut la peine de noter que seulement 29 lettres (qui ont trait à la mort de Louis) sont adressées aux deux parents ; toutes les autres sont à l'intention de son père avec des salutations, parfois après coup (7), à sa mère. Toutes sont signées J. G. Perboyre : marquées par le caractère formel même dans leur conclusion.

Identification (Approbation Sociale) : gagner du prestige, chercher les honneurs, obtenir l'éloge ou la reconnaissance.

Jean Gabriel ne semble pas rechercher l'approbation sociale en soi et fait attention d'éviter tout ce qui semblerait impliquer qu'il recherche l'honneur en soi (parlant de son rôle en tant que supérieur à St Flour il dit : quotidie morior -- chaque jour je meurs). Comme cela a été noté, il a une opinion très élevée du prêtre et du missionnaire, qu'il attribue (89) aux Chinois. Ici, il dit : « le prêtre… peut accomplir ses fonctions divines avec toute l'autorité et toute la liberté propre à son caractère ».

Plus tard, il nie avoir quelque intérêt en étant nommé Supérieur en Chine ou de rechercher quelque autre rôle (98) Néanmoins, il a une très haute estime du rôle et de la vocation du prêtre (ce qui n'était pas rare à cette époque) et ses lettres à Torrette au sujet de la situation en Chine semblent impliquer qu'il considère le sien comme une voix qui doit être entendue : par exemple, 90 et 91 qui traite de la nomination des vicaires apostoliques.

Satisfaction Sexuelle : avoir et entretenir une relation érotique.

À part sa sœur Antoinette (Sr Joséphine, FDLC) aucune autre femme n'est le destinataire direct d'une lettre. Antoinette, et sa cousine sœur Apollonie Perboyre, FDLC (36 et autres), sont mentionnées directement dans les lettres à Jacques et Gabriel, comme sa mère et ses sœurs, Jeanne et Marie-Anne, sont mentionnées dans des lettres qu'il envoie à la maison et cela pas toujours par le nom; dans la lettre 18, à son père, Antoinette est décrite comme « ma sœur qui est au couvent ». Quelques sœurs, Pellet (40) et Boulet (50), Supérieure générale, sont mentionnées par leur nom mais d'autres sont saluées d'une manière générale : « les mères du séminaire » (40). Aucune femme en Chine n'est mentionnée par son nom, même la femme qu'il a guérie de la possession.

Ses rapports avec les hommes, indépendamment de la relation avec les confrères, sont affables mais pas particulièrement intimes; personne ne reçoit plus de lettres qu'un autre, indépendamment de Louis et son oncle. Il fait preuve d'une émotion touchante dans sa lettre d'adieu à Louis avant que ce dernier ne se mette en route pour la Chine : « pardonnez-moi si je reconnais que je ne suis pas maître pour retenir mes larmes » (23). À son oncle, après la mort de Louis, il écrit (30) :

Qu'avais- je de plus cher parmi les hommes que ce pauvre frère ? Je suis inconsolable. Mon cœur est déchiré ; des ruisseaux de larmes ne cessent de couler de mes yeux ; j'en arrose chaque jour les autels de mes larmes...

pourtant il continue presque avec un ton de sermon :

Ah ! , mon frère bien-aimé, depuis bientôt un an ton corps est enseveli dans les profonds abîmes de la mer et ton âme repose dans le sein de la divinité. Dédommage-nous de notre douleur par ta bienheureuse protection et obtiens à ceux qui te pleurent la grâce de partager un jour ta gloire et ton bonheur. (30)

Oncle Jacques est décrit dans des lettres à Louis (8 et 9) comme « mon oncle », bien qu'il soit aussi l'oncle de Louis. Comme cela a été observé, son rapport avec son propre père est marqué davantage par le devoir filial que par l'affection. Le plus révélateur (bien que cela ait pu être une convention à cette époque), il « vouvoyait » (Il utilise le « vous » conventionnel au lieu du « tu » familier) même Louis, Jacques et Gabriel. Seulement Jacques (Jacou) et Jeanne (Jeanneton) ont des petits noms.

Assistance, appui : avoir ses besoins satisfaits par un objet allié, recherche constante d'aide.

Comme nous l'avons observé, dans un certain sens Jean Gabriel s'est allié à la Congrégation comme source de support affectif mais, dans ce cadre, il ne semble pas dépendre particulièrement de ce support.

Dépassement : s'efforcer constamment de surmonter des expériences difficiles ou humiliantes. Tandis que nous avons observé sa tendance à éviter le blâme, néanmoins, il est clair que ce besoin de dépassement a été, de bien des manières, la marque de sa vie. Il a tâché, en particulier dans sa mission en Chine, de surmonter ses limites et, aussi, sa fragilité physique.

Quelques conclusions

De ce qui précède, nous pouvons conclure que, malgré quelques zones de conflit significatives dans sa vie, Jean Gabriel Perboyre, d'une manière générale, était adapté à la vie à laquelle il s'est senti appelé. Ses défenses, en particulier sa tendance à un certain côté grandiose et, par extension, à rabaisser d'autres, peuvent indiquer une certaine immaturité et ceci peut être confirmé par son manque apparent de relation à d'autres, bien que ce dernier doive être compris dans le contexte de l'époque où il a vécu. Il y a également un degré d'atermoiement ; beaucoup de lettres (1, 3, 4, 5, 11, etc.…) commencent par des excuses pour ne pas avoir écrit plus tôt et il est clair que les gens en avaient pris conscience ; « vous devez trouver étrange que j'aie tant différé à vous écrire » (3, à son père) ; « j'avoue que j'ai été un peu négligent » (4, à son père) ; « vous semblez vous plaindre que je ne vous écrive pas plus souvent » (11, à Louis). Cela a pu également avoir été symptomatique d'une certaine agressivité passive ; (17, à Louis) « … calmez votre colère et, s'il vous plaît, n'excitez pas la mienne ».

Il semble également qu'il y ait eu une certaine distance affective; dans la lettre 18 il écrit à son père : « bien que je sois très occupé en ce moment, je profiterai de cette occasion … pour vous écrire deux mots. Je dois vous annoncer d'abord que je n'irai pas vous voir cette année... ». Le fait est énoncé d'une manière abrupte et il n'y a pas grand chose pour l'adoucir, ni aucun regret à ne pas pouvoir retourner à la maison. Il continue. « Je vous dirai également que je me ferai une joie de vous obtenir un cheval ». Sa lettre (6) annonçant son ordination est écrite le 2 novembre 1826 ; il a été ordonné 23 septembre de cette année.

Néanmoins, il n'y a aucun démenti réel, aucune projection authentique ou quelques autres défenses « infantiles » et les autres défenses qu'il utilise : l'altruisme, l'humour et la compensation, indiquent un degré de maturité. Il est conscient du monde dans lequel il vit, même au-delà des confins de la France : « les pauvres catholiques d'Irlande sont morts de faim » (c'était une famine avant celle de 1831, pas celle de Gorta Mor de 1847). Ceci dit dans la lettre 26, à Louis (Jean Gabriel ignore que son frère est déjà mort pendant la traversée en mer) et dans celle ci il mentionne également la situation en Italie, Pologne, Belgique et Hollande, presque toutes à partir d'un point de vue catholique.

Étant donné ce que nous avons ici, avec toutes les recommandations précisées, une certaine idée de la personnalité de Jean Gabriel Perboyre, et, en particulier, une certaine compréhension du niveau où on pouvait le situer dans ce que Rulla a appelé la deuxième dimension (le bien vrai et apparent) comment pouvons nous comprendre son progrès dans la sainteté ?

Le parcours des exercices spirituels

Ce travail n'implique en aucune manière que Jean Gabriel Perboyre était « au fait » avec les exercices d'Ignace de Loyola. Il faut les voir, plutôt, comme un guide de progrès d'une âme dans la sainteté. Ignace a divisé les exercices en quatre semaines (bien que ce ne soient pas nécessairement des semaines chronologiques) chacune avec un but particulier. Il faut se souvenir que les exercices présupposent un engagement antérieur à Jésus Christ et au service des personnes, dans la vie publique ou dans l'église. Nous pouvons considérer cet engagement comme acquis dans le cas de Perboyre.

Les exercices de la première semaine « orientent la mémoire, la compréhension et la volonté libre vers … des péchés » et, certainement, les premières lettres de Jean Gabriel montrent cette conscience du péché dans sa vie : « je crains fortement, cher frère, d'avoir étouffé par mon infidélité à la grâce les germes d'une vocation (en Chine) semblable à la vôtre » (19) et « ayez compassion d'un misérable qui ne fait qu'amasser des trésors de colère pour l'éternité » (même lettre). « Je crains de ne pas avoir été fidèle à la vocation que le Seigneur vous a donnée… Obtenez-moi de sa miséricordieuse bonté le pardon de mes misères, … afin que je devienne un bon chrétien, un bon prêtre, un bon missionnaire » (23, à Louis). De Macao, en 1835, il écrit à Antoinette :

Je vous assure que je ne crains pas même l'empereur, ni les mandarins ni leurs satellites. J'ai toutefois dans ce pays ci un ennemi particulier dont je dois beaucoup me défier. Pour celui là, il est vraiment à craindre : c'est le plus mauvais sujet que je connaisse; ce n'est pas un chinois, c'est un européen. Il fut baptisé dès son enfance, depuis il a été ordonné prêtre. De France il est venu en Chine avec nous sur le même navire. Je ne puis pas douter qu'il me poursuive partout et il causerait certainement ma ruine si j'avais le malheur de tomber seul entre ses mains. Je ne vous le nommerai pas, car vous le connaissez. Si vous pouviez obtenir sa conversion vous lui rendriez un grand service et votre frère vous devrait son bonheur. (69)

Cela peut être le langage d'un autre temps, exprimé en terme de piété et de dévotion, mais il est clair qu'il est conscient de ses péchés et de ses limites.

Ce sens de l'appel à la fidélité et à la droiture de vie n'est pas confiné à lui-même, à Antoine (34) il écrit : « réconciliez-vous de temps en temps avec Dieu par une bonne confession » et de Macao il écrit : « je ne cesserai de vous exciter et de vous encourager à la vertu et à la pratique de tous vos devoirs » (65).

La Deuxième Semaine des exercices de St Ignace se concentre sur l'incarnation et la vie terrestre de Jésus. Il est à noter que Jean Gabriel avait une « haute estime » du christianisme; écrivant à Jacou (31) il dit :

Tachez d'éviter un écueil que rencontrent souvent les étudiants en philosophie ; en s'accoutumant à parler de Dieu avec une liberté qui n'est pas toujours respectueuse, ils affaiblissent insensiblement en eux les sentiments religieux que doit inspirer l'idée de cette adorable Majesté (31) 23 février 1832.

La maladie de son père (43) est vue quant au propre bien de l'homme et par la souffrance il expie les douleurs qu'il aurait à endurer au purgatoire.

… Je le prie ainsi de profiter des grâces de la maladie par une sainte résignation et une patience parfaite. Je lui conseille beaucoup de faire pendant sa convalescence une confession générale de toute la vie.

Dieu est envisagé, au-dessus de tout autre, comme le tout puissant avec pouvoir sur la vie et la mort, l'Éternel, le Mystérieux.

La Troisième Semaine des Exercices se concentre sur la passion et la mort de Jésus. Bien qu'il y ait peu de référence directe à la vie de Jésus, nous pouvons saisir la compréhension qu'a Jean Gabriel du mystère Pascal. Le centre d'intérêt est plutôt le vendredi saint que le matin de Pâques; à Jean-Baptiste Nozo, Général Supérieur, il écrit (70) :

Soldat à qui la témérité tient lieu courage, j'ai senti mon cœur tressaillir à l'approche du combat. Je n'ai jamais été plus content que dans cette circonstance. Je ne sais ce qui m'est réservé dans la carrière qui s'ouvre devant moi : sans doute bien des croix, c'est là le pain quotidien du missionnaire. Et que peut-on souhaiter de mieux en allant prêcher un Dieu crucifié ? Puisse t-il me faire goûter les douceurs de son calice d'amertume ! … Puisse t-il me rendre digne de mes devanciers que je vais rejoindre ! Puisse t- il ne pas permettre qu'aucun de nous ne dégénère des beaux modèles que notre Congrégation nous présente dans ces pays lointains. (70)

La foi est comprise comme participation à ce mystère et, en particulier, dans la souffrance. L'évangélisation est comprise en termes de conversion des païens pour que leurs âmes ne soient pas damnées.

Il y a incomparablement plus de païens que des chrétiens. Vous devez prier pour leur conversion. Il s'en convertit tous les ans un grand nombre (83, à son père.) et le nombre d'ouvriers n'est pas encore suffisant pour soigner les seuls chrétiens, qui, cependant au milieu de cette innombrable population chinoise qui sert le démon, ne paraissent que comme ces rares épis qui échappent à la faux du moissonneur (86).

Conclusion

Que pouvons-nous alors dire du développement psycho-spirituel de notre confrère canonisé récemment ?

Il semble avoir une personnalité quelque peu distante, pas vraiment proche de personne et parfois inconscient des sensibilités des autres. Il manifeste certaines défenses immatures dans son coté pompeux et, en vérité, il a parfois une tonalité solennelle. L'attention aux détails et aux minuties pourrait indiquer une certaine qualité obsessionnelle ou compulsive et il semble plus soucieux de forme et d'ordre que de contenu et d'esprit. L'autorité est comprise avec sa connotation hiérarchique et comme quelque chose devant laquelle il faut s'abaisser. Bien qu'il utilise les expressions qui « le rabaissent » lui-même, il montre peu de perspicacité quant à son propre caractère et, de bien des manières, semble, dans le fond, être le même Jean Gabriel dans la lettre 101 qu'il l'était dans la lettre 1. Son image de Dieu semble tout à fait distante et majestueuse; il est peu question d'incarnation dans sa pensée ou son expression. Je pense que, comme Torrette, j'aurais trouvé mon confrère comme ayant quelque chose "d'un bâton sec" mais, en même temps, un ouvrier volontaire, un confrère fidèle et un missionnaire enthousiaste.

Son martyre semble en quelque sorte comme une interruption dans le pèlerinage de sa vie; on pourrait à peine dire qu'il était le plus accompli des hommes ou que sa spiritualité était vraiment profonde. Ceci, de toute façon, ne diminue en rien le courage, la valeur et la foi qui ont soutenu son acceptation du martyre. Dans la zone de la liberté qui s'offrait à lui, il a choisi de répondre dans la foi, en travaillant avec d'autres pour le royaume de Dieu et, quand cela fut nécessaire, d'offrir sa vie pour Dieu, pour la foi et pour ceux qu'il a servis.

(Traduction : NOËL KIEKEN. C.M.)

1

19