Répondre ensemble au cri des Pauvres. Document final, engagement n° 2

Répondre ensemble au cri des Pauvres

par Jaime Corera, C.M.

de la Province de Saragosse

Le cri des pauvres

Les livres d*histoire étudiés dans les écoles et les universités au cours des cent cinquante dernières années sont pleins de noms sonores de rois, comtes, banquiers, gros industriels, conquistadors, artistes au service des puissants, intellectuels... Même l*histoire, écrite, de l*Eglise n*en est pas épargnée. Où est-elle donc, dans ces livres, l*immense multitude de ceux qui, pour produire, n*avaient que leurs bras ? On dirait qu*ils étaient nés muets!

Mais ils n*étaient pas muets; ils savaient aussi parler et crier, car ils étaient des être humains, même si parfois cela ne paraissait pas. Ils criaient à leur manière. Par exemple, au cours des seize années de la vie d*adulte, de Vincent de Paul, entre 1631 et 1647, il y eut, pratiquement dans toutes les grandes villes et régions de France, de nombreux et violents soulèvements populaires de paysans et de travailleurs urbains, furieux de l*exploitation qui leur était faite.

Ce que les démunis voulaient dire par leur cri violant n*intéressait Richelieu, premier ministre du roi et cardinal de l*Église, que comme un problème d*ordre public qu*il essayât de résoudre par des répressions sanglantes. Pour Richelieu, les démunis n*avaient rien à dire. On ne leur demandait que de se taire et d*être soumis, en travaillant pour les autres comme des mulets. C*est ainsi qu*il les qualifiait lui-même dans ses Mémoires.

Pour un homme comme Vincent de Paul, son contemporain, les pauvres étaient loin d*être des mulets passifs qui devaient souffrir, avec résignation, les jugements et les caprices des puissants. Pour Vincent de Paul, le pauvre, même si parfois il n*a pas figure humaine, est l*image vivante de Jésus-Christ; travailler pour eux est un chemin sûr pour parvenir au Dieu véritable, but de toute vie véritablement humaine, car *c'est aller à Dieu que servir les pauvres*.

Mais pour penser comme cela, il faut avoir la foi, une foi telle qu*en aucune manière, personne ne puisse la regarder comme *l*opium du peuple*.Voir chez les pauvres l*image vivante de Jésus-Christ n*empêchait pas Vincent de Paul d*avoir une vision très subversive de l*histoire *profane* (*nous vivons de la sueur des pauvres) et aussi, de l*histoire *sainte* (*c'est en ces pauvres gens que se conserve la vraie religion, une foi vive.*)


Pour celui qui a la foi, le cri des pauvres ne peut être avant tout *un phantasme qui menace l*Europe*, contre lequel s*acharne, *en une sainte alliance..., le pape et le tzar..., les radicaux français et l*espionnage de la police allemande*, comme le dit le Manifeste de manière provocatrice. Pour celui qui a la foi, le cri des pauvres ne peut être autre chose qu*un appel de la grâce, un écho des paroles de Jésus à la synagogue de Nazareth, invitant ceux qui croient en lui à se consacrer, comme lui, à l*évangélisation et au salut des pauvres. Ce sont eux les véritables *maîtres et seigneurs* qui nous apprennent le sens de la véritable histoire, l*histoire du salut. L*histoire du salut a comme objectif propre le salut de l*humanité qui doit s*accomplir déjà sur la terre. Le salut final, la vie éternelle, pure grâce et don du Dieu de Jésus-Christ, n*est plus déjà histoire, mais consommation finale de l*histoire, post-histoire, fin définitive de l*histoire.

Le fait d*annoncer la Bonne Nouvelle du salut aux pauvres est le signe infaillible comme quoi le Sauveur (l*unique Sauveur) est en train d*agir dans l*histoire (Mt 11,5). C*est ce que voyait déjà très clairement une Fille de la Charité de la première génération, inspirée sans doute par son fondateur (IX 61; IX 74.) . Le salut des pauvres est le chemin du salut historico-terrestre pour le reste de l*humanité, même si ce n*est peut-être pas ce qu*attendaient Marx et Engels pour le salut de la classe prolétairienne. Et de plus, ils sont certainement porteurs de salut éternel pour ceux qui travaillent à leur salut et à leur libération, comme le croyait fermement Vincent de Paul .

Avec raison, le document de l*Assemblée Générale qualifie cette vision d**enseignement prophétique de saint Vincent*, un enseignement qui rejoint et prolonge ce qu*il y a de mieux chez les anciens prophètes et ce qui est dit par le meilleur, le plus grand et le dernier de tous, Jésus-Christ, l*envoyé de Dieu le Père, venu pour évangéliser et racheter les pauvres sans voix qui semblent ne pas faire l*histoire et qui, certainement, n*ont pas l*habitude de l*écrire.

Répondre au cri des pauvres

Répondre au cri des pauvres c*est répondre à l*Esprit de Dieu le Père qui parla, en premier, par les prophètes, puis, définitivement, par le Fils, en faveur de ceux dont le cri ne parvient pas aux livres d*histoire, même si, parfois, il y parvient comme un cri subversif repoussé par les puissants de ce monde qui veulent contrôler l*histoire.

Saint Vincent de Paul n*a jamais estimé que ce ce cri fut subversif et il ne l*a jamais repoussé non plus. Tout au contraire, écouter ce cri et tâcher d*y répondre en serviteur fut le principe inspirateur de sa vie, de 1617 jusqu*à sa mort en 1660. *Il a répondu - dit, de manière très juste, le document de l*Assemblée Générale - , de manière prophétique et créatrice à la clameur des exclus de son temps.*. Ce modèle évangélique *nous interpelle une fois encore tandis que nous entrons dans le nouveau millénaire.*


Le cri des pauvres n*interpelle pas seulement la Famille Vincentienne. L*Eglise de Jésus-Christ toute entière prouvera sa fidélité à l*Esprit qui doit l*animer en tout temps, si elle manifeste non seulement sa préoccupation pour les pauvres, mais encore son *option préférentielle* à leur égard. C*est là la meilleure preuve de sa fidélité: *Oh ! quel bonheur à nous, missionaires, de vérifier la conduite du Saint-Esprit sur son Eglise, en travaillant à l'instruction et sanctification des pauvres!*

Bien qu*avec des hésitations et des déficiences importantes, l*Eglise de Jésus-Christ n*a jamais cessé d*évangéliser les pauvres. Elle ne pourrait le faire sans cesser d*être l*Eglise de Jésus-Christ, car l*évangélisation des pauvres est l*une des *notes* catactéristiques qui, de pair avec les quatre notes de la théologie classique, doit définir et caractériser en tout temps, le profil historique de la véritable Eglise.

Quelques années avant que le Manifeste communiste ne se présente au monde avec la prétention d*être la réponse au cri des pauvres, des voix, à l*intérieur même de l*Eglise, s*étaient fait entendre pour lui rappeler (face à une politique officielle orientée vers la défense d*elle-même par rapport à d*autres défis du monde moderne apparemment plus fondamentaux et plus urgents) que le défi fondamental lancé à l*Evangile et à l*Eglise était encore, comme cela l*avait toujours été, l*annonce de la Bonne Nouvelle au monde des pauvres, un monde certainement beaucoup plus vaste que celui pris en compte par les auteurs du Manifeste. Celui-ci se cantonnait au monde du prolétariat industriel, surtout européen. Ce ne fut pas la seule voix, mais une de celles qui définirent le problème avec une plus grande richesse et précision; ce fut fut une voix aux accents nettement vincentiens, celle de Frédéric Ozanam.

L*Eglise *officielle* tarda encore quelques cinquante années avant d*assumer pleinement cette idée. Mais quand enfin elle le fit, en 1891, ce fut avec clarté et courage dans l*encyclique Rerum novarum. *Il est urgent de pourvoir au bien-être des gens de condition humble, car la plupart se débat dans des conditions misérables et calamiteuses* Léon XIII n*a pas fait cette déclaration mû par des raisons de stratégie politique, pour, par exemple, arracher aux mouvements gauchistes l*initiative de la lutte en faveur des pauvres. Il le fit poussé par ses obligations pastorales comme vicaire du Christ (*la conscience de notre tâche apostolique*) de *veiller au salut de tous* , c*est-à-dire, au salut de toute l*humanité.

L*encyclique de Léon XIII semblait aussi pensée pour essayer de réduire la pauvreté surtout dans le monde industriel. Mais des documents postérieurs jusqu*à aujourd*hui même ont élargi l*horizon de manière à affirmer avec clarté que ce que l*on appelle la Doctrine Sociale de l*Eglise est pensée pour le salut, non seulement les ouvriers de l*industrie, pauvres et exploités par des patrons et des chefs d*entreprises, mais aussi les pauvres du monde entier.

Répondre ensemble au cri des pauvres.


La Famille Vincentienne veut participer pleinement à cette vision de l*Eglise. En le faisant, elle estime que non seulement elle ne trahit ni ne corrompt la vision de son inspirateur, mais au contraire, elle le fait, précisément, pour être fidèle à cette vision, l*adaptant à ce que l*évangélisation des pauvres exigera d*elle et de l*Eglise dans le prochain millénaire.

De plus, elle veut le faire précisément en tant que Famille. Très bien! Mais trouvera-t-on dans les idées de saint Vincent une base solide pour pouvoir parler aujourd*hui de la *Famille Vincentienne* ? Ou bien, s*agit-il plutôt d*un concept motivé, par exemple, par le manque de vocations dans l*une ou l*autre de ses branches? Ou bien, est-ce la nécessité évidente d*unir nos forces pour affronter avec plus d*efficacité pastorale les défis qui se présentent aujourd*hui à la Mission ou ceux qui pourront se présenter dans le nouveau millénaire tout proche?

Les deux dernières raisons, manque de vocations et plus grande efficacité pastorale, ont sans doute influé sur la création de l*expression *Famille Vincentienne*, de même que sur l*enthousiasme grandissant que l*on sent à son égard en nombre de parties du monde. Mais saint Vincent, sans doute aussi, aurait appuyé cette expression et cet enthousiasme. De fait, il voyait les différentes fondations qui dépendaient de lui (Congrégation de la Mission, Confréries de la Charité, Filles de la Charité, Dames de la Charité) comme des institutions qui, bien que diverses, devaient mener à bien, en collaboration, un unique programme d*évangélisation intégral des pauvres. C*est ainsi qu*il l*exprima, en toute lucidité et clarté dans l*une de ses lettres :

*Notre petite compagnie s'est donnée à Dieu pour servir le pauvre peuple corporellement et spirituellement,... en sorte qu'à même temps qu'elle a travaillé au salut des âmes pour les missions, elle a établi un moyen de soulager les malades par les confréries de la Charité... Les dames de la Charité sont encore autant de témoins de la grâce de notre vocation... Les Filles de la Charité étant entrées dans l'ordre de la Providence comme un moyen que Dieu nous donne de faire par leurs mains ce que nous ne pouvons pas faire par les nôtres...; ces filles sont appliquées comme nous au salut et soulagement du prochain ; et si je dis avec nous, je ne dirai rien de contraire à l'Evangile, mais fort conforme à l'usage de la primitive Eglise, car Notre-Seigneur prenait soin de quelques femmes qui le suivaient*.

La lettre fut écrite par saint Vincent presque à la fin de sa vie, en février 1660, sept mois avant sa mort. Ce qui veut dire que le texte que nous avons cité doit être regardé comme sa vision définitive, une sorte de testament spirituel pour toutes les institutions qui se réclament de saint Vincent de Paul comme fondateur et inspirateur. Le manque de vocations dans l*une ou l*autre de ses institutions et le motif d*une plus grande efficacité pastorale peuvent très bien être des raisons légitimes qui conduisent les membres des institutions vincentiennes à répondre ensemble au cri des pauvres. Mais la lettre citée met en évidence qu*à ce sujet il se joue pour les institutions vincentiennes quelque chose de plus fondamental: la fidélité, aujourd*hui encore, à la véritable intention et à la véritable vision spirituelle et pastorale de son inspirateur d*origine.

Nous ajouterons, pour terminer, une dernière observation concernant quelques lignes du document de l*Assemblée Générale qui touchent directement à notre thème. Le texte de l*Assemblée dit (en III Engagements, 2 Répondre ensemble au cri des pauvres, a) :


*Collaborer avec les autres membres de la Famille Vincentienne, consacrant plus de personnel, de temps et de moyens économiques à l*évangélisation des pauvres afin de contribuer davantage à leur promotion humaine et spirituelle.*

On ne peut demander aux institutions vincentiennes - comme semblent le faire ces lignes à première lecture - de consacrer plus de personnel, plus de temps et plus de moyens économiques à l*évangélisation des pauvres, car elles ont toutes été fondées pour consacrer à cette évangélisation tout leur personnel, tout leur temps et tous leurs moyens économiques. Nous ne pensons pas faire une fausse lecture de ce court texte en disant que sa véritable intention, dans le contexte général du document, n*est pas que l*on consacre plus de personnes, etc..., à l*évangélisation des pauvres, mais que les différentes institutions vincentiennes doivent intensifier, dans la collaboration en personnel et en moyens économiques, ce qu*elles sont en train de faire aujour*hui en diverses parties du monde pour répondre ensemble au cri des pauvres.

Traduction: Bernardo Garcia, C.M.)

Voir les cartes à la fin du livre *Les soulèvements populaires en France au XVIIème siècle*, Boris Porshnev, Flammarion, Paris, 1972. Non seulement en France, mais aussi, par exemple, en Russie et en Chine pour la même époque. Voir R. Mousnier, *Fureurs paysannes...*, Calmann-Lévy, Paris, 1967.

XI 32.

IX 5.

XI 201.

IX 61.

IX 235.

Convictions, 2

Engagements, 2

XI 37.

Rerum novarum

ibid.

ibid.

*les ouvriers, isolés et sans défense, ont été abandonnés à l*inhumanité des chefs d*entreprises et à la convoitise de la concurrence*(op. cit.,1)

(VIII 238-239)