La Societé de Saint-Vincent de Paul

PRESENCE ET ACTUALITE

DE LA SOCIETE DE SAINT-VINCENT DE PAUL

Amin A. de Tarrazi

Une Intuition Prophetique

"La question qui divise les hommes de nos jours n'est plus une question de formes politiques, c'est une question sociale, c'est de savoir qui l'emportera de l'esprit d'égoïsme ou de l'esprit de sacrifice; si la société ne sera qu'une grande exploitation au profit des plus forts ou une consécration de chacun pour le bien de tous et surtout pour la protection des faibles. Il y a beaucoup d'hommes qui ont trop et qui veulent avoir encore; il y en a beaucoup plus d'autres qui n'ont pas assez, qui n'ont rien et qui veulent prendre si on ne leur donne pas. Entre ces deux classes d'hommes, une lutte se prépare; et cette lutte menace d'être terrible: d'un côté, la puissance de l'or, de l'autre la puissance du désespoir. Entre ces armées ennemies il faudrait nous précipiter, sinon pour empêcher, au moins pour amortir le choc. Et notre âge de jeunes gens, notre condition médiocre nous rendent plus facile ce rôle de médiateur que notre titre de chrétien nous rend obligatoire. Voilà l'utilité possible de notre Société de Saint-Vincent de Paul."

Si l'on n'était pas allé jusqu'au bout de cette citation, on aurait pu se demander quel penseur contemporain en était l'auteur.

Elle émane, en réalité, du coeur généreux et de l'intelligence intuitive d'un jeune homme, Frédéric Ozanam, qui, dès 1836, il y a plus d'un siècle et demi, avait eu cette vision prophétique laissant présager les grands conflits sociaux et, en transposant à l'échelle planétaire, les tensions entre le tiers-monde et le monde industrialisé.

Du reve a la realite

Pressentant que les relations humaines risquaient de plus en plus de se ramener à des rapports de force, il avait romantiquement rêvé "que tous les jeunes gens de coeur et d'esprit s'unissent pour quelque oeuvre charitable...".

Le 23 avril 1833 le rêve devenait réalité avec la réunion de la première "Conférence de Charité", placée sous le patronage de Saint Vincent de Paul, et regroupant autour d'Emmanuel Bailly, leur aîné, six étudiants dont Ozanam qui avait alors tout juste 20 ans.

Un essor continu

La Société dont ce dernier se plaisait à rappeler les "humbles commencements" devait connaître un fulgurant essor à travers la France, l'Europe et le monde.

En 1860, elle comptait déjà 2 500 Conférences et réunissait plus de 50 000 membres.

Après une période particulièrement difficile durant le Second Empire qui voyait dans la Société une association échappant parfois à l'autorité (circulaire du 16 octobre 1861 du Duc Victor Fialin de Persigny, Ministre de l'Intérieur, aux Préfets de France), la marche en avant reprend irrésistiblement au lendemain du conflit franco-prussien de 1870.

C'est ainsi qu'à la veille de la première guerre mondiale le nombre des équipes s'élevait à 8 000 et celui des membres à 133 000.

En 1933, année du centenaire, 12 000 Conférences regroupaient plus de 200 000 membres, tandis qu'en 1983, 150è anniversaire de la fondation le nombre des Vincentiens atteignait 750 000, celui des Conférences 38 500 et celui des pays d'implantation 107. En 1995, on dénombre quelque 875 000 membres répartis en 46 600 équipes dans 130 pays des cinq continents.

Les groupes, en majorité mixtes, composés d'hommes, de femmes, de jeunes gens, de jeunes filles fonctionnent dans le cadre de paroisses urbaines ou rurales, de quartiers, de grands ensembles, d'établissements scolaires ou universitaires, d'associations professionnelles ou culturelles.

Une Fraternite Universelle

Mais laissons là l'histoire et les chiffres pour aborder l'essentiel, à savoir l'esprit, les objectifs et les méthodes.

La Société de Saint-Vincent de Paul, l'une des plus anciennes oeuvres charitables, sociales et humanitaires, se présente aujourd'hui comme un vaste mouvement international d'apostolat charitable et d'action sociale. Grâce à la communion spirituelle et à la formation humaine de ses membres, elle veut porter témoignage de l'amour fraternel du Christ auprès des plus pauvres.

Elle cherche avec eux et les autres à les aider à vaincre leur misère sous ses multiples formes. Elle s'adresse, dans toutes les nations du monde, aux hommes, aux femmes, aux jeunes, de tous milieux et de toutes conditions, qui veulent incarner leur foi dans le don de soi, en communiquant autour d'eux leur espérance et leur joie.

Dès les origines, l'aspiration à l'universel a été affirmée, selon le voeu enthousiaste d'Ozanam: "Je voudrais enserrer le monde entier dans un réseau de charité". En décidant le 17 février 1835, au terme d'une discussion passionnée, parfois même très vive, qui s'était déroulée sur plusieurs semaines, que la Conférence initiale se scinderait en plusieurs sections, les membres de la Société naissante marquaient leur volonté de voir leur mouvement essaimer hors des limites de leur paroisse, de leur ville, de leur pays, voire de leur continent, pour s'implanter sur toutes les latitudes.

A l'instar de l'Eglise elle-même, la richesse de cette dynamique association de chrétiens fervents devait résider à l'avenir dans sa diversité. Son unité devait se forger dans le pluralisme et la différence.

Une Recherche Spirituelle

Si Frédéric Ozanam et ses premiers compagnons ont eu des préoccupations humaines et sociales marquées en constituant la Société de Saint-Vincent de Paul, si leur souci permanent a été de remédier aux duretés de leur temps, ils n'en ont pas moins ressenti l'urgence et la nécessité d'une formation spirituelle solide comme fondement irremplaçable de leur vocation et de leur mission.

L'harmonieux équilibre entre prière et action que réalisa si parfaitement Vincent de Paul leur est très vite apparu comme la constante de l'engagement vincentien. Celui-ci tire d'une vie de foi son inspiration, sa vigueur et sa fidélité.

Certains des membres de la Société approfondissant leur démarche spirituelle parviennent au don d'eux-mêmes dans une vocation religieuse, diaconale ou sacerdotale.

Chaque année des hommes, des femmes, des jeunes des Conférences font ce choix plus radical au service de l'Eglise.

Un engagement pour la justice sociale

"Il n'y a point de charité qui ne soit accompagnée de justice," proclamait Vincent de Paul au milieu de ce "Grand Siècle" dont la gloire ne dissimulait, ni à ses yeux, ni à son coeur, les duretés de son temps.

Dans la même ligne de pensée, Ozanam qui souhaitait "que la charité fasse ce que la justice seule ne saurait faire", soulignait les insuffisances de celle-ci dont le caractère impersonnel nécessite d'être complété et humanisé par la gratuité et la délicatesse du bénévolat: "l'ordre de la société repose sur deux vertus: justice et charité. Mais la justice suppose déjà beaucoup d'amour; car il faut beaucoup aimer l'homme pour respecter son droit qui borne notre droit et sa liberté qui gêne notre liberté ! Cependant la justice a des limites; la charité n'en connaît pas".

C'est cette exigence qui a inspiré dans les années 30 un Emile Romanet, membre d'une Conférence grenobloise, l'idée révolutionnaire des allocations familiales. Fidèle à sa vocation vincentienne, telle que définie plus haut par Ozanam, il avait compris qu'il n'y avait pas de charité digne de ce nom sans une authentique démarche pour une plus grande équité. C'est ce que nous a rappelé le Concile lorsqu'il affirmait, dans le Décret sur l'Apostolat des Laïcs, (chapitre II - n_ 8) "qu'il faut satisfaire d'abord aux exigences de la justice, de peur que l'on n'offre comme don de la charité ce qui est déjà dû en justice...". Aussi, la Société de Saint-Vincent de Paul participe-t-elle, dans toute la mesure de ses moyens humains et matériels et en étroite collaboration avec les pouvoirs publics ou les collectivités locales, à l'effort commun en vue de remédier aux causes de ces maux sociaux et de faire évoluer le cadre institutionnel.

Une rencontre personnelle avec ceux qui souffrent

Mais si ce combat pour la justice sociale semble primordial au Vincentien, il ne trouve la plénitude de sa vocation que dans le service personnel, direct et permanent des plus démunis, à l'exemple de "Monsieur Vincent" que les membres de la Conférence avaient choisi comme Saint Patron et qu'ils s'efforçaient de "réaliser comme lui-même avait réalisé le type divin de Jésus-Christ".

Soeur Rosalie Rendu, Fille de la Charité, qui s'était déjà illustrée par son action, aussi efficace que prévenante, auprès des malheureux du quartier Mouffetard, comprit le généreux et ardent idéal d'Ozanam et de ses amis. Aussi est-ce elle qui, guidée par l'intelligence du coeur, les conduisit par les chemins de la Charité vers les déshérités parmi lesquels ils firent l'apprentissage du véritable amour des pauvres.

Paul VI qui avait été lui-même membre de la Société de Saint-Vincent de Paul, alors qu'il était étudiant, ne qualifiait-il pas les "Vincentiens" d'"amis et serviteurs des pauvres"?

De multiples activites en constante adaptation

C'est dans cette perspective qu'est orientée toute l'action de la Société de Saint-Vincent de Paul auprès de ceux que le monde blesse, écrase, isole, rejette, marginalise:

- Oeuvres en faveur de l'enfance et de la jeunesse.

- Scolarisation - Formation professionnelle technique et agricole - Bourses d'études.

- Initiatives en faveur des victimes du chômage et de leurs familles.

- Créations et recherches d'emplois.

- Appui moral et matériel aux isolés, aux familles en difficulté.

- Initiatives en faveur des mères célibataires et des femmes abandonnées.

- Activités en faveur du 3ème âge: visites à domicile, aides ménagères, clubs, centres de vacances, maisons de retraite.

- Action sanitaire: visite des malades, des handicapés physiques et mentaux, des aveugles Soins à domicile - Créations d'hôpitaux, de dispensaires, de centres médicaux.

- Assistance aux alcooliques, aux drogués, aux personnes atteintes de maladies graves.

- Visite des prisons - Assistance post-pénale.

- Réinsertion sociale des marginaux.

- Activités en faveur des gens de mer - Foyers de marins.

- Aide au gens du voyage - Aires de stationnement.

- Accueil, orientation, alphabétisation des migrants, en harmonie avec leur identité, leur culture et leurs traditions.

- Programmes de logement et d'amélioration de l'habitat.

- Aide alimentaire.

- Projets de développement, notamment dans les secteurs de l'agriculture, de l'élevage et de la pêche.

- Animation de plus de 5.000 jumelages entre équipes de pays nantis et de pays déshérités.

- Secours aux réfugiés, aux apatrides.

- Campagnes de solidarité.

- Animation culturelle - Bibliothèques - Loisirs - Sports - Camps de vacances.

- Consultations juridiques, administratives et sociales.

- Catéchèse - Animation liturgique - Préparation au mariage.

Le dénominateur commun de toutes ces initiatives, activités et réalisations est la préoccupation d'apporter aux plus désorientés comme aux plus déshérités, l'écoute, l'amitié, l'appui spirituel, moral et matériel; de les restaurer dans leur dignité, de leur assurer la promotion de leur personne, de leur rendre l'espérance et, si possible, la joie de vivre.

Une association de nature ecclesiale a caractere laïque

C'est là l'une des originalité laïque de la Société de Saint-Vincent de Paul. En effet, l'innovation, audacieuse pour l'époque d'Ozanam et de ses camarades, est sans doute d'avoir tenu à ce que les destinées de leur chère Société, d'essence ecclésiale, profondément fidèle à l'autorité religieuse, soient assurées par des laïcs se sentant pleinement majeurs et responsables.

Cent trente ans avant le Concile Vatican II, ces jeunes gens avaient pressenti l'importance, sinon la nécessité, d'un apostolat des Laïcs dynamique et imaginatif, au sein du "peuple de Dieu".

Officiellement reconnue sur le plan ecclésial par les Brefs des 10 janvier et 12 août 1845 de Grégoire XVI et confirmée par les Papes successifs, la Société de Saint-Vincent de Paul a toujours très fidèlement préservé son caractère laïque, constante essentielle de sa spécificité.

Au service de l'eglise et de la cite

Née au coeur de l'Eglise, la Société de Saint-Vincent de Paul est au service de la Cité. Inspirée par le message évangélique, attentive aux enseignements du Magistère, elle agit au sein de la communauté humaine à laquelle elle se doit de contribuer à apporter un "mieux être", par-delà le "plus être".

La foi sans les oeuvres n'est-elle pas une foi morte ? C'est en tout cas ce que nous rappellent, fort à propos, les Pères conciliaires dans "Gaudium et Spes" ("L'Eglise dans le monde de ce temps" - n_ 43), en exhortant "les chrétiens, citoyens de l'une et de l'autre cité, a remplir avec zèle et fidélité leurs tâches terrestres, en se laissant conduire par l'esprit de l'Evangile. Ils s'éloignent de la vérité ceux qui, sachant que nous n'avons point ici-bas de cité permanente, mais que nous marchons vers la cité future, croient pouvoir, pour cela, négliger leurs tâches humaines, sans s'apercevoir que la foi même, compte tenu de la vocation de chacun, leur en fait un devoir plus pressant. Mais ils ne se trompent pas moins ceux qui, à l'inverse, croient pouvoir se livrer entièrement à des activités terrestres en agissant comme si elles étaient tout a fait étrangères à leur vie religieuse - celle-ci se limitant alors pour eux à l'exercice du culte et a quelques obligations morales déterminées. Ce divorce entre la foi dont ils se réclament et le comportement quotidien d'un grand nombre est à compter parmi les plus graves erreurs de notre temps."

Si l'Eglise attend de nous un authentique témoignage de foi et de spiritualité, elle nous invite également à être pleinement présents à ce monde en profonde mutation qui souffre, lutte et se cherche.

La vocation de la Société de Saint-Vincent de Paul fait un devoir précis à chacun de ses membres de s'insérer dans le tissu humain où se jouent les combats pour un monde meilleur et plus juste.

C'est ce qui amène nombre d'entre eux à s'engager, comme le fit personnellement Ozanam, pour la défense de la cause des pauvres. L'un des exemples les plus notables fut celui de Giorgio La Pira, maître à penser de la Démocratie Chrétienne en Italie, ancien Maire de Florence, qui milita avec passion en faveur des humbles.

Conscients des multiples problèmes que posent les diverses formes de la pauvreté spirituelle, morale, culturelle, physique et matérielle, les Vincentiens s'attachent avec lucidité à redonner l'espérance à ceux qui l'ont perdue, en apportant à une humanité qui s'interroge et se cherche ce "supplément d'âme" qu'évoquait le grand philosophe spiritualiste français, Henri Bergson.

Grâce à une administration souple, peu coûteuse, réduite à l'essentiel, constituée surtout de bénévoles, moyens humains, techniques et matériels peuvent être rapidement mobilisés, mis en oeuvre et adaptés aux circonstances de temps et de lieu.

Par ailleurs, l'existence d'équipes autochtones dans la plupart des pays du monde permet également une gestion aussi rationnelle, économique et rigoureuse que possible, en fonction du contexte local.

Cette organisation et ces méthodes ont fait leurs preuves au coeur des drames humains et des catastrophes naturelles qui meurtrissent, périodiquement, notre monde.

La vocation vincentienne: un effort d'unite de vie

Ainsi, la vocation vincentienne se veut-elle, en ce XXème siècle de science, de technologie et d'efficacité, un humble mais authentique témoignage de charité fraternelle et d'ouverture sociale.

Elle invite ses membres au service, au partage et au don global de soi: avoir - être - savoir, afin de mieux répondre à l'appel angoissé de tant d'hommes de ce temps, laissés pour compte d'un progrès qui ne bénéficie pas aux plus faibles.

Véritable école sociale, en particulier pour les plus jeunes, elle sensibilise, à partir du contact personnel avec les plus pauvres, aux problèmes plus vastes de notre temps. Le geste d'amour individuel, loin de masquer la réalité, ouvre le coeur et l'esprit aux dimensions mondiales de la souffrance, aux exigences de la justice et aux impératifs de la dignité humaine.

La vocation vincentienne n'est pas un placage artificiel. Pleinement assumée, elle conduit à une unité de vie fondamentale mettant en accord pensée, paroles et actes. L'harmonie entre la foi et les oeuvres au service du prochain, tel est l'idéal patiemment poursuivi, par-delà leurs défaillances ou leurs insuffisances, par les héritiers spirituels de Saint Vincent et de Frédéric Ozanam.

Loin des feux de la rampe et des artifices médiatiques, mais résolument tournés vers l'avenir, ils gardent au plus profond d'eux-mêmes cette pensée de leur fondateur:

"La Charité ne doit jamais regarder derrière elle, mais toujours devant, parce que le nombre de ses bienfaits passés est toujours très petit et que les misères présentes et futures qu'elle doit soulager sont infinies".