Divers courants de l'Islam aujourd'hui

DIVERS COURANTS DE L'ISLAM AUJOURD'HUI *

Par Jean Landousies, C.M.

Province de Paris

Plus d'un milliard de personnes se réclament aujourd'hui de la religion musulmane (environ 18% de la population mondiale). Jusqu'ici, le plus souvent on rencontrait ces croyants dans les pays dits `musulmans' ou à forte implantation musulmane. Aujourd'hui, il est fréquent d'être confronté à la présence des musulmans dans les pays d'Europe occidentale.

Cette réalité ne peut nous laisser indifférents. Car nous savons que la rencontre de l'Islam est un défi important pour l'Eglise et nos sociétés les années qui viennent, un peu partout dans le monde. Que sera cette relation? Aujourd'hui nous constatons un peu partout des relations qui vont de l'accueil bienveillant, souvent parce que les relations humaines sont bonnes et anciennes, jusqu'à l'incompréhension ou à la peur dues à la méconnaissance réciproque ou à des attitudes de plus en plus agressives ou prosélytes de la part de certains groupes. Dans la perspective de favoriser une rencontre toujours plus vraie et féconde entre les croyants et en me situant en `témoin fraternel', je propose de jeter un regard rapide sur quelques points qui aujourd'hui sont en débat dans les sociétés musulmanes.

Je voudrais rappeler tout de suite que je parle ici à partir d'une expérience qui rejoint essentiellement l'Islam des deux rives de la Méditerranée et de l'Afrique sub-saharienne. Mais, je pense que les grandes lignes de ce qui est dit peut aussi trouver des équivalents dans les autres régions du monde.

1. Des lectures contemporaines du Coran

Le premier point que je voudrais aborder est celui de quelques lectures contemporaines du Livre saint de l'Islam.

A côté des lectures traditionnelles du Coran qui restent actuelles pour beaucoup de musulmans, sans doute même pour la majorité, d'autres approches du texte sont nées à partir des questions posées par les sciences nouvelles ou à partir de la confrontation entre l'Islam et les questions de la modernité. L'Islam cherche dans ses sources les moyens d'une nécessaire évolution, mais parfois aussi il se durcit et rejette toute évolution, jugée contraire à son esprit et susceptible de corrompre sa pureté. Je donnerai deux exemples de ces lectures contemporaines du Coran.

a. Le premier exemple est celui que j'appellerai "les lectures scientifiques" du Coran. Elles sont surtout des lectures apologétiques. Elles veulent montrer que l'on peut trouver dans le Coran la préfiguration des découvertes scientifiques contemporaines. C'est une façon de vouloir convaincre les musulmans et les non-musulmans de la nécessaire origine divine du Coran. Un livre assez connu en Occident expose ce genre de thèse, c'est celui du Docteur Bucaille, "La Bible, le Coran et la science" (traduit en plusieurs langues). Reprenant les méthodes d'auteurs musulmans d'Egypte (Tantawi Jawhari, 1940) ou de Tunisie (Ahmed Hanafi), il veut montrer que dans le Coran toutes les découvertes actuelles étaient prévues, alors que dans la Bible il y a de nombreuses erreurs et invraisemblances (je schématise!). A titre d'exemple, je cite un passage de l'introduction du livre de l'algérien Mohamed Kassab ("Gloire à Dieu ou les mille vérités scientifiques du Coran" 1990):

«On découvrira par exemple que des sujets aussi divers que l'atome primitif, le Big Bang, l'expansion de l'univers, la vitesse de la lumière, la hiérarchisation du cosmos, la formation de la terre, le cycle de l'eau, la reproduction humaine et tant d'autres encore, ont été exposés plus de quatorze siècles avant que des savants occidentaux ne les "inventent" à leur tour».

Evidemment, on n'a aucun mal à montrer combien cette lecture, de plus en plus répandue et populaire, est hasardeuse!

b. Passons à un autre type de lecture du Coran, les lectures politiques. Elles se développent contre l'influence occidentale et ses "modèles" de société jusque là imposées aux sociétés musulmanes, notamment à la suite de la colonisation. On constate aujourd'hui une multiplication de commentaires, interprétations, réflexions sur les rapports de la religion et de la politique en Islam. On peut citer quelques tendances :

- Le `Frère musulman' (une des tendances politiques islamistes, ou de ce que nous avons appelé l'Islam radical) égyptien Sayyed Qotb se nourrit des commentateurs classiques appelés réformistes, de la fin du XIX° début XX° s, comme Mohamed Abdou ou Rachid Rida, ainsi que du célèbre Ibn Taymyya qui inspire les Wahhabites d'Arabie Saoudite). Pour cette tendance, il s'agit d'actualiser l'expérience coranique originelle afin de "renouveler la vie spirituelle, sociale, politique, économique par le droit et l'Etat musulman". En d'autres termes, il s'agit d'établir un Etat islamique dont toutes les lois seront fondées sur le Coran. Il n'y a pas d'autre souveraineté que celle de Dieu, pas de loi sinon la loi divine; il n'y a pas de pouvoir d'un homme sur un homme car tout pouvoir appartient à Dieu. Tous les musulmans, quelle que soit leur origine, sont unis sous la bannière de Dieu. Dans cette perspective, on ne peut pas parler des "droits de l'homme", mais seulement des droits de Dieu.

- A l'opposé, des musulmans comme Mohammed Arkoun (qui réside en France) essaient de préciser autrement les relations entre religion et politique, en demandant une relecture du Coran, en mettant en oeuvre une véritable analyse scientifique de l'histoire et du texte coranique. D'autres, comme le grand muphti de Marseille, Soheib Bencheikh, travaillent à montrer qu'il n'y a pas incompatibilité entre Islam et laïcité, et donc que les musulmans peuvent vivre leur foi dans le contexte d'un occident sécularisé. Cette tendance est certes très intéressante pour l'avenir. Mais souvent ce sont souvent des penseurs musulmans qui vivent en dehors de pays musulmans et qui ne peuvent pas toujours l'exprimer publiquement dans leurs pays.

2. En Europe aujourd'hui...

Les courants dont nous venons de parler traversent l'ensemble du monde musulman, sans doute avec des nuances selon les pays. Je voudrais parler maintenant de ce qui concerne nos pays d'Europe occidentale.

La situation est différente puisque les musulmans se trouvent en minorité dans des pays où, généralement, ils sont arrivés il y a peu de temps (je parle ici de pays comme l'Italie, la France et non des pays européens comme l'Albanie ou la présence de l'Islam est plus ancienne).

Il faut remarquer d'abord que les communautés musulmanes de nos pays sont très fragmentées: il y a une grande variété d'origine ethnique, idéologique. Il y a de nombreuses organisations musulmanes. Souvent elles dépendent de pays étrangers, selon l'origine des musulmans. Retenons deux tendances importantes des communautés musulmanes aujourd'hui :

a. Un Islam serein, accommodant aux situations vécues en Europe comme minoritaires. C'est, je pense, le plus souvent le cas des musulmans immigrés intégrés dans nos pays. Il ne s'agit pas pour eux de chercher à former des Etats musulmans en Europe, mais de permettre à des musulmans d'être pleinement italiens, français, allemands, etc... et en même temps d'être pleinement musulmans. C'est ici que peuvent se situer un certain nombre de revendications, comme la possibilité de construire des mosquées ou d'avoir une certaine visibilité dans la société.

b. Il y a aussi un islam plus "missionnaire" qui veut gagner l'Europe à l'Islam. La raison en est simple, c'est que l'Islam est l'ultime révélation, c'est la religion de tous. D'autre part, ces musulmans disent constater la faillite des idéologies communistes et capitalistes ainsi que la dégradation morale de l'Europe. Pour eux, seul l'Islam peut apporter le salut. Ceci d'ailleurs devrait nous faire réfléchir sur la façon dont est perçue la culture européenne ou occidentale dans le monde musulman, en particulier à travers la télévision. Il ne faut pas oublier que pour le plus grand nombre des musulmans (au moins du bassin méditerranéen), européen et chrétien c'est synonyme! Ce message "missionnaire" de l'Islam est transmis aux musulmans de bien des façons: par l'activité de certains centres islamiques, des publications, des prédications, dans les familles etc... ou encore parfois par le moyen de mariages mixtes. Car dans un foyer les enfants sont de la religion du père qui lui est toujours musulman, en effet, une femme musulmane ne peut se marier avec un non-musulman. Ainsi la croissance de la communauté musulmane sera toujours assurée.

Face à ces situations, nous autres, chrétiens, nous n'avons pas à nous replier sur nous mêmes. L'attitude du Chrétien ne peut qu'être une attitude de rencontre, d'accueil de l'autre, de dialogue. Ce qui ne signifie pas naïveté! Car cela ne doit pas nous empêcher d'être conscients des véritables problèmes qui se posent et d'essayer de les résoudre dans la vérité et la charité. Cela exige d'acquérir les moyens d'un véritable discernement.

3. Quelques défis pour aujourd'hui.

Faisons maintenant un rapide tour d'horizon de quelques défis auxquels l'Islam et donc les musulmans d'aujourd'hui se trouvent affrontés. Nous y avons déjà fait allusion. Je voudrais les rappeler de façon plus synthétique.

a. Authenticité et modernité.

Dans le monde d'aujourd'hui, l'Islam est pris entre d'une part son désir d'authenticité doctrinale qui le relie à son passé; il y trouve sa nourriture pour aujourd'hui. Ce désir de retour vers le passé, on le constate particulièrement dans les mouvements traditionnalistes, dits islamistes ou autres; mais aussi de façon plus générale, beaucoup de musulmans demeurent le regard fixé sur un «âge d'or» auquel ils veulent constamment se référer, c'est l'époque de la grande culture musulmane, artistique, littéraire, scientifique etc..., une période devenue mythique.

Mais, face à cela, il y a les défis de la modernité. Les musulmans doivent affronter le présent et s'avancer vers un avenir dont ils ne sont plus les maîtres du jeu, y compris sur ce qu'ils considèrent comme leur propre territoire.

Plus profondément encore, l'Islam a pour vérité fondatrice un livre révélé, au contenu divin, éternel, immuable, valable pour tous les lieux et tous les temps. La vérité est donnée une fois pour toutes. Le Coran en est la forme définitive jusqu'en sa lettre. Or, la modernité, elle, se caractérise par une certaine relativité de la vérité, du moins dans son expression concrète, et par le caractère progressif de la découverte de la vérité. On est toujours en recherche de la vérité. La modernité, c'est aussi un état d'esprit qui fait qu'il n'y a rien qui ne puisse être remis en question et élaboré sous d'autres formes. C'est aussi un défi pour le christianisme, mais celui-ci est plus à même de le résoudre dans la mesure où pour lui la vérité n'est pas un livre à prendre à la lettre, une somme de connaissance, mais une personne. On peut dire en quelque sorte que le chrétien ne possède pas la Vérité, il se laisse posséder par elle. C'est la personne du Christ. En effet, toutes proportions gardées, c'est avec le rôle de la personne de Jésus et non avec celui de la Bible qu'il faut comparer le Coran. Et nous voyons à partir de là que tout change dans la conception de la vie. D'un côté on possède un Livre qui donne réponse à tout, de l'autre on se laisse posséder par une personne qui nous guide sur les chemins de la Vérité toujours à découvrir et à accueillir.

Ainsi donc, l'Islam est pris entre l'authenticité d'une vérité qui lui est donnée comme un fait brut, incontournable, le Coran, et d'autre part la modernité de la vérité, celle d'une connaissance qui dans tous les domaines est en reconstruction continue. Dès lors, on peut se demander s'il faut chercher à moderniser l'Islam ou à islamiser la modernité ! C'est aux musulmans de trancher ! C'est en quelque sorte une opposition de fait entre une authenticité qui est musulmane et une modernité qui ne l'est pas ! C'est ce défi que les musulmans doivent vivre, c'est en quelque sorte une question fondamentale : comment être musulman aujourd'hui, sans perdre ce qui fait l'authenticité de la foi et en assumant les défis de la modernité.

b. Quelques questions qui en découlent.

A partir de là, je voudrais relever quelques questions que les penseurs musulmans doivent soulever aujourd'hui pour répondre à ces défis.

- La première est celle de la conception de la révélation. A mon avis, c'est la question de fond qui commande toutes les autres. Comme on vient de le dire, le Coran est la Parole de Dieu, donnée une fois pour toutes, immuable, donnant à la lettre la loi de Dieu etc... Il suffit à l'homme de se soumettre à cette loi pour lui obéir. Avec cette conception de l'Ecriture, il devient difficile, voire impossible, d'y toucher, de faire des interprétations nouvelles de cette Parole de Dieu pour aujourd'hui. Il est d'ailleurs plus facile et sécurisant de prendre un livre qui dit tout ce qu'il y a à faire, plutôt que de chercher ce que Dieu veut nous dire par sa Parole aujourd'hui. C'est aussi la tentation de certains croyants en dehors de l'Islam.

- Liée à la conception de la Révélation, il y a celle de la liberté. On comprend facilement que cette façon de comprendre la Révélation risque de limiter la liberté de l'homme. Celui-ci doit simplement obéir à la loi divine exprimée à la lettre dans le Coran. Les "religions du Livre" sont, certes, admises, mais leurs membres doivent être fidèles à leurs livres en ce qu'ils n'ont pas été falsifiés. Et fondamentalement c'est l'Islam qui est la religion originelle de l'homme à laquelle tous doivent revenir. D'autre part, alors que dans les sociétés modernes la question des libertés individuelles est devenue essentielle, en Islam la dimension communautaire demeure la plus importante. Ne pas suivre les lois religieuses de la communauté c'est s'exclure non seulement de la communauté religieuse proprement dite, ce qui pourrait être acceptable, mais de la société elle-même. On voit que c'est la liberté religieuse qui est ainsi gravement compromise.

- Un autre point me paraît très important pour la rencontre de l'Islam avec les questions de la modernité. C'est la conception que l'Islam a de Dieu, un Dieu Unique dans le sens le plus strict. Cette conception de Dieu rend difficile la justification de la diversité dans n'importe quel domaine. Il est étonnant de voir combien dans toute la vie de l'Islam ce concept de l'unicité a une importance capitale. Un seul Dieu (je dirais monolithique), un seul peuple de croyants (la Umma, communauté musulmane) qui demeure comme un mythe qu'on recherche toujours à rendre présent, les rites uniques pour tous, mais aussi dans d'autres domaines la recherche d'une seule nation, voire d'un parti unique etc... Être différent est le plus souvent mal vu ! Pourtant, il est vrai que dans le Coran lui-même il peut y avoir quelques ouvertures en direction d'une reconnaissance de la diversité: «Si Dieu l'avait voulu, il aurait pu faire de vous une seule nation», mais sous-entendu, il ne l'a pas voulu, aujourd'hui certains penseurs essaient de montrer à partir de là qu'on peut aussi reconnaître l'existence des autres dans leur différence. Nous autres chrétiens, nous aurions d'ailleurs intérêt à approfondir notre conception de Dieu comme Trinité et des conséquences sur notre conception de l'homme et de l'existence dans toute leur diversité.

Pour mémoire, et en conclusion, je rappelle d'autres thèmes importants dans la vie de la société et qui sont des défis pour l'Islam dans sa rencontre avec la modernité:

- la place de la religion dans une société sécularisée et les questions comme la séparation entre religion et Etat, la démocratie, la laïcité...

- la place de la femme dans la société.

- la représentation de la communauté musulmane dans les instances internationales ou nationales en situation minoritaire. Puisqu'il n'y a pas de clergé en Islam, et que en quelque sorte chacun est seul face à Dieu, qui peut avoir réellement autorité pour représenter l'Islam?

Toutes ces questions et bien d'autres sont importantes dans la société moderne. Les musulmans les découvrent à mesure qu'ils rencontrent d'autres sociétés, d'autres religions, d'autres personnes... sans doute que le dialogue entre chrétiens et musulmans peut aider à chercher ensemble des réponses satisfaisantes à des questions qui nous sont souvent communes, même si elles s'expriment dans des contextes différents.

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Bibliographie. Pour rédiger ces notes, on s'est inspiré des travaux de Mgr Pierre Claverie et surtout du Père Henri Sanson, S.J., d'Alger, et en particulier de sa brochure: Que penser de l'Islam?, Ed. Fidélité, Namur, 1993, 50 p.

* La première partie de l'exposé donné à Beyrouth a déjà été publiée dans «Vincentiana» mai-juin 1995, n. 3, pp. 154-158. Nous ne reproduisons donc ici que la deuxième partie de l'exposé.