Spiritualité et sens de la mission de l'Économe Provincial (04-11-2002)

Spiritualité et sens de la mission de l'économe provincial

par Philippe Lamblin, C.M.

Province de Paris

4.XI.2002

  • Y a-t-il une spiritualité spécifique à la mission de l'Econome Provincial ?

  • Notre service à l'économat a-t-il un sens ?

  • Avons-nous besoin de spiritualité pour exercer notre responsabilité ?

Telles sont les questions qui peuvent se poser à nous, ou qui nous sont posées par d'autres.

Quand nous découvrons des cours de management économique donnés aujourd'hui dans les plus grandes universités ou dans les écoles supérieures de commerce, nous voyons qu'il est proposé très souvent un parcours, une recherche intitulée : Spiritualité, Ethique, Chemins de sens, comme je le lisais dernièrement dans les propositions d'une université à Montréal.

Ainsi donc, nous ne sommes pas les seuls à nous poser la question du sens dans la gestion des affaires économiques et d'autres questions touchant aux attitudes humaines fondamentales que la gestion demande.

Des visages peuvent nous aider à découvrir un chemin spirituel, un comportement pour notre responsabilité.

Les visages de proches de Jésus, dans sa parenté, parmi ses amis, dans le groupe des apôtres,

  1. je pense d'abord au visage de Joseph, époux de Marie, père de Jésus, surnommé le juste, il apparaît comme un homme d'abord à l'écoute dans l'annonciation qui le concerne au chapitre 1 de St Matthieu. Ne devons-nous pas être aussi des hommes de l'écoute ? Artisan charpentier, il dirige une petite entreprise. Par certains côtés, ne dirigeons-nous pas comme une entreprise avec ses salariés, ses productions, ses projets, ses réalisations ? N'a-t-il pas eu comme nous des soucis dans ses commandes, dans la gestion de ses compagnons de travail, pour des assurances, avec de mauvais clients, etc …

  1. je pense aussi au visage de Thomas : homme du concret, qui demande à toucher ce qu'on lui promet. Au lendemain de l'ensevelissement du Christ, il n'est pas là. Il me prend de temps en temps de croire qu'il était occupé par des tâches d'intendance. C'est mon interprétation : j'imagine très bien que le groupe des apôtres qui n'a plus Judas, l'ait chargé du ravitaillement : Il y a au moins 12 personnes à restaurer, après des évènements douloureux comme ceux qui ont concerné Jésus. Peut-être Thomas avait-il du courage pour se promener dans Jérusalem et un savoir-faire pour négocier des prix chez les commerçants ? L'Évangile ne nous renseigne pas sur ces aptitudes de Thomas.

  1. Je pense aux visages de Marthe et de Marie. L'une est absorbée par les tâches à faire pour bien recevoir son visiteur, l'autre est absorbée par les réflexions et le dialogue avec leur ami Jésus. Je reviendrai sur ces deux femmes.

  1. Le visage de Saint Vincent ne saurait être oublié dans ce tableau. L'homme de l'honnête retirade ne se révèle-t-il pas comme un admirable supérieur habile dans les affaires de ce monde pour à la fois suivre les questions qui touchent au temporel de la communauté et les réponses à apporter aux pauvres de son temps qui ont faim, qui sont malades, déplacés, en prison, oubliés par les pouvoirs en place, etc.… Qu'enseigne-t-il aux économes ?

Je reviens sur les visages de Marthe et de Marie :

Et en préambule, je voudrai vous signaler que les réflexions qui suivent ne sont pas d'un spécialiste de l'économie ; elles ne sont pas fondées exclusivement sur l'observation des faits économiques ; elles s'inspirent plutôt de considérations générales.

Elles ne prétendent pas proposer un modèle. Elles posent des questions sur les comportements souhaitables dans la gestion à partir des visages de Marthe et de Marie. Cela rejoint bon nombre de questions qui viennent d'éminents économistes qui admettent avec humilité et clairvoyance que leur science est en question. Des hommes politiques ont même pris le relais, comme cet ancien premier ministre français qui a publié un article intitulé : « le désarroi de la pensée économique ».

  1. Rejoindre à la fois les qualités de Marthe et celles de Marie :

La difficulté, en économie, est que le sujet est particulièrement multiforme. Il est fait surtout de choses concrètes, pratiques, palpables : les biens, composés d'immeubles et de valeurs mobilières, les marchandises, très souvent des livres publiés par des confrères mais aussi des stocks de denrées, de consommables, les monnaies nationales ou étrangères, etc.…

mais aussi d'impondérables :l'appréciation de la valeur d'une chose, les prévisions, le contexte géopolitique, etc …

voire de notions qui tendent vers l'infini : quel est l'intérêt général ? Quelle idée se fait-on du bonheur à rechercher ? Quelle est la finalité de la société dans laquelle nous avons été envoyés ?

D'où la proposition de méditer souvent sur une des scènes les plus intimes de l'Evangile qui met en scène les deux sœurs de Lazare : Marthe et Marie, les deux charmantes amies de Jésus.

Nous avons dans notre mission à prendre en compte aussi bien les préoccupations terre à terre de Marthe que la contemplation de Marie.

Comme actifs, acteurs d'une micro-économie - celle de la solidarité envers les plus pauvres - en fournissant aux missionnaires qui nous le demandent les moyens d'une certaine efficacité, nous économes provinciaux, toujours missionnaires, nous avons par nature et par nécessité le souci, pas toujours exclusif mais primordial, de ce qui est pratique et immédiat.. Par contre, d'autres, ceux qui font la politique de la Province, le Visiteur et son Conseil, sont plus attentifs, par leur fonction, à des considérations plus larges, plus élevées, qui demanderont des temps de réflexion.

Mais il faut bien se rendre compte, c'est évident, qu'en tant qu'économes provinciaux, bien souvent nous sommes les uns et les autres dans la position d'être Marthe et d'être Marie, tout à la fois.

Car l'économie, à cause des multiples facteurs qui l'animent relève tout à la fois de Marie et de Marthe.

  1. Aussi, pour vivre courageusement le service qui nous est demandé, il est important que nous essayons de pratiquer quatre vertus, non sans les avoir contemplées dans notre prière :

Pratiquer la tempérance : il nous faut savoir modérer les appétits, peut-être à table, mais aussi dans la société de consommation qui vient en permanence nous provoquer. Il s'agit pour nous d'avoir une attitude de modération : ne pas tout consommer, ne pas tout dépenser, ne pas tout avoir, quitter « le tout tout de suite » afin de préparer l'avenir. Cela va bien avec notre activité d'économe.

Pratiquer la justice : elle consiste à donner à chacun son dû, particulièrement à ceux qui travaillent avec nous, nos salariés, nos collaborateurs laïcs ou religieux. La justice consiste dans l'échange d'égards mutuels.

Pratiquer la prudence : avant d'agir sur n'importe quel sujet, il est important de concevoir un ou des plans de faisabilité, et d'ordonner la fin, les objectifs et les moyens.

Pratiquer la force : la tache de l'Econome Provincial peut paraître parfois ingrate, quelquefois déplaisante. Elle demande du courage car bien des actions se mettent en œuvre en même temps et requièrent une grande disponibilité. Ce qui veut dire que nous avons à faire notre capital de persévérance, d'endurance et de maîtrise sur soi, avant de chercher à accumuler des biens, qui s'useront avec le temps.

Le moment est sans doute venu de remettre en valeur ces 4 vertus, qui me paraissent être les seules capables de nous aider devant la brutalité de certains pouvoirs humains, devant la démesure des misères, devant les dangers technologiques, devant les fragilités psychologiques, devant les incertitudes environnementales. Oui devant les flux et aléas sauvages du monde, ces 4 vertus peuvent permettre d'en réguler les forces. Nous devons faire attention à ce qu'aucune de nos actions n'engendre une mauvaise action ailleurs, par rebonds incontrôlés, comme un ballon de rugby, qui est relancé sans discernement. Et il nous faut sans aucun doute croire que le fait d'une action honnête quelque part peut en engendrer d'autres ailleurs. C'est une nouvelle chance pour le monde, c'est une collaboration missionnaire que nous pouvons apporter, c'est une forme de bons ricochets qui entraîneront d'autres sur des chemins plus sûrs pour répondre aux immenses besoins des pauvres.

Je reviens sur le visage de St Vincent de Paul :

Notre fondateur, Vincent de Paul, est un témoin et un conseiller pour nous, économes provinciaux, pour assumer notre responsabilité. J'ai repris la lecture des 16 correspondances de Saint Vincent avec Mathurin Gentil, qui est entré dans la congrégation à l'age de 35 ans.

On peut le considérer comme l'un des tout premiers économes de la Maison de Saint Lazare à Paris. En 1645, il fut envoyé à deux cent kilomètres de Paris au Grand Séminaire du Mans, où il assura cette fonction et où il mourut en 1673.

Voici ce qu'en disait Mr Jolly, 2ème successeur de St Vincent :

Tout son bonheur était d'être inconnu et détaché de ce monde. Il souffrit pendant plusieurs années, avec patience, les mépris et les affronts. Il était transporté de joie quand il voyait dans les maisons où il demeurait que tout marchait dans le bon ordre et avec régularité.

Voici les sujets pour lesquels Mathurin a demandé des conseils ou des affaires que St Vincent lui demande de régler :

  • Le bail d'une location (Coste III, 234)

  • Règlement de l'achat du fumier, engrais naturel, et de la jouissance des jardins du séminaire, (Coste III, 234)

  • Cession d'une maison pour une autre, (Coste III, 235)

  • Envoi de courrier en express (Coste III, 313)

  • Gestion de déjeuners offerts à des personnes extérieures (Coste III, 313)

  • Part revenant à la famille d'un confrère décédé dans sa succession. (Coste III, 388)

  • Rachat de viviers à poissons (Coste III, 388)

  • Le rôle de procureur de la Congrégation dans des affaires concernant des chapelles. (Coste III, 388)

  • Rappel concernant les messes pour les défunts. (Coste III, 389)

  • Distribution de fonds et de papiers officiels (Coste III, 389)

  • Contrat d'association entre des établissement différents. (Coste III, 495)

  • Location de 100 lits pour les retraites d'ordinands au Mans (Coste III, 496)

  • Qualité de l'alimentation pour nourrir les personnes résidant au Séminaire (Coste III, 504) : « donner du bon pain, bonne viande, ne pas vendre le bon vin pour en donner du pire, ne pas exposer la communauté aux plaintes d'un avare traitement. »

  • Travaux de réparation et permission à demander (Coste III, 578)

  • Taxes diocésaines. (Coste III 578)

  • Provision et fonds de roulement avant un événement important (Coste III, 620)

  • Remboursement d'une demi-pension (Coste III, 620)

  • Gestion de greniers de réserve (Coste III, 623)

  • Gestion analytique des comptes du séminaire (Coste IV, 54)

  • Fixation du prix de la pension au séminaire (Coste IV, 54)

  • Prendre avis du supérieur pour les petits travaux, et du général pour les grosses réparations (Coste IV, 272).

Cette liste peut paraître fastidieuse. Elle est néanmoins un témoignage qui nous est donné pour établir de bonnes relations avec notre Visiteur Provincial et ceux qui nous ont confié la tache d'économe provincial.

Le Père Félix Contassot, qui fut Assistant Général de la Congrégation, sous le généralat du THP William Slatery, a publié en 1964, un livre intitulé Saint Vincent de Paul, guide des supérieurs.

Le dernier chapitre de cet ouvrage concerne l'administration temporelle. Il est fort intéressant pour les économe provinciaux, car il donne un certain nombre d'extraits de lettres ou de conférences dans lesquelles Saint Vincent s'exprime sur notre rôle, sur notre mission.

Dans le tome XII de Coste, pages 110-111, Saint Vincent commente les Règles Communes, Chapitre 1, art. 2 & 3, articles consacrés aux différents offices dans la Congrégation et voici ce petit passage où St Vincent fait allusion à l'obligation d'avoir quelques confrères chargés du temporel : 

O mon Dieu ! la nécessité nous oblige à avoir de ces biens périssables et à conserver à la Compagnie ce que Notre-Seigneur y a mis ; mais nous devons nous y appliquer comme Dieu même s'applique à produire et à conserver les choses temporelles pour l'ornement du monde et la nourriture de ses créatures, en sorte qu'il a soin de pourvoir jusqu'à un ciron ; ce qui n'empêche pas ses opérations intérieures, par lesquelles il engendre son Fils et produit le Saint-Esprit ; il fait celles-ci et n'omet pas les autres. Comme c'est donc le plaisir de Dieu de pourvoir d'aliments les plantes, les animaux et les hommes, ceux qui ont charge en ce petit univers de la Compagnie doivent aussi pourvoir aux besoins des particuliers qui la composent. Il le faut bien, mon Dieu ; autrement, tout ce que votre Providence a donné pour leur entretien se perdrait, votre service cesserait, et nous ne pourrions pas aller gratuitement évangéliser les pauvres.

Notre service permet donc d'abord aux missionnaires d'aller évangéliser les pauvres. C'est l'objectif que nous avons à nous fixer dans notre travail et c'est le sens que nous pouvons lui donner chaque jour.

Mais pour Saint Vincent le meilleur moyen de travailler aux affaires temporelles de la Congrégation est la concertation avec le supérieur, qu'il soit local ou général. De nombreuses fois, il le rappelle dans des lettres comme à Mathurin Gentil ou dans des avis plus généraux :

À Mathurin Gentil, il écrit :

Veillez à n'entreprendre aucun bâtiment, ni de grosses réparations, sans un ordre exprès du général, non plus que les menues réparations sans la permission du supérieur particulier ; ce qui est conforme aux règles et aux usages de la compagnie. (Coste IV, 272)

Aux supérieurs, il donne cet avis :

il est arrivé en quelques-unes de nos maisons, que l'assistant ou les consulteurs ont fait des dépenses notables en l'absence du supérieur, pour choses bonnes à la vérité, mais extraordinaires ; c'est de quoi je vous donne avis, et je vous prie de dire à ceux de votre maison que l'on ne doit bâtir, commencer de procès, ni faire aucune dépense extraordinaire qui excède six écus, sans l'ordre du supérieur général. (Coste IV, 258)

En particulier, il appelle à la prudence dans les affaires et notamment dans les placements d'argent, parfois hasardeux.

Il écrivit une fois à Bernard Codoing, supérieur à Annecy, qui avait placé de l'argent sans en avertir St Vincent :

Il eut été à propos que vous m'eussiez mandé vos propositions, et ensuite les raisons pour et contre, afin d'asseoir mon jugement là-dessus, qui a eu grand peine à consentir à quelques clauses trop rudes du contrat. C'est pourquoi, je vous prie, Monsieur, de ne jamais plus rien faire de semblable sans m'en écrire… Il me semble qu'on vous avait donné avis de m'envoyer le projet avant de conclure : et c'est ce que tous ceux de la compagnie ont toujours pratiqué partout et ce qu'on pratique en toute compagnie bien réglée. Vous m'objecterez que je suis trop long, que vous attendez quelquefois six mois une réponse qu'on peut faire en un mois, et que cependant les occasions se perdent et tout demeure. … Vous vous corrigerez donc, s'il vous plaît, de votre promptitude à résoudre et à faire les choses, et je travaillerai à me corriger de ma nonchalance. (Coste II, 207)

La mission d'économe provincial est sans aucun doute une mission à l'ombre des supérieurs. Pour y répondre au mieux et avec qualité, il me semble important d'y cultiver à l'appel de l'Evangile :

  • de l'ardeur comme Marthe,

  • de la réflexion comme sa sœur Marie,

  • du courage comme Thomas,

  • et aussi cultiver les fleurs de la confiance en la Providence et de la concertation comme nous y appellent les conseils de St Vincent de Paul.

ORIGINALE FRANCESE

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SPIRITUALITE ET SENS DE LA MISSION DE L'ÉCONOME PROVINCIAL

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