Missionnaires, à la suite du Christ, évangélisateur des pauvres

MISSIONNAIRES, À LA SUITE DU CHRIST, ÉVANGÉLISATEUR DES PAUVRES

Raymond FACELINA, c.m;

Nous voulons vous dire avec une certaine solennité la confiance qui nous habite. Il ne s'agit pas de nier la crise qui traverse notre société et même notre Église en France. Mais, avec vous, tels que nous vous rencontrons jour après jour, nous sommes prêts à affronter les défis qui nous attendent.

Le défi principal est d'annoncer aujourd'hui le Christ. Avec vous il nous appartient d'être témoins du Christ et de rendre le monde plus humain. Pour cela nous vous appelons à vous rapprocher de Lui. Et d'abord à découvrir dans le secret de votre liberté, par une lecture de la Parole de Dieu et la prière, l'appel personnel qu'il vous adresse. Il n'y a pas d'annonce de l'Évangile sans un profond renouveau spirituel. Pour cela nous vous appelons aussi à prendre vos responsabilités dans l'Église : vous êtes l'Église - ne la considérez pas de l'extérieur - vous en êtes chargés pour votre part.

Ce sont les évêques de France qui s'expriment ainsi

. J'ai retenu ce passage de leur message aux jeunes catholiques invités aux Journées Mondiales de la Jeunesse 1997. Pourquoi ? Il me semble rejoindre nos préoccupations de Vincentiens interpellés par les défis du monde et désireux d'y répondre à l'aube du 21ème siècle. J'attire votre attention sur la phrase-clé :

« Le défi principal est d'annoncer aujourd'hui, le Christ ».

Nous voici au coeur des thèmes des Assemblées générales :

celui des Filles de la Charité : l'inculturation ;

celui de la Congrégation de la Mission : la Famille vincentienne et les défis du monde.

Nous voici en plein dans notre sujet : LA MISSION POPULAIRE.

Je voudrais partager avec vous quelques convictions. Elles se rapportent à l'esprit qui doit, selon moi, animer les Vincentiens dans leur vie et dans leur action, aujourd'hui, dans le monde et dans l'Église. Aussi je divise mon propos en deux parties :

1ère partie : Missionnaires à la suite du Christ, évangélisateur des pauvres (ce matin)

2ème partie : Quelle Église construire ? (demain)

Ce matin, je vous propose la démarche suivante :

l'approche spécifique de Jésus Christ selon saint Vincent.

une relation particulière au(x) pauvre(s).

Une évidence tout d'abord. Les Vincentiens ne constituent pas une race à part, ni une catégorie répertoriée comme « spécialiste » de la mission et de la charité. Les Vincentiens sont des hommes, des femmes, des chrétiens. De plus les Vincentiens ne sont pas seuls, ni les seuls à se consacrer à la mission, à la mission populaire, aux pauvres, aux malades, aux exclus. Enfin les Vincentiens sont majoritairement des laïcs, hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, s'ils comprennent aussi des laïques consacrées comme les Filles de la Charité et les Frères de la Mission avec des prêtres, des religieux, des religieuses…

La famille vincentienne avec ses différentes branches, est dans l'Église et le monde d'aujourd'hui. Il est donc inutile de s'interroger sur la présence au monde des Vincentiens. Ils sont dans le monde de tout le monde avec tout le monde et s'ils n'y sont pas… cherchez l'erreur ! Car si les Vincentiens ne sont pas présents dans le monde, c'est qu'ils n'ont rien compris à leur élection, à leur vocation, à leur mission. Par contre, il est fort utile de vérifier en permanence comment les Vincentiens vivent leur présence et leur mission dans le monde et l'Église. Quel Esprit les anime, quel dynamisme préside à leurs entreprises ?

1. L'approche spécifique de Jésus Christ selon saint Vincent

La lecture, la relecture des écrits de saint Vincent ne cessent de m'impressionner. Que ce soit la correspondance, les conférences aux Filles de la Charité, les entretiens aux missionnaires, les Règles communes de la Congrégation de la Mission qu'il a lui-même rédigées… ce n'est pas le sens du pauvre qu'a Monsieur Vincent qui m'apparaît l'essentiel, le principal, mais l'approche qu'il a de Jésus Christ. Qui est plus engagé que lui dans le monde et l'Église de son temps ? Ceux et celles qui, dans les secteurs les plus divers, consacrent à travers le monde leur vie aux pauvres, aux malades, aux missions lointaines, à la mission populaire ? Les engagements de Monsieur Vincent sont diversifiés, multiples. Ils vont des enfants trouvés au conseil de conscience, de l'animation des missionnaires à celle des Filles de la Charité, de la direction des Visitandines contemplatives aux galériens, de la formation des prêtres à la mission populaire. De 1617 jusqu'en 1653 au moins, Monsieur Vincent continue de prêcher des missions et quand sa santé ne le lui permet plus, il garde la nostalgie de la mission populaire

. Ce n'est pas tout, les engagements de Monsieur Vincent ce sont encore les missions en Europe et dans le monde (Tunis, 1645 ; Alger, 1646 ; Madagascar, 1648…), les visites aux réfugiés durant la guerre de trente ans et ces heures consacrées aux affaires administratives, financières, commerciales, judiciaires… Toutes ces entreprises Monsieur Vincent les gère sans enjamber sur la Providence, parce qu'elles s'imposent pour le service des pauvres certes, mais plus profondément parce qu'il se sait choisi, appelé, envoyé « faire ce que Notre Seigneur a fait et veut que nous fassions : évangéliser les pauvres (1658) ». Comme Jésus, nous sommes à Dieu et non pas à nous.

À Antoine Portail il écrit :

« Ressouvenez-vous, monsieur, que nous vivons en Jésus Christ par la mort de Jésus Christ, et que nous devons mourir en Jésus Christ, par la vie de Jésus Christ, et que notre vie doit être cachée en Jésus Christ et pleine de Jésus Christ, et que, pour mourir comme Jésus Christ, il faut vivre comme Jésus Christ. ».

(L'on penserait que ce texte est de saint Augustin !) Il y a 8 fois le nom de Jésus Christ dans cette phrase. Il y a 4 fois le mot vie et 3 fois le mot mort. Et il y a, interchangeables, les charnières : en, par, comme, qui permettent d'articuler le texte en tous sens.

Toutes les lettres de Monsieur Vincent commencent par la formule : « la grâce de Notre Seigneur soit avec vous ! ». Il n'est pas rare qu'au cours d'une lettre ou au milieu d'une conférence, Monsieur Vincent rappelle une phrase de l'Évangile, un exemple de Jésus ; à propos de tout et de rien il cite (parfois même implicitement) une parole de Notre Seigneur.

Le Christ est au centre de la vie, de la pensée, de l'action de Monsieur Vincent. Engagé à fond dans le monde et l'Église de son temps, Monsieur Vincent vit comme Teresa de Avila, dans le milieu divin. Il est en totale et constante familiarité avec Jésus Christ Notre Seigneur. La spécificité de l'approche de Jésus qui caractérise Monsieur Vincent, c'est que, Jésus qu'il suit est le missionnaire du Père et l'évangélisateur des pauvres (Luc 4). Suivre le Christ (Sequel a Christi) est le propre de tous les baptisés appelés à la sainteté en devenant disciples

, comme l'affirme le Concile Vatican II. Mettre le Christ au centre, au coeur de sa vie est la caractéristique des saints, canonisés ou non.

Il y a une approche vincentienne de Jésus Christ. Mais à la différence de l'approche franciscaine, ignacienne, bérullienne, Monsieur Vincent ne construit pas une spiritualité systématique. Il regarde Notre Seigneur dans sa mission :

« Si l'on demande à Notre Seigneur : Qu'êtes-vous venu faire sur la terre ? Assister les pauvres…autre chose ? Assister les pauvres » et de citer constamment Luc 4,13… qui est la première homélie de Jésus à la synagogue de Nazareth au jour de Sabbat, à partir du texte d'Isaïe 60 : « L'Esprit du Seigneur est sur moi ; il m'a consacré, il m'a envoyé évangéliser les pauvres : les boiteux marchent, etc. Et, réenroulant le livre, Jésus, de conclure : « Aujourd'hui, s'accomplit à vos oreilles ce passage de l'Écriture

».

Le Christ de Monsieur Vincent est le Christ évangélisateur des pauvres. Toutes ses entreprises n'ont de sens, de valeur, de portée que parce que Monsieur Vincent se sait, se veut, se vit comme élu, appelé, envoyé « pour faire ce que Notre Seigneur a fait : Annoncer aux pauvres la Bonne Nouvelle ». Que l'Évangile rejoigne les pauvres non seulement par la parole mais aussi et surtout dans les faits. « Évangéliser, dit-il, c'est rendre effectif l'Évangile ». Cette approche spécifique du Christ évangélisateur des pauvres est, me semble-t-il, la clef de l'expérience spirituelle de Monsieur Vincent, parce qu'elle est au coeur de son expérience humaine.

Avez-vous remarqué que la vie de Monsieur Vincent comporte deux parties sensiblement égales : avant 1617 et après 1617 ?

Pour synthétiser ma pensée je dirai qu'avant 1617, Monsieur Vincent s'emploie à mettre Dieu dans ses affaires, et qu'à partir de 1617 il se met résolument aux affaires de Dieu. C'est bien sûr une formule, mais je veux dire par là que Monsieur Vincent - comme chaque missionnaire de l'Évangile - fait un parcours d'abord à tâtons puis que des événements, des personnes, des « médiations » vont jouer et permettre d'approfondir l'expérience personnelle. C'est ce qui s'est passé pour les Apôtres appelés à suivre le Christ. Ils suivent Jésus de Nazareth avec générosité, avec ferveur, avec confiance, mais aussi avec des doutes, avec des crises graves (Jn 6), avec des incompréhensions, des peurs et aussi des ambitions. Monsieur Vincent choisit la carrière ecclésiastique avec sérieux, avec générosité. Il suit Notre Seigneur parce que ça lui sert. Il est un peu comme Jean et Jacques, les Boanergès, qui convoitent les premières places, une honnête retirade. Il ne sait pas non plus ce qu'il demande. Mais des événements vont servir de révélateur. Avec l'accusation de vol, Monsieur Vincent fait l'expérience de l'exclusion ; avec la tentation contre la foi, Monsieur Vincent fait l'expérience de Pierre marchant sur les eaux, il doute car son point d'appui est en lui-même. C'est quand il se donne à Dieu que tout va commencer à se mettre en place progressivement. Des rencontres : Bérulle, François de Sales, etc.; des personnalités : les Gondi ; des événements décisifs comme ceux de 1617.

Gannes-Folleville qui est la rencontre de la pauvreté spirituelle et le lancement des entreprises de la Mission ;

Châtillon qui est la rencontre de la pauvreté matérielle et le lancement des entreprises de la charité.

Ces deux pôles de la Mission et de la Charité vont aimanter tout le reste : les fondations de Mme de Gondi

; les institutions de la Congrégation de la Mission (1625) ; les ordinands (1628) ; la Compagnie des Filles de la Charité (1683) etc. C'est le même Monsieur Vincent et c'est un autre Monsieur Vincent. De même que les Apôtres qui ont suivi Jésus de Nazareth sont les mêmes et pourtant ils sont autres quand ils suivent le Christ ressuscité ; ils sont autres tout en restant eux-mêmes quand ils partent en mission. Un épisode comme celui de la tempête apaisée (Mc 4,35…) est, à cet égard, significatif. Après sa propre « mission populaire » au bord du lac, Jésus embarque avec ses disciples et s'allonge sur le coussin à l'arrière. Le vent se lève : c'est la tempête ; c'est la panique à bord. « Maître, sauve-nous, nous périssons ! » Pourquoi avoir peur, hommes de peu de foi ! Puis, surgissant debout il commanda à la mer et au vent et il se fit un grand calme. Quel est donc celui-ci à qui la mer et les vents obéissent ?

À qui fera-t-on croire que des marins pêcheurs confirmés aient peur sur ce lac qui est à la fois leur instrument de travail et leur milieu de vie ? Pourquoi donc ont-ils peur ? Quand Marc - et les autres évangélistes - relate cet épisode de la tempête apaisée, l'Église est persécutée, l'évangélisation devient une mission à haut risque. Le Christ ressuscité qui a promis sa présence à ceux réunis en son nom est bien absent. L'Église et les missionnaires se sentent seuls, abandonnés. Or, Jésus avant de monter dans la barque avait clairement dit : passons sur l'autre rive ! Et c'est ce passage sur l'autre rive qui fait peur. L'autre rive est celle des païens, de l'étranger, de l'inconnu. Tant que les disciples étaient physiquement avec Jésus, ils étaient un peu « suiveurs »… à présent suivre le Christ c'est s'engager à servir l'Évangile, y compris parmi les nations. Tant que la Barque-Eglise fait du cabotage sur ses côtes et reste dans ses eaux territoriales, elle peut s'estimer en sécurité, car elle y a ses habitudes et cela la conforte dans ses certitudes. Mais aller au large et jeter les filets !

C'est ce qu'avait laissé entendre à Pierre, Jésus, lors de l'épisode de Césarée Maritime relaté par Mt 16,13 sq… Jésus s'informe des sondages le concernant. « Pour les gens, qui suis- je ? ». Les réponses vont apparemment dans le bon sens : Jésus apparaît être un grand prophète. Mais Jésus pose la question de confiance : « Pour vous, qui suis-je ? ». Pierre, prenant la parole au nom des autres répond par la confession de foi : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ». Et Pierre reçoit en félicitations cette béatitude qui est une bénédiction : « Bienheureux es-tu, Simon, fils de Yonas ! Ce n'est pas toi qui es à l'origine de cette révélation, c'est mon Père ».

Puis Jésus annonce sa Passion, son procès, sa croix, sa résurrection. Pierre s'interpose (comme un garde du corps qui protège son maître en passant devant lui) : « Cela ne t'arrivera pas ! ». Alors la réponse de Jésus est fulgurante : « Cela, ce n'est pas mon Père qui te l'a révélé, tu l'as vraiment trouvé tout seul ! Passe derrière moi, Satan

! Pierre aime Jésus et veut se charger seul de la mission de Jésus et à la place de Jésus. Jésus remet Pierre à sa place de disciple : celui qui suit Jésus.

Quand Matthieu et les autres évangélistes relatent cet épisode, l'Église est dans la situation de communauté persécutée. Elle ne peut se contenter de réciter la confession de foi (comme Pierre devant Jésus de Nazareth) ; il lui faut professer la foi, faire acte de croire, témoigner (faire métier de croire, profession de foi) devant la croix et la mort avant de ressusciter avec le Christ dans la gloire.

Suivre le Christ, pour les missionnaires, c'est s'engager dans l'évangélisation comme, avec, par, en Jésus. C'est alors que les Apôtres réactualisent, réactivent ce qu'ils ont vécu avec Jésus. Ce qu'ils ont vu, entendu, touché du Verbe de vie, ils l'annoncent. Ils auscultent leur mémoire pour faire anamnèse. Ils se remémorent la vie, les paroles, les actions de Jésus et par la force de l'Esprit découvrent ce qu'ils doivent vivre, dire, faire. Quand ils suivaient Jésus de Nazareth sur les routes de Galilée et de Judée, ils ont été témoins de bien des événements… ils ont eu la chance d'avoir par Jésus lui-même les explications de ses enseignements donnés en paraboles. Mais surtout ils découvrent le sens, la valeur, la portée des enseignements de Jésus quand il assurait lui-même leur propre formation après qu'ils lui aient demandé « Maître, où demeures-tu ? » - « Venez et voyez. Ils entrèrent et demeurèrent avec Lui » (Jn 1,35-39)

.

Parvenu à ce stade de ma réflexion, je voudrais attirer votre attention sur quelques points.

.Jusqu'au XVIème siècle, le mot « mission » était exclusivement utilisé à propos de la doctrine de la Trinité au sens de l'envoi du Fils par le Père et du Saint-Esprit par le Père et le Fils. C'est à partir du XVIème siècle que l'Église l'utilise à la fois pour désigner son action d'annoncer l'Évangile à l'intérieur d'elle-même comme à l'extérieur. C'est alors que l'on parle de mission populaire et de propagation de la foi.

.Saint Vincent enracine mission et charité dans le mystère de la Très Sainte Trinité car il est fortement marqué dans son expérience spirituelle par le baptême. Et ceci pour deux raisons, à mon avis.

La 1ère raison c'est qu'en se donnant à Dieu, il se donne totalement à tout ce qui est Dieu : Père, Fils et Esprit Saint. Vous remarquerez que saint Vincent insiste beaucoup sur la Providence, sur les liens de Jésus avec son Père, sur l'obéissance de Jésus à la volonté du Père, sur la prière, l'oraison et il se réfère régulièrement à la Sainte Trinité pour situer la mission et la charité

.

La 2ème raison c'est que saint Vincent travaille toujours dans toutes les entreprises de la Mission et de la charité avec des laïcs, et cela dès Gannes, Folleville, Châtillon. De plus à ses équipes (prêtres de la Mission, Filles de la Charité, Dames de la Charité…) il impose le lien mission et charité, pas l'un sans l'autre, car les deux entreprises sont au coeur du oui à Dieu. La mission doit déboucher sur l'implantation d'une charité et les activités de charité doivent être évangélisatrices, c'est-à-dire qu'elles doivent tendre au développement et au salut de tout l'homme y compris sa dimension spirituelle. Ceci est spécifique de l'approche du Christ évangélisateur des pauvres.

J'insiste sur ce caractère baptismal car habituellement lorsque l'on parle du missionnaire à la suite du Christ, on se réfère certes à l'expérience des Apôtres, mais l'on appuie son discours sur le 4ème évangile et en particulier sur le discours après la Cène ; si bien que les missionnaires semblent n'être que les apôtres, voire les disciples, si l'on s'appuie sur la lettre des actes. C'est oublier que derrière ces textes du N.T. il y a des communautés chrétiennes situées, des Églises « missionnaires »

A ce titre, les lettres aux Églises de l'Apocalypse, les Lettres de Paul, permettent de sortir de cette problématique qui réserverait la mission à certains ou à tel type de témoignage dans l'Église.

N'oublions pas que saint Vincent, tout en respectant leur vocation propre, s'adresse aux Frères comme aux Pères de la Mission et que sur l'essentiel ses insistances sont les mêmes que pour les Filles de la Charité. La mission, pour lui, n'est pas l'apanage de missionnaires spécialisés ayant reçu un ministère ordonné ; elle s'impose à tous car elle est inhérente à l'identité de l'Eglise comme à celle de Jésus. Elle est le peuple de Dieu en mission pour le peuple. Aussi, baptisés dans le Christ, c'est dans le Christ que nous avons été baptisés ; il faut que les missionnaires reproduisent au naïf la vocation du Fils de Dieu. Davantage. Pour mieux imiter Jésus - dont saint Vincent privilégie le titre pascal : Notre Seigneur - il faut s'identifier à lui, vivre en Lui, par Lui, avec Lui pour que ce soit son Esprit qui soit la dynamique de notre participation à l'évangélisation : Notre Seigneur est la Règle de la Mission.

Missionnaires à la suite du Christ c'est donc viser à être de plus en plus disciples du Christ pour mieux annoncer l'Évangile. Pas de missionnaires sans union au Christ, incarnation de la Charité qu'est Dieu

. Les Vincentiens sont élus, appelés, envoyés pour être les prophètes qui proclament par la parole, par la vie et par leurs engagements qu'ils sont à Dieu et non pas à eux, comme le Christ qui ne vient pas faire sa volonté mais celle de son Père avec qui il ne fait qu'un. La dynamique de leur vie apostolique : Notre Seigneur Jésus Christ, le missionnaire du Père « qui s'est fait pauvre pour nous enrichir de sa pauvreté » (Col 1, 25-28).

Une relation particulière au(x) pauvre(s)

Je mets le mot « pauvre » au singulier et au pluriel. Les pauvres continuent de se multiplier à l'infini, mais chaque pauvre est aimé pour lui-même. Qu'il s'agisse d'un groupe, d'une personne, le travail pour, avec les pauvres, le pauvre implique une entrée en relation.

Là encore les missionnaires suivent le Christ. L'évangéliste des pauvres proclame la Bonne Nouvelle du salut et c'est en priorité une Bonne Nouvelle pour les pauvres (Lc 4,13) car elle prend corps dans des changements concrets dans la vie des pauvres : les boiteux marchent, les aveugles voient, etc. Ce rapport de la Bonne Nouvelle du salut aux pauvres est constant dans la Parole de Dieu. Il est même un critère d'authenticité de la relation à Dieu depuis l'Exode.

Je ne vais pas vous faire refaire ce parcours biblique. Je voudrais vous partager ce que je retire de ma propre expérience spirituelle de Vincentien, depuis que j'annonce l'Évangile, accompagne des prêtres et des laïcs dans leurs engagements, notamment au service des Conférences Saint Vincent de Paul.

Le problème-clé, à mon avis, c'est pour la mission le rapport qu'il y a entre l'humanitaire et la charité. Car ni l'Église, ni les Vincentiens n'ont le monopole des pauvres. De plus, les situations dans lesquelles se débattent les pauvres relèvent de la responsabilité des États et des sociétés ; ce sont des problèmes sociaux. La justice est en cause. Ceux et celles qui conduisent des actions humanitaires et s'engagent dans des combats sociaux pour la libération des pauvres ne sont pas majoritairement chrétiens et ils agissent parfois avec des compétences, des moyens et une générosité remarquables. Que signifie évangéliser les pauvres dans ces nouveaux contextes ?

Quelle est la place de la charité dans le témoignage missionnaire ?

Au coeur de la mission, comme au coeur de la charité il y a la relation. Sans relation, pas de mission, pas de charité. Dieu est en lui-même relation et veut que nous soyons des êtres de relation. La relation est le noeud de notre expérience spirituelle, l'axe de nos entreprises et de nos engagements. Cette relation est personnelle, personnalisée. Pour les Vincentiens, le pauvre a toujours été un visage ; ils ont pitié des foules de pauvres abandonnés comme des brebis sans bergers. Alors ils vont faire des multiplications de pains.

[Il serait bon, à partir de Jn 6 de faire une lecture vincentienne actualisée de la multiplication des pains et du discours sur le pain de vie. Tout cet ensemble où il y a les pauvres, la mission, les besoins matériels, spirituels… où l'on passe du pain quotidien au pain venu du ciel qui est la personne de Jésus. Souvenons-nous que c'est à propos d'un entretien sur l'Eucharistie que saint Vincent a cette affirmation : « La charité est inventive à l'infini

»]

Ce qui caractérise la relation particulière au(x) pauvre(s) selon l'expérience spirituelle vincentienne c'est son enracinement et ses dimensions personnelles. Et cette relation est « trinitaire » : il y a le pauvre, il y a moi, il y a nous. Lui, moi, sommes distincts, mais « un » dans une relation enrichissante. Paul dit « transformés » (Éph 1,4) en parlant de notre relation au Père, au Fils et à l'Esprit. Notre relation aux pauvres, expression de notre relation à Dieu est chemin de création. L'Esprit Saint surgit dans la relation et lui confère quand elle est vraie, authentique, des caractères de la personne. Plus que de la sympathie, plus que de l'empathie, la relation crée la communion.

La note vincentienne particulière c'est que cette relation vise la personne du Christ évangéliste des pauvres reconnu et servi dans la personne des pauvres, et cela très concrètement, au ras du quotidien, sur ma route, qui est l'itinéraire de ma vie en même temps que le cours de l'Histoire.

Trois épisodes évangéliques - que nous n'avons pas le temps de méditer - renforcent ma conviction :

.Lc 4,13 déjà cité qui lie indissolublement la libération des pauvres à la Bonne Nouvelle du salut incarné dans la présence de Jésus consacré par l'Esprit du Père.

.Mt 25, texte prodigieux ! Le jugement dernier des Nations a pour enjeux les pauvres et spécialement les plus petits. Rien dans le chef d'inculpation sur la doctrine, la morale, la pratique religieuse, la prière, les vertus, etc. Tout est rapporté à la relation transformante ou non que les nations (pas seulement les chrétiens) ont eue avec les pauvres, c'est-à-dire avec ceux et celles à qui il manque l'essentiel pour être pleinement des hommes et des femmes debout : la nourriture, le vêtement, l'eau, la santé, la liberté. L'étonnement des bons et des mauvais ne vient pas de leur ignorance des pauvres qu'ils ont tous vus, mais de l'ignorance de la relation du Christ aux pauvres. Servir les pauvres c'est honorer Notre Seigneur.

.Lc 10 : la parabole du Samaritain. Un itinéraire, un voyageur attaqué, battu à mort, laissé là, gisant au bord de la route, qui va toujours d'un Jérusalem à un Jéricho, du temple de la gloire et de la Loi divine des 1er et 2ème commandements au désert et à la mer Morte. Passent les spécialistes de la mission et de la charité : ils voient et prennent l'autre côté de la route. Passe un Samaritain, c'est-à-dire un frère ennemi, un marginal, qui ne fréquente pas le temple et ne reçoit comme Parole de Dieu que le Pentateuque plus le Livre de Josué, autant dire une Tora tronquée… cet homme voit, s'arrête, aide, secourt, confie le blessé à d'autres (travaille donc en réseau) et permet à l'homme d'être non plus gisant mais debout, vivant. C'est lui qui a pratiqué les commandements. Il a été créé prochain par la relation avec l'homme laissé à demi-mort.

Je retiens ces 3 textes car ils sont tellement expressifs de la mission et de la charité. En effet :

Lc 4,13 : c'est le texte phare de la Congrégation de la Mission qui suit le Christ évangélisateur des pauvres.

Mt 25 : c'est le texte phare des ??? et des Filles de la Charité qui rassemblées au nom de la Très Sainte Trinité honorent Notre Seigneur en le servant dans la personne des pauvres.

Lc 10 : c'est le texte phare des Conférences Saint Vincent de Paul de Frédéric Ozanam et de ses compagnons car il exprime la relation personnalisée, la charité de proximité

.

Ces trois textes sont expressifs du mystère pascal que la mission doit déployer en l'actualisant. Mais ils sont aussi expressifs du Christ en son mystère pascal : c'est Lui l'évangéliste des pauvres, c'est Lui le pauvre secouru, c'est Lui qui vient au secours des hommes laissés à demi-morts sur les routes de notre temps. Il s'agit donc pour suivre le Christ non seulement de l'imiter mais encore de s'identifier à Lui, en sa mission et en sa charité. Ou pour parler comme saint Vincent, il faut pour la mission, que Notre Seigneur s'en mêle et nous avec Lui… et, pensant à notre entretien de demain sur l'Église missionnaire - pour ne pas conclure, mais vous permettre d'intérioriser ce que j'ai essayé bien imparfaitement de vous partager, j'ajouterai ceci :

Karl BARTH, théologien protestant allemand, fait remarquer qu'après la lecture de l'hymne à la charité dans la 1ère aux Corinthiens 12,13, l'on ne sait pas en définitive ce qu'est la charité et cette voie parfaite qui demeure alors que la foi et l'espérance disparaissent. Il donne ce conseil que je vous transmets : Remplacer dans l'hymne le mot CHARITÉ, AMOUR, par CHRIST… Et vous verrez ce que signifie « suivre le Christ », être disciple à sa suite.

Vous verrez que l'important n'est pas de faire la charité, mais d'être fait par elle.

Paris, 10 juillet 1997.

Cf. Message des Évêques de France aux jeunes catholiques à l'occasion des Journées Mondiales de la Jeunesse qui se tiennent en août 97 en France et à Paris avec le Pape du 19 au 24 août 1997.

Cf. S.V. IV, 586, 589, 604. Voir R. Chalumeau, Saint Vincent et ses missions en France au XVIIème siècle, in Bulletin de la Société d'Études du XVIIème s. 1958, 41, pp. 317-327. J.-P. Renouard, Le zèle chez S. Vincent de Paul - Semaine Vincentienne, 20-30 octobre, Paris 1987, in B.L.F., tiré à part pp. 1-6

Cf. S.V., I, 295.

Cf. Lumen Gentium, 1.

Luc nous donne là la définition de l'homélie liturgique : une actualisation de la Parole de Dieu proclamée dans l'assemblée.

Cf. S.V. XIII, pp. 197-206.

L'expression française la plus approchante serait « Va au diable ! » tu es comme le SATAN, tourmenteur qui me fait obstacle.

C'est la parole retenue pour les Journées Mondiales de la Jeunesse.

Voyez le 1er règlement de la 1ère charte de 1617, décembre ; ainsi que les Constitutions des Filles de la Charité ou les Règles communes de la CM.

Cf. Paul VI, Evangelii nuntiandi ; Jean-Paul II, Redemptoris Missio.

S.V., XI, 146.

Le tombeau de Frédéric Ozanam se trouve dans la crypte de l'église des Carmes à l'Institut Catholique de Paris, rue de Vaugirard, derrière la fresque représentant la parabole du Samaritain.