L'inculturation et le charisme vincentien: Vue d'ensemble

L'inculturation et le charisme vincentien: Vue d'ensemble

Jan W. M. Ermers, C.M.

Visiteur d'Ethiopie

Présentation

Lorsque notre Père Général m'a demandé de vous parler sur le thème de l'inculturation du charisme vincentien, j'ai réfléchi un moment puis j'ai décidé d'accepter cette offre surtout parce qu'elle était accompagnée du mot "conférence". Ce terme me mettait à l'aise: tout comme Vincent de Paul parlant "à bâtons rompus" au cours des "Conférences du Mardi", j'ai pensé qu'il serait "dans mes cordes" de vous adresser la parole tout simplement, sans être limité par des restrictions indésirables. Je considère donc comme une bénédiction le fait que l'on ait tardé à me préciser que, de toute manière, mon texte serait publié.

Je tiens donc à préciser que ce que vous allez entendre... et lire, est plutôt une réflexion qu'un essai scientifique bien fignolé. La méthode que j'ai adoptée a consisté à envoyer à la plupart des confrères de ma province un premier "jet", accompagné d'une invitation à me communiquer en toute liberté leurs commentaires et leurs suggestions. Du fait que certains de leurs commentaires se trouveront reflétés dans le texte final que je vous livre, disons qu'il est, en quelque sorte, le fruit d'un effort commun: ce qui n'empêche pas la responsabilité du produit final d'être mienne.

Vous comprendrez que, ayant travaillé 28 ans en Ethiopie, Afrique, il me soit impossible de ne pas garder présent à l'esprit ce continent tandis que je vous parle. Ce que je dirai, sera toutefois, mutatis mutandis, applicable à n'importe quel continent, n'importe quelle culture, dans n'importe quel pays.

Après une introduction (I) destinée à clarifier les termes utilisés, j'ai l'intention de vous présenter ce qui suit:

II.Enseignement dans l'Église Catholique touchant l' Inculturation.

III .Ce que je comprends sous l'expression de Charisme Vincentien.

IV.A quoi aboutirons-nous si nous tentons d'appliquer l' Inculturation au Charisme Vincentien (avec, en plus, quelques remarques critiques)?

IIntroduction: clarification des termes

Le terme d'"inculturation" a commencé à apparaître régulièrement dans les documents officiels de l'Église vers la fin des années 70, après que Jean Paul II l'eût utilisé dans son "Catechesi Tradendae" (1) parallèlement au mot "acculturation". La différence de signification entre les deux mots, toutefois, est significative et importante. Je donne les exemples suivants pour essayer de préciser cette différence.

1. Louise de Marillac dans ses "pensées de la Croix" (2) s'écrie: "O Sainte Croix! O souffrance!

Comme vous êtes aimables, puisque l'amour de Dieu s'est servi de vous en son Fils pour gagner par vous le pouvoir de rendre le paradis à ceux qui l'avaient perdu par le plaisir". En utilisant ce langage Louise montre qu'elle est (comment pourrait-elle y échapper?) "acculturée" à la façon française de penser et d'écrire au 17ème siècle. C'est ainsi que l'on avait coutume de parler et d'écrire à cette époque, dans ce pays.

Toutefois, en vivant profondément l'esprit de la croix comme elle le faisait, elle montrait combien elle était "inculturée" dans le christianisme. C'est toujours le cas à moins d'avoir perdu la notion de ce qui est le coeur du christianisme, à savoir le sens de la croix dans nos vies et celui de la souffrance supportée pour les autres.

2. Le second exemple est plus proche de nous et touche à l'interprétation de l'activité de notre confrère Justin de Jacobis en Ethiopie au 19ème siècle. Avec tout le respect dû au P. Alaazar Abraha, MCCJ (3), je ne suis pas d'accord avec lui quand il veut nous faire croire que Justin de Jacobis vivait déjà selon les critères de Vatican II et selon les enseignements post-conciliaires sur l'inculturation. Cela, Justin de Jacobis ne l'a pas fait et n'aurait pas pu le faire. Il fut un homme admirable et exemplaire en ce qui concerne l'acculturation, l'assimilation ou l'adaptation, ce que démontre la peine qu'il se donna pour apprendre les langues locales et respecter la culture Ethiopienne. Il s'adapta complètement au pays: il se vêtait et se nourrissait à la façon éthiopienne, il portait aux pieds des sandales fabriquées sur place et vivait une vie frisant l'impossible pur. Il pouvait le faire parce que son amour du Christ était sa "force motrice", mais sa "vision énergétique" résidait dans la conviction que l'Eglise Orthodoxe Ethiopienne était hérétique et devrait être ramenée à Rome, où se trouvait le centre de la seule vraie Eglise du Christ. Il lui était impossible de penser autrement parce qu'il était de son temps. Il vivait l'ecclésiologie de son époque et n'aurait pas pu lire ce qui s'écrit aujourd'hui (et qui n'est qu'à demi compris!) au sujet du concept d'"Eglises-Soeurs".

L'Inculturation, pour lui, aurait signifié beaucoup plus qu'un simple effort pour adapter la liturgie et l'amener à ressembler à celle de l'Eglise Orthodoxe Ethiopienne. Elle aurait signifié devenir moine Orthodoxe Ethiopien et admettre que toute la vérité du Christ était déjà vraiment là: une forme de christianisme née, modelée et grandie en Ethiopie, une Eglise vraiment inculturée, une Eglise du peuple d'Ethiopie.

Ceci étant, à quoi pensons-nous exactement quand nous parlons d'inculturation dans notre contexte? Parmi une myriade de définitions possibles, j'ai choisi la suivante:

L'inculturation est "la plantation de l'Evangile dans la terre" ou "le fait d'enraciner la foi dans les cultures locales". C'est le processus par lequel un peuple d'une certaine culture devient capable de vivre, d'exprimer, de célébrer, de formuler, et de communiquer sa Foi Chrétienne et son expérience du Mystère Pascal dans des termes (linguistiques, symboliques, sociaux, etc.) ayant un sens et apportant la vie et la vérité dans le milieu social et culturel au sein duquel il vit.

IIL'inculturation dans l'enseignement de l'Eglise

Comment les autorités de l'Eglise Catholique Romaine encouragent-elles ce processus? Vatican II fournit une ouverture au processus d'inculturation lorsqu'il dit que "les germes de la Parole" sont déjà inclus dans les différentes cultures et traditions existant de par le monde (4). Mais très peu a été réalisé à la suite du Concile, s'il faut en croire les théologiens Africains et leurs plaintes: "Après Vatican II, malgré une prise de conscience croissante du problème de l'inculturation, en pratique on a laissé peu de place à la mise en oeuvre de cette inculturation. En fait, ce que l'on a réalisé, c'est une simple adaptation de quelques rares valeurs Africaines sélectionnées introduites parmi les valeurs Chrétiennes et un simple transfert de valeurs "Chrétiennes" dans les valeurs Africaines. L'inculturation, tant en matière de conceptualisation que de réalisation, s'est réduite à quelques célébrations liturgiques et à quelques changements extérieurs dans l'ensemble de ce domaine." (5)

On aurait pu faire bien peu de chose, mais il est clair que l'on a continué à réfléchir. Il est possible de trouver le sujet traité en long et en large, en termes frappants et encourageants, dans "l'Eglise en Afrique" (6), l'Exhortation Apostolique Post-Synodale de Jean Paul II, dans laquelle un sur les cinq points traités se préoccupait de l'inculturation. (7).

On reconnaît officiellement que le Christ est présent dans tous les peuples, quelle que soit leur culture. Les Missionnaires n'apportent pas le Christ. "Ce qu'ils apportent, c'est un écho de l'Evangile" résonnant dans les profondeurs de l'expérience humaine, comme précise Edward Schillebeeckx. Ou, comme le suggère Michael Amaladoss: "chaque culture est animée par une religion qui répond aux questions ultimes" (8). Le défi est devenu maintenant celui d'africaniser le christianisme plutôt que de Christianiser l'Afrique. Ecoutons ce que le Synode Africain a à nous dire:

"Le Second Concile du Vatican, se basant sur le mystère de l'Incarnation, a demandé qu'une inculturation du "germe qu'est la Parole de Dieu" soit entreprise par les jeunes Eglises dans tous les secteurs principaux du domaine socio-culturel" (9). Et l'Instrumentum Laboris poursuit disant: "L'Esprit-Saint sème les «germes de la Parole» et conduit les cultures et les religions humaines de l'intérieur vers leur entière réalisation en Jésus-Christ". Citant Jean-Paul II, les Lineamenta du Synode Africain de 1994 appellent à "un dialogue actif entre foi et culture (qui) est nécessaire à tous les niveaux de la proclamation du message chrétien." Dans le "Message Final" du Synode Africain de 1994, nous lisons les mots exaltants suivants adressés aux théologiens Africains: "Votre mission est grande et noble au service de l'inculturation qui est le plan de travail le plus important pour le développement d'une théologie Africaine. Vous avez déjà commencé à proposer une lecture Africaine du mystère du Christ. Les concepts d'Eglise-comme-famille, d'Eglise-comme-Fraternité, sont le fruit de votre travail au contact de l'expérience Chrétienne du Peuple de Dieu en Afrique."

"Le défi de l'inculturation doit aller plus loin que de simples changements superficiels en matière de liturgie ou de symboles, jusqu'à atteindre une inculturation pastorale englobante qui revête la chair et le sang Africains." (10). Quand le processus d'inculturation est englobant, il doit avoir également la force intérieure d'enrichir l'Eglise universelle pour pouvoir prétendre à une quelconque authenticité. "L'Eglise en Afrique, étant devenue «une nouvelle patrie pour le Christ», est désormais responsable de l'évangélisation du continent et du monde." (11) Et ceci: "Aucune Eglise particulière, pas même la plus pauvre, ne peut se dispenser de l'obligation d'échanger son personnel aussi bien que ses ressources spirituelles et temporelles avec les autres Eglises particulières et avec l'Eglise universelle." (12).

Le sens le plus profond de l'inculturation se trouve soutenu dans sa validité par un témoignage inattendu. Voyez ce que dit la Commission Biblique Pontificale:

"Les Missionnaires, en fait, ne peuvent pas s'empêcher d'apporter la parole de Dieu sous la forme sous laquelle elle a été inculturée dans leur propre pays d'origine. Les nouvelles Eglises locales devront faire tous leurs efforts pour traduire cette forme étrangère d'inculturation biblique en une autre forme plus étroitement correspondante à la culture de leur propre pays."

Et ceci encore:

"Nous avons des motifs de nous réjouir quand nous voyons la Bible entre les mains de gens de basse condition et des pauvres; ils seront en effet capables d'apporter à son interprétation et à son actualisation une lumière plus pénétrante, du point de vue spirituel et existentiel, que celle qui vient d'un enseignement s'appuyant uniquement sur ses propres ressources." (13).

Les mots-clé, en matière de processus d'inculturation, sont les suivants:

De l'intérieur, non pas sur-imposée comme c'était jusqu'à aujourd'hui le cas. La rencontre a lieu entre la Bonne Nouvelle (qui n'est jamais présentée d'une manière abstraite) et le peuple. C'est le peuple qui reçoit la Bonne Nouvelle laquelle le mène à la conversion. Sous le terme de peuple nous comprenons simultanément les récepteurs et les agents. Faire de l'Evangile la chair et le sang d'un peuple ne peut être que la tâche du peuple lui-même et "l'étranger" doit être sur ses gardes, attentif et respectueux. Il est surtout le spectateur craintif, s'étonnant des grandes choses que Dieu a faites.

Max Warren exprime très bien la chose quand il dit: "Une profonde humilité, grâce à laquelle nous nous souvenons que Dieu ne s'est pas laissé sans témoins, quelle que soit la nation, quelle que soit l'époque en question. Quand nous approchons l'homme d'une foi différente de la nôtre, il faudra que ce soit dans un esprit d'attente, l'attente de la découverte de la manière que Dieu a choisie pour lui parler, et des nouvelles compréhensions de grâce et d'amour de Dieu que nous pourrons nous-mêmes découvrir au cours de cette rencontre. Notre première tâche dans l'approche d'un autre peuple, d'une autre culture, d'une autre religion, doit être de quitter nos chaussures, car l'emplacement que nous abordons est saint. Au cas contraire, nous nous apercevrons que nous foulons aux pieds les rêves des hommes. Plus grave encore, nous pouvons être tentés d'oublier que Dieu était déjà là présent avant notre arrivée." (14)

A tous les niveaux, de sorte que l'inculturation n'est pas uniquement question de liturgie mais de tout le domaine de la création, de la dénomination, de l'expression, de l'interprétation et de la vie, à partir du moment où le peuple est "empoigné" par la Bonne Nouvelle.

Permanent, parce qu'aucune culture n'est plus statique, ni ne se vit dans l'isolement. Le coude-à-coude qui nous fait nous frotter l'un à l'autre crée une interdépendance toujours croissante et exige un échange continuel.

Enrichissant, Un Evangile inculturé devant être capable d'agir à la façon d'un boomerang qui retourne à son point de départ et devant être considéré comme un enrichissement de l'Eglise dans son universalité.

III Ce que je comprends sous le terme de "charisme vincentien"

Dans son livre "Un chemin vers les pauvres", notre Supérieur Général nous offre un bref schéma de la spiritualité vincentienne tiré de nos Constitutions de 1984 (15)

Il la présente ainsi:

L'ESPRIT VINCENTIEN EST L'ESPRIT DU CHRIST

ENVOYÉ PRÊCHER LA BONNE NOUVELLE AUX PAUVRES

QUI SE MANIFESTE DANS LES MAXIMES ÉVANGÉLIQUES,

EXPLIQUÉES DANS LES RÈGLES COMMUNES

ET CONCRÉTISÉES DANS L'AMOUR

ET LA VÉNÉRATION ENVERS LE PÈRE

L'AMOUR COMPATISSANT ET EFFICACE ENVERS LES PAUVRES

LA DOCILITÉ À LA DIVINE PROVIDENCE

LA SIMPLICITÉ, L'HUMILITÉ, LA DOUCEUR, LA MORTIFICATION, LE ZÈLE POUR LES AMES.

"JÉSUS CHRIST EST LA RÈGLE DE LA MISSION",

LE CENTRE DE SA VIE ET DE SON ACTIVITÉ.

Les éléments de la spiritualité vincentienne semblent donc être les suivants:

- Enracinement dans le Christ tel que le présente l'Evangile.

Son amour pour le Père rendit sa volonté conforme à celle du Père dont l'amour pour l'humanité fut vécu par lui de façon effective.

- Disponibilité à suivre le Christ en vivant Sa mission selon nos Règles Communes.

1. Ce qui nous est si particulier, à nous, Vincentiens, dans l'idée exprimée plus haut, m'échappe aujourd'hui comme elle m'a toujours échappé. L'histoire montre clairement que, lorsque la compréhension par les chrétiens de leur mission devint moins claire, certains groupes se formèrent qui prirent sur eux-mêmes de prêcher la Bonne Nouvelle de l'amour et de la libération à travers le Christ. Ils prirent en charge la tâche que chaque chrétien promettait, à son baptême, d'accomplir: à savoir, suivre le Christ et être missionnaire.

La venue au jour de ces groupes de "spécialistes", prétendant avoir une compréhension plus complète de la "Bonne Nouvelle" et s'engager à la répandre, a eu pour effet que les "laïcs" furent "consignés à leur place" et gouvernés (et pas uniquement au plan spirituel!) par une "élite" de membres de l'Eglise qui, alors, se mit à dicter les conditions à remplir pour pouvoir hériter de la vie éternelle.

C'est le motif pour lequel l'Eglise Catholique Romaine est pleine de Congrégations religieuses et de Sociétés Apostoliques, et c'est pourquoi la Congrégation de la Mission fut fondée par Vincent de Paul, ému par la situation qu'il découvrit à Folleville et qu'il décrit si puissamment lui-même.

Bref, nous existons, nous, Vincentiens, parce que les chrétiens de l'époque ne vivaient pas comme ils auraient dû le faire, à savoir une vie pleinement dédiée au message, proposé par le Christ, d'entraide, d'amour et de libération. Il n'y a pas d'autre manière de suivre le Christ que celle à laquelle nous nous sommes engagés le jour de notre baptême.

Cette façon de voir les choses signifie-t-elle que les fondements de notre Société se sont écroulés? Non, parce que l'humanité vit dans l'histoire et qu'on ne peut pas échapper à l'histoire. Nous avons notre place dans l'histoire et, pour cette raison, nous avons également notre place dans l'histoire du salut. En présentant les choses ainsi, ce que j'ai voulu faire, c'est replacer notre existence, en tant que Congrégation, dans une perspective historique pour nous éviter la tentation de gonfler notre importance et nous préparer ainsi à une situation possible de superfluité.

2. Laissant de côté ces considérations pour ce qu'elles valent, une autre question qu'il convient de soulever est de savoir ce qui fait de nous, Vincentiens, des gens différents des membres des autres Sociétés Apostoliques qui, regardées de près, possèdent la même structure organisationnelle que nous, vivent le même genre de vie de communauté que nous et sont, grosso modo, occupés au même genre de travail que nous. Les Pères de la Consolata, les Pères Comboniens, par exemple. Quelle espèce d'esprit nous rend différents d'eux? Lorsque cette même question fut posée à l'actuel Supérieur Général, il y a de nombreuses années, alors qu'il nous prêchait une retraite en Ethiopie, sa réponse fut: "la saveur" ("The flavor"). Le bouillon de poule préparé par un cuisinier bien précis a un goût différent de celui préparé par un second cuisinier, et pourtant la substance est la même.

3. Je vois donc la substance de notre Société comme:

a. Un enracinement dans le Christ évangélisateur

b. Une disponibilité à le suivre dans sa mission d'adhésion à la volonté du Père et dans son amour effectif du prochain.

Quant à nos quatre voeux, ils sont l'expression de cet enracinement et de cette disponibilité. Et les cinq vertus (les "pierres lisses" de Vincent de Paul) sont la manière ou le mode dans lesquels nous vivons notre enracinement et notre disponibilité.

Le tout enrobé de la saveur du charisme vincentien: notre tradition telle qu'elle est exprimée dans les Statuts et les Règles communes. Cette saveur donnée en 1625 par Vincent de Paul a évolué et s'est élargie selon la vision des Supérieurs Généraux qui se succédèrent et selon celle de nombreux autres interprètes de ce Vincent de Paul, aujourd'hui canonisé.

IVOù aboutissons-nous si nous appliquons l'inculturation à notre charisme vincentien?

1. De même que l'Église Catholique Romaine fut créée en Occident avec toutes ses structures, ses interprétations de la Bible, son Droit Canon, sa théologie et sa spiritualité, de la même manière notre Société Vincentienne fut fondée en Occident et conditionnée par la culture de la France du 17ème siècle et par l'Église de cette époque.

L'Église Catholique Romaine pensait d'elle-même -et elle amena les autres à penser d'elle- qu'elle représentait l'ensemble des aspirations du Christ: elle alla jusqu'à dire "extra ecclesiam nulla salus". Ses lois, ses interprétations, sa théologie, etc. étaient immédiatement applicables là où l'Église était implantée. Etre missionnaire signifiait alors avoir le dynamisme voulu pour "tenir le coup" plutôt qu'un esprit et une intelligence flexibles, parce que tout ce dont le missionnaire avait besoin, il l'avait déjà dans le sac de connaissances acquises durant son temps de formation. La Foi Catholique telle que la présentait l'Occident était prête à l'exportation. On n'imagina même pas que d'autres Églises chrétiennes pussent avoir le droit d'exister.

Grosso modo, telle fut la manière de penser jusqu'au milieu de ce siècle quand, surtout à travers Vatican II, les "changements d'horizon" dont parle notre Supérieur Général dans son livre "Un chemin vers les pauvres" (16), commencèrent à se manifester. Et ceci, d'une manière très modérée (cf. la logomachie autour du terme "subsiste en..." (17) pendant la discussion sur l'Église au cours de Vatican II).

Il n'y a donc pas à s'étonner que notre Société ait suivi le même modèle et que les Français l'aient dirigée pendant longtemps à leur façon, de même que les Occidentaux y font aujourd'hui encore ce que bon leur semble. Quel que soit le pays où la Société a démarré, elle l'a fait en y apportant toutes ses traditions, interprétations et modes de vie en vue de les implanter dans le pays neuf.

2. J'ai noté que les principales caractéristiques du processus d'inculturation sont:

-de l'intérieur

-à tous les niveaux

-permanence

-enrichissement

Si ces caractéristiques sont valables quand il s'agit d'apporter l'Évangile à une culture différente, dans ce cas elles peuvent et devraient être valables lorsqu'il s'agit d'apporter la spiritualité vincentienne, sa tradition et son charisme, aux étrangers à la société occidentale (et également aux cultures différentes à l'intérieur de la société occidentale!)

a. De l'intérieur.

"Je désire encourager particulièrement ceux qui sont responsables de la formation, qu'elle soit initiale ou permanente, à utiliser ce document comme un moyen de développer l'inculturation de notre tradition vincentienne, de nos voeux et de notre spiritualité à l'intérieur de vos propres circonstances locales".

Ce sont les mots mêmes de notre Supérieur Général présentant l'INSTRUCTION récemment publiée sur les voeux. Or, qui est le plus apte à inculturer la tradition vincentienne dans les circonstances locales si ce n'est ceux qui connaissent le mieux ces "circonstances", je veux dire la culture locale? En Afrique ce sera les Vincentiens Africains, en Ethiopie ce sera les Vincentiens Ethiopiens, dans la culture Oromo, ce sera les Vincentiens Oromo. Nous, étrangers, pouvons les encourager et, pour le reste, attendre avec une crainte révérencielle le résultat d'un "dialogue créatif" qui évoluera avec le temps.

Ici, je voudrais placer une remarque sur la Commission de l'Instruction:

Si la composition de la commission qui a rédigé l'"instruction" avait été plus représentative, peut-être alors aurions-nous pu y trouver déjà quelques allusions à la manière dont les voeux pourraient être inculturés (contextualisés) dans un contexte Africain ou Asiatique et "l'hégémonie herméneutique des élites académiques du Premier Monde" aurait pu déjà commencer à être brisée.

b. A tous les niveaux.

Ce n'est pas uniquement la spiritualité qui sera remodelée d'après les "circonstances locales", mais l'ensemble des Constitutions, Statuts, règles communes, voeux, formation, tant initiale que permanente, approche missionnaire, oeuvres où nous sommes impliqués, etc. Tout devra être épluché à la lumière de la culture dominante.

Permettez-moi d'insérer ici quelques remarques critiques:

*Sur les Voeux:

Pauvreté:

S'adressant à notre 37ème Assemblée Générale en 1986, Jean Paul II nous a demandé de "scruter plus que jamais, avec audace, humilité et doigté, les causes de la pauvreté et d'encourager la découverte de solutions à bref et à long terme."

Où sommes-nous, Vincentiens, dans le monde de ceux qui se battent en faveur des pauvres? C'est bien d'être charitable, mieux encore de lancer des projets pour donner la prépondérance à certains groupes marginalisés, mais où nous montrons-nous, Vincentiens, les défenseurs des pauvres, lorsqu'il s'agit de combattre les structures inhumaines qui gouvernent le monde? Où sommes-nous quand il s'agit de se lever contre les tendances à la libéralisation dans les pays occidentaux? Il y a des Le Pen partout et ces millions de gens qui ont fait de la Hollande, de l'Allemagne, de la France et de l'Italie des "paradis" de prospérité économique sont maintenant menacés et accusés de vivre sur le dos du peuple "réel" de ces pays. Y a-t-il un Vincentien engagé dans les groupes qui cherchent à motiver, à influencer les politiciens et à décourager la menace des 'skin-heads', même s'ils portent costume et cravate? Où sommes-nous, Vincentiens non-occidentaux, lorsqu'il s'agit de faire entendre notre voix dans nos propres pays où la politique est utilisée pour siphonner les fonds aux dépens des pauvres, et où la corruption politique et économique est rampante?

Célibat:

Comment pouvons-nous demander à un garçon Africain de 25 ans de faire un voeu de célibat et de rester prêtre célibataire pour tout le reste de sa vie? Qui parmi nous est prêt à jeter la première pierre quand il s'agit de vivre la lettre du voeu de chasteté, sans parler de son esprit? Est-ce honnête de demander à nos étudiants de charger leurs épaules d'un poids qu'ils ne pourront pas porter toute leur vie tel qu'il est présenté? L'air en Afrique est saturé d'un esprit de fertilité et de fécondité, la procréation est gravée dans la nature Africaine et l'état actuel de très nombreux prêtres Africains (et d'évêques) sur ce point crie dans l'espoir d'un changement de politique officielle. Ce n'est pas pour dire qu'ils sont incapables de vivre un idéal, mais c'est pour dire que l'idéal est seulement un idéal. "Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait". Qui, parmi le peuple de Dieu est capable de vivre cet idéal. Pourquoi donc placer tant d'insistance sur l'idéal du célibat? Quand nous examinons nos fautes quotidiennes contre l'esprit et la lettre de la pauvreté, personne ne proteste, mais aussitôt que quelqu'un pèche contre le célibat, tout l'enfer se déchaîne et on parle de "scandale public". Ne serions-nous pas un tantinet hypocrites ici? Sortons la tête hors de notre tas de sable et regardons autour de nous. Après avoir regardé discernons et après avoir discerné, agissons.

Quelles pourraient être les possibilités:

- laisser à chaque étudiant en particulier et à ses mentors le soin de décider quand faire les voeux et quand être ordonné: laisser une période de grâce à chacun pris individuellement.

- Adopter le système des Jésuites, c'est-à-dire émettre les voeux après un "troisième an" qui peut trouver sa place plusieurs années après l'ordination.

- Commencer à travailler au plus haut niveau en Afrique même et à Rome pour que, au moins un sacerdoce marié puisse être admis dans les pays où, selon une tradition ecclésiale orientale, il existe déjà un sacerdoce marié parallèle à un sacerdoce-monacal non-marié.

*Sur la Formation:

Nos étudiants Africains ont subi des années de suite un lavage de cerveau avec une philosophie et une théologie puisées sur les étagères des bibliothèques européennes. Par suite, leur pensée authentique et leur "identité théologique" (John Mbiti) ont été remplacées par une forme standardisée qui leur est étrangère, qui corrompt leur esprit (Africain), les décourage de flirter avec leur théologisation orientée oralement et les aiguille sur des rails où ils poursuivront une tradition occidentale toujours considérée comme supérieure.

Comment briser ce cercle?

Par un programme plus créatif et plus exigeant en matière de réflexion, en ce qui concerne la formation au sacerdoce. En osant ordonner des gens enracinés à la fois dans leur culture et dans le Christ, même sans théologie ou sans philosophie de style occidental. Si nous croyons vraiment en la présence des "germes de la Parole", laissons ces hommes (et ces femmes) développer une théologie orale qui parle au peuple, qui résonne de sons venus "de l'intérieur", qui sonne familier (appartenant à la famille). Et s'il est besoin d'une systématisation en matière de manuels, qu'elle se cristallise graduellement afin de gagner ainsi en authenticité. L'Eglise croit-elle vraiment en ces "germes de la Parole"? "La théologie orale africaine est une réalité vivante. Nous devons nous entendre avec elle. Nous devons reconnaître son rôle dans la vie totale de l'Eglise. C'est l'expression la plus articulée de la créativité théologique en Afrique. Cette forme de théologie donne à l'Eglise une certaine mesure d'identité et d'indépendance théologique." (18)

Pourquoi alors avoir si peur et pourquoi ne pas laisser faire? Si le christianisme a une signification quelconque, c'est bien la libération de toute espèce de peur. Il signifie libération réelle parce que nous savons que le chemin que nous suivons est pavé par les "germes de la Parole" qui marche devant nous, même si nous ne les reconnaissons pas, et ils nous rendent aussi libres que l'oiseau.

Pourquoi alors nous accrochons-nous à des fossiles et à des résidus étouffants d'un passé occidental dans notre formation, quand toute la liberté du monde est donnée à expérimenter et qu'elle se présente à nous avec quelque chose de vivant, de frais et de fertile? De nouveau la peur joue un rôle, "la peur de la différence" (19), la peur d'être "ex-communié", d'être mis dehors de la communion avec "le reste"; l'incertitude joue un rôle.

Mais aussi tenons compte du fait que les gens chargés de diriger nos séminaires travaillent selon leurs vues et leurs intuitions lesquelles sont encore limitées et occidentales, même lorsque les professeurs ne sont pas occidentaux d'origine. Combien parmi nos professeurs ne sont pas diplômés de quelque université romaine? Quand cesserons-nous d'envoyer nos confrères dans les centres occidentaux d'études et oserons-nous faire confiance à nos propres ressources en Afrique et en Asie? Quand donc nos confrères et nos étudiants cesseront-ils de lorgner vers le puissant Occident et de le voir comme un idéal, comme le seul vrai sauveur, celui qui libère et représente la seule source de pouvoir?

Il existe un moratorium sur l'envoi d'étudiants vers les instituts occidentaux d'études, et je fais appel à ce groupe placé devant moi pour qu'il élabore une résolution à cet effet.

Il est également utile d'envisager ici même l'institution de Centres de Formation Vincentienne plus proches de chez nous, en Afrique, en Amérique Latine et en Asie pour stimuler une pensée vincentienne locale et ainsi faciliter le processus d'inculturation.

Sur les Missions pour groupes d'étude

- Actuellement on crée et on envoie en mission des groupes internationaux pour les missions dans des territoires neufs. Il y a là une entreprise extrêmement difficile si l'on se souvient de ce qui a été dit au sujet de l'inculturation. La composition et la flexibilité des groupes nécessite une attention spéciale et ce n'est pas le premier qui se présente lui-même, dans sa générosité, comme candidat, au Supérieur Général, qui est par le fait même le plus apte à partir. Vincent de Paul pouvait envoyer ses hommes à Madagascar, en Pologne et en Irlande parce qu'ils n'emportaient avec eux qu'un seul bagage en matière d'enseignement. De nos jours, il n'est plus possible d'agir de la sorte, parce que le bagage d'enseignement avec lequel on part doit être composé soigneusement selon le genre d'activités auquel on sera appelé à s'adonner, et cela requiert une écoute soigneuse et une grande humilité.

- Le Père Donald Dorr prétend que "travailler sur les frontières de l'Eglise " signifie quitter le monde familier dans lequel elle se trouve chez elle, pour aller rejoindre les "mondes" différents qui nous entourent (20).

A mon avis, une plus grande attention devrait être accordée à des groupes-cible ayant aussi leur propre et très spécifique environnement culturel, même si cela suppose qu'on abandonne quelques unes des oeuvres respectables dans lesquelles nous sommes déjà engagés.

Voici, pour mention seulement, quelques-uns de ces groupes marginalisés et autres groupes culturels réclamant à grands cris l'aide de Vincentiens éclairés:

-Réfugiés/personnes déplacées-malades et groupes d'entraide

-Noirs dans les ghettos

-HIV/SIDA

-Groupes pour la vie

-Groupes d'environnement

-Prostitution enfantine

-Campagnes contre les mines

-Drogués, etc.

-Chômeurs

-Problèmes sexuels

-Homosexuels et lesbiennes

c.Permanence.

Une fois le processus d'inculturation lancé, la tentation de cristalliser les

gains et d'en établir la liste sera difficilement évitée. Nous autres, êtres humains, avons besoin de réglementations et d'organisations, quelle que soit la société dans laquelle nous vivons. Il est toutefois de la plus haute importance de maintenir vivantes la flexibilité et la clémence parce que ce ne sont pas seulement les circonstances qui diffèrent de culture à culture et d'époque à époque, mais aussi de personne à personne. Chaque personne a ses propres "circonstances", qui doivent être respectées dans les limites de certaines règles et réglementations.

d. Enrichissement.

Aucune culture, quelle que soit sa différence par rapport aux autres, ne tient debout toute seule, mais elle est influencée au moins par les cultures voisines. A notre époque, il y a peu de cultures qui ne soient touchées par la TV, la Radio ou des journaux d'une espèce ou d'une autre. Le monde des média est très envahissant et très persuasif. Il est indispensable que les gains obtenus grâce à une tradition vincentienne inculturée aient un effet de boomerang dans le flot existant et que l'ensemble de la communauté vincentienne s'en retrouve plus riche.

Conclusion

Je suis bien conscient du fait que nous ne vivons pas sur une île et que dans la chaîne des institutions ecclésiales il nous est permis de nous contenter des changements adaptés au rythme et au pas des plus lents.

J'ai conscience également du fait que tout changement est pénible et a besoin de temps. Vincent de Paul décourageait toujours d'"enjamber sur la Providence". Mais cela ne devrait pas nous empêcher d'avancer avec sagesse et à "la sueur de nos fronts".

Ne serait-il pas utile d'avoir, sur chaque continent, un groupe de gens doués de vision qui suivraient et stimuleraient le processus d'inculturation sur ce continent?

Ma dernière question est la suivante: Où allons-nous aboutir et où ce processus d'inculturation va-t-il nous mener, nous, Vincentiens? La réponse est la suivante:

Aussi longtemps que nous resterons enracinés dans le Christ, que nous suivrons son Esprit dans sa Mission, et que nous lui ferons confiance, nous serons assez flexibles et capables de persévérer longtemps au point de pouvoir embrasser toutes sortes de traditions vincentiennes inculturées, et de les reconnaître comme faisant partie de notre bien. Ce qui est important dans ce processus, c'est que nous nous rappelions sans cesse à nous-mêmes nos propres limites et nos "pieds d'argile".

(Traduction: François Brillet, C.M.)

NOTES

NDLR: Lorsque l'auteur parle des “Vincentiens”, il désignes les membres de la Congrégation de la Mission, couramment appelés ainsi dans les pays anglophones.

1 Catechesi Tradendae n.53

2 citée dans "He Hears the Cry of the Poor", de Robert P. Maloney, p. 39

3 "Saint Justin de Jacobis", Publications Paulines Africaines, 1995. Voir ch. V.

4 Vatican II, AAS 58

5 A.B.T. Byaruhanga-Akiiki, et Al., in "Chassez la Peur" (Cast away Fear) dans "New People" (Nouveau Peuple), mars-avril 1994.

6 Ecclesia in Africa (L'Eglise en Afrique) (EA), 1995

7 EA Chapitre III

8 Rapport IMU juillet-août 1994

9 Lineamenta

10 "Vers une Théologie Africaine narrative" (Towards an African narrative theology), J. Healy, MM. et D. Sybertz, MM, Publications Paulines, 1996.

11 EA 56

12 EA 129

13 "L'interprétation de la Bible dans l'Eglise", Commission Biblique Pontificale, novembre 1993. N'est-ce pas là vraiment une confirmation du privilège épistémologique des pauvres et des marginalisés?

14 cité par Healey o.c. pp.25-26

15 page 14

16 Ch III, part II, pp. 90-96

17 LG I

18 J. Mbiti, dans "Le Bétail est né avec des oreilles; Ses cornes grandissent plus tard" (Cattle are Born With Ears. Their Horns grow later)

19 Jean-Paul II dans son allocution à l'Assemblée Générale de l'ONU lors de son 50ème anniversaire.

20 Rapport IMU Janvier-février 1994